Le Triangle Maléfique en soi-même

Complément au chapitre 2 de l’ouvrage Le Triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Emmanuel, 2018.

a) Un auto-TM

 

Catherine, célibataire de 27 ans, rentre chez elle après une harassante journée de travail, à la fois stressée et affamée. Elle se jette sur son pot de Nutella et le dévore presque entièrement. Elle s’en veut alors terriblement : non seulement, elle va transformer ces quelques centaines de grammes de sucres en ces graisses qu’elle supporte d’autant moins que l’été approche, mais elle a encore cédé à ce manque de maîtrise de soi qu’elle déteste chez elle comme chez les autres. Les larmes montent : « Tu es pathétique, ma fille », s’entend-elle dire à voix haute. Elle jette un regard noir au réfrigérateur tentateur et songe à sa journée : quand est-ce que son patron va arrêter de lui mettre la pression ?

 

Traduisons l’attitude de Catherine dans les termes du TM : après cette journée de travail (Bourreau) qu’elle a subie (Victimaire), elle se console (Sauveteuse). Alors, elle se venge d’elle-même en se flagellant (Bourreau), puis accuse le frigidaire et son patron (Bourreau), et s’excuse (Victimaire). Catherine a donc sombré à deux reprises dans un Triangle toxique entre elle-même et elle-même.

Cet auto-TM se joue fréquemment dans l’addiction : parce que celle-ci se met souvent en place par consolation désordonnée (Victimaire, puis Sauveteuse d’elle-même) ; parce que la personne dépendante se punit de sa dépendance (Bourreau) ; parce qu’elle tourne longtemps, très longtemps entre ces rôles avant d’en prendre conscience et surtout de recourir à ce qui seul la fera sortir de son comportement destructeur : l’aide d’autrui.

b) Le rôle de la culpabilité

Le TM peut se jouer à l’intérieur de soi par un mécanisme aussi universel que fréquent : la culpabilité. En effet, celle-ci intériorise la distinction Coupable-Victime : le psychisme se clive entre un moi accusateur et un moi accusé qui est convoqué à la barre, sommé de se justifier et surtout de réparer. Mais, comme la culpabilité engendre une tristesse intense, voire une angoisse, se mobilise pour compenser, et parfois même pour survivre, une troisième facette du moi, Sauveteuse, qui le console de sa peine.

Certains adoptent spontanément l’attitude d’auto-accusation. Certains y entrent après avoir accusé l’autre, puis, ayant reconnu leur injustice, se retournent contre eux-mêmes. Dans tous les cas, cette auto-accusation qu’est la culpabilité peut être aussi démesurée que l’accusation persécutrice de l’autre.

La culpabilité qui anime cet auto-TM n’est pas le remords ou le sentiment de contrition [1]. La différence entre les deux ne réside pas dans l’intensité affective. Une juste culpabilité peut être accablante : « Mes péchés me submergent, leur poids trop pesant m’écrase. […] Accablé, prostré, à bout de forces, tout le jour j’avance dans le noir » (Ps 38 [37],5.7). Toutefois, elle n’est pas malsaine quant elle s’accompagne d’un juste sens de la faute – que le psalmiste appelle « folie » (v. 6) –, d’un aveu sincère – « Oui, j’avoue mon péché » (v. 19) – et d’une véritable espérance en Dieu – « C’est toi que j’espère, Seigneur » (v. 16) –, jointe à une supplication sans relâche – « Viens vite à mon aide, Seigneur, mon salut ! » (v. 23).

Le discernement entre culpabilité seulement psychologique, donc blessée, et remords éthique fait appel à différents critères. En effet, il existe des transgressions réelles (trahir, mentir, etc.) dont la personne est consciente et responsable, et qui appellent une juste réparation. En revanche, il existe des culpabilités démesurées, soit qu’il n’y ait aucune transgression, soit qu’il y ait vraiment transgression, mais une responsabilité (une conscience et une liberté) absente ou atténuée, soit que transgression objective et responsabilité subjective s’accompagnent d’un besoin obsessionnel, à jamais insatisfait, d’autopunition [2]. Alors, le sujet devient son propre Bourreau et joue tout seul contre lui le TM.

Le tableau suivant résume les quatre critères :

 

    Culpabilité morale ou remords Culpabilité psychologique ou blessée
Cause objective :

la transgression

Toujours présente Surévaluée, voire absente
Vécu personnel Conscience Toujours présente Atténuée ou absente
Responsabilité Toujours présente Atténuée ou absente
Conséquence :

la réparation

Mesure Mesurée par la transgression, dans l’intensité et le temps Démesurée dans l’intensité et la durée
Fruit Apaisement de la conscience Inquiétude permanente de la conscience

Pascal Ide

[1] Et les sentiments à peu près équivalents comme le regret ou le repentir.

[2] Sur la culpabilité saine et blessée, cf. Pascal Ide, Connaître ses blessures, p. 115-121.

11.11.2018
 

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