« On en revient à cette leçon que le taoïsme a le mieux enseignée : il est inefficace d’affronter la situation pour la forcer [1] ».
On appelle flow l’état d’implication optimal et maximal d’une personne. Dans cette brève présentation, nous répondrons brièvement aux questions suivantes :
- Comment le concept de flow est-il né ? (1)
- Sur quoi se fonde son existence ? (2)
- Qu’est-ce que le flow ? (3)
- Pourquoi le flow ? (4)
- Quel est le sens philosophique du flow ? (5)
1) Brève histoire
Ce concept nouveau fut inventé par le psychologue hongrois au nom aussi illisible qu’imprononçable, Mihály Csíkszentmihályi (1934-) [2]. Sans étonnement, sa vie est le laboratoire où il élabora la notion. En effet, il est arrivé à 22 ans, en 1956, à Chicago, sans connaître l’anglais, avec 1,25 dollar en poche, et un parcours universitaire incomplet. Il voulait apprendre la psychologie. Neuf ans plus tard, il obtenait un doctorat de l’université de Chicago ! Entre temps, par des contacts hongrois aux États-Unis, il trouvait logement et travail, s’aidait de sa connaissance du latin et de l’allemand, s’inscrivait à l’université de l’Illinois, etc. Sera-t-on étonné que le chercheur hongrois soit plus intéressé par l’approche positive et créative de Skinner que par l’approche pessimiste et mécaniste de Freud ?
Au point de départ, Csikszentmihalyi parlait d’expériences autotéliques, forgé sur le grec, autos, « soi » et télos, « but ». Ce sont des expériences qui sont à elles-mêmes leurs but, donc des activités où moyen, fin, récompense se confondent.
Mais, à partir de 1975, lorsque Csíkszentmihályi a interviewé plusieurs personnes décrivant leur expérience à partir de l’analogie suivante : être portés comme par le courant dans une rivière, il a remplacé le néologisme grec par celui de flow, c’est-à-dire de « flux » [3].
2) Quelques faits
a) Quelques exemples
Mihály « Csikszentmihalyi présente différents exemples : le pianiste accaparé par le morceau qu’il joue malgré la grippe dont il souffre, le chirurgien absorbé par l’opération au point d’en oublier qu’il a faim…. Dans ces moments particuliers, la personne ‘saisie par la grâce’ agit comme si elle était guidée par la situation. Elle évolue avec une grande conscience et une grande capacité de contrôle de soi, et souvent avec l’impression que ce qu’elle fait est bien et utile. Indéniablement, ce sont là des moments heureux, caractérisés par une forme particulière d’attention [4] ».
b) Quelques études comportementales [5]
1’) En positif
Une étude a porté sur onze mille chercheurs et ingénieurs qui travaillaient dans des entreprises américaines, en mesurant leur investissement dans le travail et en calculant le nombre de brevets qu’ils déposaient [6]. Il est apparu que ceux qui étaient animés par un défi intellectuel, c’est-à-dire impliqués dans la recherche de quelque chose de nouveau, étaient ceux qui déposaient le plus de brevets ; en regard, ceux qui travaillaient d’abord pour l’argent, tout en travaillant aussi longtemps et aussi dur, étaient moins performants et moins productifs. Or, la découverte est une motivation intrinsèque et l’argent, une motivation extrinsèque. Plus que cela, l’invention place le chercheur en état de flow.
Des psychologues de l’Institut du cerveau de Stockholm ont demandé à des pianistes professionnels d’atteindre cet état de fluidité psychologique. Ils devaient jouer cinq fois le même morceau, ce qui les conduisait à traverser des états plus ou moins poussés de « fluide ». Après chaque exécution, ils décrivaient leur expérience, et se prêtaient à des mesures physiologiques : tension artérielle, rythme cardiaque, contraction du grand muscle zygomatique et profondeur de la respiration. Il s’est avéré que l’intensité de la sensation vécue était reliée à une diminution de la pression artérielle, une régularisation du rythme cardiaque, une expression de sourire serein sur le visage et une respiration plus ample [7].
2’) Confirmation par le contraire
Csikszentmihalyi a demandé à des participants dans un premier temps de noter tout ce qu’ils avaient fait au cours de leur existence qu’ils accomplissaient non par obligation, mais par plaisir. Puis, il leur a donné les instructions suivantes : « Du réveil jusqu’à 21 heures, comportez-vous de façon normale en faisant tout ce que vous avez à faire, mais en ne faisant rien de ce qui est ‘ludique’ ou ‘inutile’ ». Par exemple, ceux qui aimaient faire du sport ou écouter de la musique, devaient l’éliminer ; même les aspects du travail professionnel susceptibles de procurer un agrément étaient amputées sans pitié.
