Complément au chapitre 5 de l’ouvrage Le Triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Emmanuel, 2018.
Peut-on convoquer le TM pour décrire ce qui se joue entre l’homme et Dieu ?
Dans un biopic émouvant, The Pursuit of Happyness [1], un petit garçon, Christopher (Jaden Smith), raconte à son papa, Chris Gardner (Will Smith, qui est le propre père de Jaden), l’anecdote suivante :
« Papa, j’ai une histoire. Un jour, un Monsieur se noya dans la mer. Et un bateau passe et lui dit : ‘Avez-vous besoin d’aide ?’ Il dit : ‘Non, merci. Dieu me sauvera’. Un autre bateau passe : ‘Avez-vous besoin d’aide ?’ Il dit : ‘Non, merci. Dieu me sauvera’. Il se noya et il arriva au Paradis. Et il dit : ‘Dieu, pourquoi tu ne m’as pas sauvé ?’ Et Dieu lui dit : ‘Je t’ai envoyé deux gros bateaux, débile [dummy] » [2].
« Monsieur » est un Victimaire. Dieu, en envoyant deux bateaux et des personnes qui proposent leur aide sans l’imposer, se comporte comme un véritable Sauveur. Toutefois, en traitant finalement la créature de « dummy » (au sens américain), le Créateur rentre dans le Triangle et devient Bourreau…
Si le TM peut éclairer certaines relations de la créature et de son Créateur, parle-t-il de l’homme ou de Dieu ?
a) Un Dieu Bourreau ?
Certains font du Tout-Puissant la cause de tous les maux et de tous leurs maux, donc un Bourreau. Dans Bruce tout-puissant, Bruce se comporte comme un Victimaire face au Bourreau présumé qu’est Dieu ; et son attitude est tellement outrancière que, devenant Sauveteuse, sa compagne prend la défense, d’ailleurs totalement inefficace, de Dieu (chap. 6).
De fait, l’un des deux arguments les plus constants de l’athéisme se fonde sur le mal dans le monde dont Dieu est accusé jusqu’à le disqualifier : « La première et sans doute la plus ancienne et universelle manière de réagir au problème du mal – écrit un théologien – est de s’en prendre à Dieu : Malum, ergo non est Deus [le mal est, donc Dieu n’est pas] [3] ». Mais l’argument était déjà connu des philosophes païens, puisqu’un grec, Épicure (341-270), l’a formalisé en un dilemme fameux :
« Ou Dieu veut supprimer le mal et il ne le peut pas, ou il le peut et ne le veut pas. S’il le veut et ne le peut pas, il est faible. Il n’est donc pas Dieu. S’il le peut et ne le veut pas, il est méchant. S’il ne le peut pas et ne le veut pas, il est faible et méchant. Il n’est donc pas Dieu. S’il le veut et le peut, ce qui convient à Dieu, d’où vient donc le mal [unde malum] [4] ? ».
Ce n’est assurément pas le lieu de répondre à cet argument [5]. Constatons seulement qu’il annule totalement la liberté de l’homme dans la responsabilité du mal. Or, telle est justement l’attitude Victimaire : « C’est pas faute moi »…
b) Un Dieu Sauveteur ?
Selon sa formule, Juliette a « tout fait » : baptême, confirmation, communion solennelle et profession de foi. Elle a été louvette pendant quelques années. Elle a toujours été à la messe, chaque dimanche. Elle s’est mariée religieusement avec un catholique pratiquant, a fait baptiser ses enfants. Jusqu’à ses 30 ans, où des examens ont révélé une maladie de Krohn particulièrement invalidante. Depuis 10 ans, elle a été opérée cinq fois, subissant à chaque intervention, une résection de son intestin. Jamais elle n’a voulu envisager une corrélation entre son perfectionnisme intransigeant et ces manifestations somatiques ; malgré les conseils d’amies avisées, elle s’enfonce dans une psychorigidité toujours plus contrôlante. En revanche, elle tient un coupable : Dieu. Elle l’a longtemps supplié pour être guérie. Lorsque le diagnostic a été posé, elle a même fait un pèlerinage à Lourdes pour demander sa guérison à la grotte. Or, après un bref moment de rémission, son état n’a fait qu’empirer. Depuis, elle s’éloigne de la pratique religieuse. Elle se rassure en se disant qu’elle continue à élever ses enfants dans la foi ainsi qu’elle s’y est engagée dans sa déclaration d’intention. D’ailleurs, elle n’en veut pas à Dieu. Elle n’est pas en colère contre lui, pas plus qu’elle ne se met jamais en colère contre son entourage. La relation s’est juste refroidie. Juliette l’a d’ailleurs dit l’autre jour à son mari qui s’inquiète de ce qu’elle ne va plus à la messe : « Dieu se désintéresse manifestement de moi. Il est donc normal que je me désintéresse de lui ».
Le plus souvent, Dieu est transformé en Bourreau parce que d’abord il fut considéré comme un Sauveteur. La foi que Juliette pratique depuis son plus jeune âge, n’a jamais évolué. Comme le petit enfant se représente son père, elle se représente Dieu comme un Être tout-puissant qui répond exactement et immédiatement à toutes ses attentes. Et comme le petit enfant qui est déçu, elle se met en colère ou, plutôt, elle boude. Ne nous trompons pas : l’indifférence glacée de Juliette est de la lave et du rejet refroidis. Elle est trop exigeante avec elle-même pour pouvoir entendre l’intense colère qui bouillonne en elle et l’exprimer au dehors. Alors, depuis toujours, elle a remplacé les éclats de voix par la fermeture à double tour. D’ailleurs, son mari, qui subit régulièrement ses toxiques bouderies, s’est un jour étonné devant elle de la similitude ces deux attitudes : « Je me faisais la réflexion l’autre jour que tu fais avec Dieu comme avec moi : quand tu n’es pas contente, tu te mets à bouder… »
La réflexion est si juste que, depuis, Juliette s’est remise à fréquenter, timidement, à l’insu de tous, l’église de son quartier, en semaine. Après avoir lu un long témoignage sur un forum dédié à la rectocolite hémorragique, elle se demande même si elle ne devrait pas demander l’aide d’un psy.
Juliette se comporte vis-à-vis de Dieu comme une Victimaire : elle annule toute participation dans la recherche de cause autre que celle qu’elle maîtrise (et qui, en l’occurrence, nie toute part psychologique) ; elle transforme sa demande en exigence ; elle en tire le bénéfice secondaire immense de se décharger de sa responsabilité ; bientôt elle se révolte et switche en accusant Dieu d’être Bourreau. Si déjà le Sauveteur est investi d’une puissance qu’il n’a pas, combien plus Dieu qui est tout-puissant. Dans les catégories théologiques, le Victimaire se représente le Sauveteur Dieu comme une Cause première qui annule la liberté de la cause seconde.
L’évolution des relations pathologiques de l’homme avec Dieu suit donc la circulation des rôles décrite par le TM : celui qui fait de Dieu son Sauveteur (et croit ainsi l’honorer en demandant tout à son aide providentielle) se prépare à bientôt en faire son Bourreau quand il constatera que ce Dieu qui n’est qu’une projection anthropomorphique ne peut ni ne veut répondre à ses attentes. Le constat de ce si fréquent renversement dialectique dû à la désillusion est l’une des réfutations les plus pertinentes et pourtant les moins convoquées de l’objection athée, initiée par Ludwig Feuerbach, amplifiée par Sigmund Freud, selon laquelle Dieu est le Dieu de l’homme, c’est-à-dire la projection infinie de notre toute-puissance et de nos idéaux. Inversement, passer du Dieu Sauveteur au Dieu Sauveur, c’est passer du Dieu fantasmé au Dieu réel.
c) Un Dieu Victime ?