Les résultats furent immédiats. Au terme de la première journée, les participants ont noté les faits suivants : « leur comportement devenait plus apathique » ; ils ont commencé à se plaindre de maux de tête ; ils avaient du mal à se concentrer ; ils présentaient des troubles du sommeil (soit plus envie de dormir, soit trop agités pour dormir). Plus encore, au bout de deux jours seulement de privation, […] la détérioration générale du moral était si prononcée qu’il n’aurait pas été souhaitable de prolonger l’expérience [8] ».
Or, le flow correspond justement à ce que nous faisons spontanément, parce que nous l’aimons. Donc, le psychologue demandait aux participants d’extirper de leur vie tout le flow. Ainsi, une vie sans flow est une vie qui incline dangereusement vers la dépression.
3’) L’attention, source de bonheur
En 2010, deux chercheurs de l’Université Harvard ont équipé pendant plusieurs jours 5 000 personnes ayant un smartphone d’une application. Celle-ci leur posait, à des moments aléatoires de la journée, trois questions : « Comment vous sentez-vous ? », « Qu’étiez-vous en train de faire ? » et « Pensiez-vous à autre chose en même temps ? ».
Premier résultat : près de la moitié du temps, l’esprit des participants vagabonde loin de son activité du moment. Deuxième résultat : ces pensées diverses suscitent ou non de l’agrément. Dernier résultat : les participants décrivent ces moments de distraction comme étant moins heureux que les moments de concentration sur leur activité, quelle qu’elle soit. Les psychologues américains en ont conclu qu’un esprit qui vagabonde est malheureux et qu’un esprit attentif au présent est plus heureux [9].
3) Description du flow
Littéralement, le flow signifie le « flux », c’est-à-dire « un état de concentration sans effort, si profond qu’ils [les individus vivant ce flow] perdent la notion du temps, d’eux-mêmes, de leurs problèmes ». En réalité, le flow ne se limite pas au seul état de concentration. L’on possède plusieurs caractérisations du flow [10].
a) Première caractérisation
Jeanne Nakamura et Csíkszentmihályi ont identifié six aspects entourant une expérience de flow :
- Concentration intense focalisée sur le moment présent.
- Disparition de la distance entre le sujet et l’objet.
- Perte du sentiment de conscience de soi.
- Sensation de contrôle et de puissance sur l’activité ou la situation.
- Distorsion de la perception du temps.
- L’activité est en soi source de satisfaction (une expérience qualifiée d’autotélique).
Ces aspects peuvent être présents indépendamment les uns des autres, mais seule la combinaison de plusieurs d’entre eux permet de constituer une véritable expérience de flow.
b) Enrichissement
La psychologue Kendra Cherry a mentionné trois autres composantes faisant partie de cette expérience :
- Rétroaction immédiate (les réussites et difficultés au cours du processus sont immédiatement repérées et le comportement ajusté).
- Sentiment de potentielle réussite.
- Sentiment d’une expérience tellement passionnante que les autres besoins semblent négligeables.
Comme pour les conditions précédemment listées, elles peuvent être indépendantes les unes des autres.
c) Autre systématisation
Jean Heutte & Fabien Fenouillet distinguent quatre dimensions du Flow : [11]
- Flow D1 : Sentiment de maîtrise/contrôle de l’activité – Absorption cognitive – On sait que l’activité est faisable, que les compétences sont en adéquation, il n’y a ni anxiété ni ennui ;
- Flow D2 : Perception altérée du temps – Hors de temps – Concentration totale sur le présent, on ne voit pas le temps passer ;
- Flow D3 : Absence de préoccupation à propos du soi – Dilatation du moi – Perte de la conscience de soi – Sentiment de sérénité – Pas de préoccupations à propos de soi-même, impression de sortir au-delà des limites de l’ego – après coup, sentiment d’avoir transcendé l’ego à tel point qu’on ne croyait pas cela possible ;
- Flow D4 : Sentiment de bien-être – Activité autotélique – Motivation intrinsèque – Ce qui produit le « Flow» devient une récompense en soi – Sentiment d’extase – Impression d’être en dehors de la réalité quotidienne.
L’un des paradoxes les plus significatifs de l’état de flow est le décalage entre l’intensité de l’acte, par exemple d’attention, et l’absence d’effort [12].
4) Intérêt du flow
a) Vivre le flow au travail
Le flow fait converger travail et joie. L’une des conclusions les plus surprenantes des études de Csíkszentmihályi est qu’il est beaucoup plus probable de vivre l’état de flow au travail que dans ses loisirs !
« Il n’y a aucune raison de continuer à croire que seul un ‘jeu’ inutile peut être amusant et que les affaires sérieuses doivent nécessairement être une lourde croix à porter. Une fois que nous avons réalisé que la frontière entre travail et jeu était artificielle, nous pouvons prendre les choses en main et nous atteler à la tâche difficile qui consiste à rendre notre existence plus vivable [13] ».
Conséquence concrète : celui qui n’est pas heureux dans ce qu’il fait (au travail) peinera à l’être dans sa vie. En effet, le flow apparaît dans les activités autotéliques ; or, le cadre professionnel favorise celles-ci : des objectifs clairs, voire des défis et des retours. De fait, il est rare que, pendant ses loisirs, l’on se lance des défis, ne serait-ce que parce que le loisir est souvent confondu avec la détente.
b) Inversement, conjurer le bore out au travail
L’expression bore-out (encore un anglicisme), construite à partir de l’expression burn-out, signifie l’épuisement né du contraire de la suractivité, à savoir l’ennui. Le bore-out est donc le contraire même du flow.
Or, l’institut Gallup a fait une étude approfondie sur l’implication des salariés dans leur travail. Elle a montré que 50 % d’entre eux ne s’impliquent pas et que près de 20 % ne cherchent pas du tout à s’y impliquer. Le coût financier est considérable : il atteint une perte de productivité d’environ 220 milliards d’euros par an, soit plus que le PIB du Portugal, de Singapour ou d’Israël [14]. Cette étude fut confirmée par le cabinet de consultants McKinsey & Co, qui a montré que la proportion de la population active très impliquée dans son travail est de 2 à 3 % en certains pays [15].
c) Vivre le flow dans ses études
Trop d’étudiants subissent leurs études. Pourquoi ?
1’) Expérience
La psychologue Carol Dweck distingue deux sortes d’objectifs : les objectifs de performance (par exemple : obtenir une bonne note) et les objectifs d’apprentissage (par exemple : apprendre une langue). Or, elle a comparé ces deux types d’objectifs qui engendrent des motivations dans différentes expériences. Par exemple, elle a divisé un groupe de lycéens en deux, en leur assignant, soit des objectifs de performance, soit des objectifs d’apprentissage. Puis, elle leur a demandé à d’apprendre une série de lois scientifiques. Une fois assimilées, elle leur a demandé d’appliquer ces lois à des problèmes, de manière heuristique, créative (et pas seulement algorithmique ou mécanique). Elle a alors constaté que les lycéens qui étaient motivés par un objectif de performance avaient moins bien résolu les problèmes que ceux qui étaient motivés par un objectif d’apprentissage.
2’) Interprétation
« Avec un objectif d’apprentissage, les lycéens n’ont pas besoin de s’estimer déjà bons dans un domaine pour s’accrocher et persévérer. Leur objectif est justement d’apprendre, et non de prouver qu’ils sont intelligents [16] ».
On pourrait aussi faire appel à la théorie des motivations : elles sont endogènes ou intrinsèques chez ceux qui sont attirés par un objectif d’apprentissage ; elles sont exogènes ou extrinsèques chez ceux qui sont attirés par un objectif de performance.
Carol Dweck explique cette différence à partir de notre conception de l’intelligence. Nous en avons deux visions opposées : la théorie de l’entité et la théorie incrémentielle. Pour la première, l’intelligence est fixée et figée, sans possibilité d’augmentation. Elle ressemble à la taille corporelle (et, plus exactement aux os) : une fois atteint l’âge adulte, elle ne grandit plus. Pour la seconde, l’intelligence est une capacité, certes variable entre individus, mais surtout variable pour un même individu, selon les exercices qui la développent. Ici, elle ressemble aux muscles : si l’on s’entraîne, ceux-ci peuvent s’accroître et devenir plus opérationnels [17]. Les motivations par l’apprentissage se fondent sur une vision incrémentielle de l’intelligence et les motivations par la performance sur une théorie de l’entité.