D’autres, enfin, font de Dieu la Victime de l’impiété et de l’incrédulité des hommes ; et ils se font un devoir d’en devenir les Sauveteurs. Le TM ne serait-il pas l’un des ressorts secrets d’une des pires maladies de la religion : le radicalisme, matrice du terrorisme religieux – qui ne se réduit pas au seul wahabisme sunnite ? Le croyant Sauveteur s’auto-investit de la mission de sauver Celui qui le sauve. En pourfendant l’infidèle, il croit ainsi rendre à Dieu tout le bien qu’Il lui a fait. En réalité, il n’a fait que projeter sur Dieu sa propre violence : loin d’être à l’image de Dieu, le fanatique configure Dieu à son image. Plus encore, instrumentalisé par l’amertume qui le ronge, cet être fragilisé devient la proie rêvée de terroristes qui achèveront de le manipuler pour en faire des kamikazés.
Voilà pourquoi le fanatique, paradoxalement, ne croit pas à la vérité, ainsi que l’observe finement le philosophe Alain Cugno : « Il n’est pas quelqu’un qui croit trop en une cause ». En effet, « il n’affirme sans concession et sans compromis (pense-t-il) la cause qu’il croit défendre que parce qu’il craint qu’elle soit incapable de se soutenir autrement, qu’on ne puisse pas la laisser aller se risquer toute seule parce qu’elle est trop faible, ce par quoi il avoue qu’il n’y croit pas [6] ».
Une scène de l’Évangile, entre autres, dénonce le noyau de l’illusion radicaliste. La dureté – unique – du Christ atteste la gravité – elle aussi unique – de la faute qui dicte sa réponse :
Jésus commença à montrer à ses disciples qu’il lui fallait partir pour Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être tué, et le troisième jour ressusciter. Pierre, le prenant à part, se mit à lui faire de vifs reproches : « Dieu t’en garde, Seigneur ! cela ne t’arrivera pas. » Mais lui, se retournant, dit à Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! Tu es pour moi une occasion de chute : tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » (Mt 16,21-23)
Au geste de Pierre qui détourne jusque physiquement (« le prenant à part ») Jésus de son chemin riposte le geste de Jésus qui se retourne, voit le scandale des autres Apôtres et replace Pierre à sa juste place, c’est-à-dire derrière et non devant : « Passe derrière moi » – parole qu’il lui faudra encore tenir après la résurrection : « Toi, suis-moi » (Jn 21,22). À la parole tentatrice de Pierre qui cherche à sauver le Sauveur de son dessein de salut, Jésus répond par la parole libératrice qui discerne la puanteur méphitique qui l’inspire : « Satan ».
Si Jésus est « l’Agneau de Dieu » (Jn 1,29), « l’agneau sans tâche » (1 P 1,19) immolé pour le salut du monde, donc la Victime innocente par excellence (cf. Jn 8,46 ; 2 Co 5,21 ; He 4,15) révélant le péché de celui qui l’a livré (cf. Jn 19,11), il n’est en rien Victimaire : « ma vie, […] nul ne peut me l’enlever : je la donne de moi-même » (Jn 10,17-18). Ainsi il dénonce avec la conviction la plus forte le mensonge terrifiant et terrifique du terrorisme religieux.
Pascal Ide
[1] À la recherche du bonheur, drame américain de Gabriele Muccino, 2006. La faute d’orthographe présente dans le titre original est intentionnelle, comme le film l’explique. Adapté de l’autobiographie éponyme de Chris Gardner.
[2] La scène se déroule entre 0 h. 53 mn. 55 sec. et 0 h. 54 mn. 20 sec.
[3] Adolphe Gesché, Dieu pour penser. I. Le mal, Paris, Le Cerf, 1993, p. 11 et 16.
[4] Épicure, Fragment 374, in Epicurea, Hermann Usener éd., Leipzig, Teubner, 1887, p. 253. Rapporté par Lactance, La colère de Dieu, 13, 19. PL, 7, 121a, trad. Christiane Ingremeau, coll. « Sources Chrétiennes » n° 289, Paris, Le Cerf, 1982, p. 159-161.
[5] La bibliographie est considérable. Renvoyons à l’exposé aussi profond que pédagogique de Charles Journet, Le mal, chap. 4 et 6.
[6] Alain Cugno, « L’essence du compromis », Études, 404 (mai 2006) n° 5, p. 627-636, ici p. 631.