3’) Confirmation
D’une part, la relation à l’effort est totalement différente selon le type de motivation. Dans la théorie incrémentielle, le sujet s’attend à rencontrer des difficultés et donc à travailler dur. L’effort est donc envisagé positivement. Dans la théorie de l’entité, le sujet s’attend à rencontrer peu d’obstacles et donc à interpréter l’effort comme la preuve de ce qu’il n’est pas doué pour cette activité. Dès lors l’effort est envisagé négativement. De fait, le psychologue Anders Ericsson ont montré que la maîtrise d’un habitus (sport, art, profession) exige des efforts prolongés [18] : « Un certain nombre de caractéristiques dont on pensait qu’elles reflétaient un talent inné sont en réalité le résultats d’une pratique intensive d’au moins dix ans [19] ». De fait, les études ont établi que les athlètes olympiques (en l’occurrence, les nageurs) qui obtenaient les meilelurs résultatés étaient en général ceux qui consacraient le plus d’effort aux activités de base entrant dans la préparation [20].
D’autre part, face à l’obstacle, la réaction est aussi opposée. Celui qui est motivé par l’apprentissage désespère vite, et celui qui est motivé par la performance se décourage beaucoup moins.
d) Vivre le flow pendant sa retraite
Si le flow est aussi important chez le jeune en étude et l’adulte au travail, la retraite devrait aussi être soulevée par ce flux énergétique, et donc être éminemment active. Ici, la personne âgée rejoint l’enfant qui n’a jamais cessé de sommeiller en elle, ainsi que nous allons le dire.
5) Interprétations philosophiques
Qu’est-ce que le flow nous révèle de l’homme et de l’être ?
a) Interprétation anthropologique
Csíkszentmihályi parle de « motivation ». Mais il faut dire plus. Les psychologues distinguent finement les composantes du flow. Mais ils peinent à isoler son essence, donc à hiérarchiser ces éléments.
Le cœur du flow ne serait-il pas la présence plénière du sujet à son objet [21] ? De cette note première découlent toutes les autres :
1’) Quant aux facultés mobilisées
- Les facultés cognitives : l’attention, jusqu’à l’absorption. De plus, les frontières entre le sujet et l’objet dont il s’occupe semblent devenues totalement poreuses.
- Les facultés affectives : l’état de flow s’accompagne d’une grande joie. En effet, la joie est la signature affective de l’actualisation, de l’accomplissement, de l’achèvement, de l’entéléchie.
- La volonté : l’action est accomplie sans nul effort, avec une grande facilité.
- Le corps ou plutôt les puissances végétatives : ses besoins semblent, au moins temporairement, être suspendus.
2’) Quant au cadre de leur exercice
- Le temps : le temps semble s’annuler ; autrement dit, la personne peut y consacrer un temps illimité
- L’espace : celui-ci à la fois se concentre et se décloisonne, de sorte que sujet et objet s’identifient (intentionnellement).
b) Interprétations éthiques
1’) Attestation de la vertu comme passage des virtualités aux virtuosités
Le flow semble être la mobilisation de la vertu à son état maximal. Déjà, la vertu se caractérise par trois notes qui sont autant de signes : l’inerrance (l’absence d’erreur), la facilité et la joie. Or, nous retrouvons ces caractéristiques dans le flow.
Dans la préface d’un ouvrage rassemblant des conférences du père dominicain Sertillanges, Marie-Fabien Moos raconte l’anecdote suivante.
Un professeur (un frère des Ecoles chrétiennes ?) avait noté ses capacités mais « mêlait à sa sollicitude des rudesses dont Antonin n’avait pas trop de peine à saisir le sens ». Sertillanges raconte : « Un jour que j’avais commis je ne sais pas trop quelle fredaine, il me dit rudement : ‘Demain soir, vous me réciterez l’Art poétique !’ » Ses camarades le regardent, consternés. Or, le lendemain soir, le jeune garçon « récite de bout en bout son poème didactique », soit les « onze cents vers » que comporte le chef d’œuvre de Boileau ! Alors, son professeur « s’épanouit : ‘Je savais bien ce que je faisais… Au moins, cela vous apprendra quelque chose, au lieu que deux ou cinq cents lignes !…’ [22] ».
Ce témoignage n’atteste pas seulement la prodigieuse mémoire de Sertillanges, mais aussi ce qu’est une punition réellement pédagogique. Ainsi que le fruit porté par une haute exigence qui invite l’autre à se dépasser.
La vertu permet que nos potentialités s’achèvent. Si nous ne faisons pas de petits actes vertueux, plein de possibilités en nous ne fleuriront pas. Plus encore, la vertu est ce qui rapproche le plus de l’acte, ce qui y dispose le plus, tout en demeurant du côté de la potentialité. Pour le dire dans les termes de l’Écriture, la raison pour laquelle nous avons besoin de devenir vertueux est qu’elle nous fait porter du fruit. « La gloire de mon Père c’est que vous portiez du fruit » (Jn 15,8).
Lisons ce qu’affirme Joseph Pieper, le grand philosophe moraliste, ami de Joseph Ratzinger :
« La vertu, dans le sens le plus général, est une élévation ontique de la personne humaine ; elle est, comme dit Thomas, l’ultimum potentiæ, l’expression maximale de ce qu’un homme peut être, l’accomplissement de la possibilité ontique humaine dans le champ naturel comme dans le surnaturel. L’homme vertueux ‘est’, par la plus intime inclination de son essence, porté à réaliser le bien avec son faire [23] ».
Lorsque le Père Maximilien Kolbe en août 1943 à Auschwitz a donné sa vie, tout le monde a trouvé son acte admirable, personne ne l’a trouvé imitable. En effet, ce qu’il a accompli était un acte d’héroïsme hautement désirable, mais aucun nul, hors lui, n’a été capable d’y accéder. Or, s’il a pu ainsi, donner totalement sa vie, au point que l’on assimile son acte à un martyre, c’est parce que, au jour le jour, ainsi que ceux qui vivaient avec lui l’attestent, il faisait passer l’autre devant lui. S’étant ainsi disposé, à son insu, au don absolu, son âme a pu poser un jour le plus bel acte qu’un homme puisse accomplir : « donner sa vie pour ses frères » (Jn 15,13).
2’) Confirmation de la différence entre loisir et détente
Nous avons confondu loisir et détente (ou distraction). La détente est ce qui apaise la tension normalement engendré par le travail. Elle est un retour au repos comme absence d’activité. Le loisir, au sens employé par les Grecs et les Romains, est, tout au contraire, l’achèvement de l’activité et non pas son absence : elle est l’homme au sommet de son action. En effet, skholè, en grec, a donné « école » et otium, en latin, s’oppose à neg-otium, negotium qui signifie… « commerce » ! Autrement dit, pour les Anciens, le loisir au sens plein est le contraire de l’activité commerciale, aujourd’hui devenue prioritaire. Le commerce est ce qu’il fallait lâcher pour accomplir la plus noble opération de l’homme : la contemplation du monde et des dieux [24].
Or, le flow est justement cet état de plénitude où notre action devient notre repos.
3’) L’exemple de l’enfant
Charles Péguy avait déjà tout vu et tout dit dans le Porche du mystère de la deuxième vertu : pour l’enfant, le chemin est la fin [25] ; pour lui, le bonheur réside dans l’activité elle-même. La psychologie le confirme : Jean Château, dans un ouvrage fameux a montré que, chez l’enfant, la frontière entre jeu et activité s’efface. Qui n’a vu un enfant s’épuiser à ce que nous considérons, nous, comme une activité ludique.
c) Interprétations métaphysiques
En métaphysique de l’être, cette expérience s’explique à partir de la métaphysique de la substance et de l’acte, voire elle les noue de manière idéale. Nous avons ici une illustration, sinon l’illustration princeps de ce que agere sequitur esse, plus encore que operari perficit esse.
En métaphysique de l’amour-don, le flow atteste que la puissance active de la faculté est au maximum de son exercice, donc de sa communication, de son auto-donation.
De ce point de vue, il est éclairant de comparer ces deux actes totaux que sont l’attention et le flow. Autant l’attention atteste l’unicité de la substance, autant le flow montre la substance qui se donne et se donne totalement dans son agir. Autrement dit, l’attention est au flow ce que la réception maximale est à la donation maximale.
Pascal Ide
[1] François Jullien, Traité de l’efficacité, Paris, Grasset, 1996.
[2] Cf. Mihály Csíkszentmihályi, ses trois livres en français : Vivre. La psychologie du bonheur, trad. Léandre Bouffard, Paris, Robert Laffont, 2004 ; Mieux vivre en maîtrisant votre énergie psychique, trad. Claude-Christine Farny, coll. « Réponses », Paris, Robert Laffont, 2005 ; La créativité. Psychologie de la découverte et de l’invention, trad. Claude-Christine Farny, coll. « Réponses », Paris, Robert Laffont, 2006.
[3] Cf. Mihály Csíkszentmihályi, Beyond Boredom and Anxiety, San Francisco, Jossey-Bass, 1975.
[4] Jean-Philippe Lachaux, « Vers un état de plénitude », Le bonheur. Comment être heureux et le rester. L’essentiel Cerveau et Psycho, 14 (mai-juillet 2013), p. 33-38, ici p. 34.
[5] Je ne sais pas si des études neuroscientifiques ont été pratiquées.
[6] Henry Sauermann & Wesley M. Cohen, « What Makes Them Tick ? Employee Motives and Firm Innovation », NBER Working Paper, 14443 (octobre 2018) : https://core.ac.uk/download/pdf/6645950.pdf
[7] Sébastien Bohler, « État de grâce », Cerveau & Psycho, publié le 22 juillet 2010, sur le site consulté le 27 novembre 2018 : https://www.cerveauetpsycho.fr/theme/musique/etat-de-grace-10623.php
[8] Mihály Csíkszentmihályi, Beyond Boredom and Anxiety, chap. 10 et 11.
[9] Matthew Killingsworth & Daniel Gilbert, « A wandering mind is an unhappy mind », Science, 330 (2010) n° 6006, p. 932.
[10] Cf. entrée « Flow (Psychologie) », encyclopédie Wikipédia.
[11] Cf. Jean Heutte et Fabien Fenouillet, « Propositions pour une mesure de l’expérience optimale (état de Flow) en contexte éducatif », Actes du 8e Congrès international d’actualité de la recherche en éducation et en formation (AREF) 2010, Genève (Suisse), 13 – 16 septembre 2010.
[12] Cf. Mihály Csikszentmihalyi & Jeanne Nakamura, « Effortless attention in everyday life : A systematic phenomenology », Brian Bruya (ed.), Effortless Attention, MIT Press, 2010, p. 179-189.
[13] Mihály Csíkszentmihályi, Beyond Boredom and Anxiety, p. 190.
[14] Jack Zenger, Joe Folkman & Scott K. Edinger, « How Extraordinary Leaders Double Profits », Chief Learning Officer, (juillet 2009) : http://ww.w.cedma-europe.org/newsletter%20articles/Clomedia/How%20Extraordinary%20Leaders%20Double%20Profits%20(Jul%2009).pdf
[15] Rik Kirkland (dir.), What Matters ? Ten Questions That Will Shape Our Future, New-York, McKinsey Management Institute, 2009, p. 80.
[16] Carol S. Dweck, Self-Theories : Their Role in Motivation, Personality, and Development, Philadelphia, Psychology Press, 1999, p. 17.
[17] Cf. Carol S. Dweck, Mindset : The New Psychology of Success, New-York, Random House, 2006, Changer d’état d’esprit. Une nouvelle psychologie de la réussite, trad. Jean-Baptiste Dayez, Wavre, Margada, 2010.
[18] Cf. aussi Geoff Colvin, Talented Is Overrated : What Really Separated World-Class Performers from Everybody Else, New-York, Portfolio, 2008 ; Malcolm Gladwell, Outliers : The Story of Success, New-York, Little/Brown and Company, 2008.
[19] K. Anders Ericsson, Ralf T. Krampe & Clemens Tesch Romer, « The Role of Deliberate Practice in the Acquisition of Expert Performance », Psychological Review, 100 (1992) n° 3, p. 363-406, ici p. 363.
[20] Daniel F. Chambliss, « The Mundanity of Excellence : An Ethnographic Report on Stratification and Olympic Swimmers », Sociological Theory, 7 (1989) n° 1, p. 70-86.
[21] Ici, le double principe de spécification de l’acte par l’objet et de la puissance par l’acte trouve sa réalisation.
[22] Préface à Antonin-Dalmace Sertillanges, L’univers et l’âme, Paris, Éd. Ouvrières, 1965, p. 10-11.
[23] Josef Pieper, Über das christliche Menschenbild, Einsiedeln-Freiburg-Neuauflage, Johannes Verlag, 1995 : La luce delle virtù. Alla ricerca dell’immagine cristiana dell’uomo, trad. Carlo Danna, Milano, San Paolo, 1999, p. 14.
[24] Cf. Josef Pieper, Musse und Kult, München, Kösel, 1947 : Le loisir, fondement de la culture, trad. Pierre Blanc, coll. « Josef Pieper », Genève, Ad Solem, 2007.
[25] « Mais les enfants, ce qui les intéresse ce n’est que de faire le chemin » (Porche du mystère de la deuxième vertu, dans Œuvres poétiques et dramatiques, éd. Claire Daudin, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 60, Paris, Gallimard, 2014, p. 746).