La théologie négative selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don 2/2

Pascal Ide, « La théologie négative selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don », Angelicum, 89 (2012), p. 673-686.

3) L’analogie à partir de l’enveloppement

L’apophatisme s’éclaire donc à la lumière de la kénose autant qu’à celle de la surabondance : « La ‘théologie négative’ en raccourci [elementare] qui se trouve dans la Croix [1] » ne doit-elle pas être précédée par la ‘théologie négative’ en raccourci (verbum negativum abbreviatum) présente dans la Résurrection, tant « Paul, ainsi que Jean, réfléchit toujours à partir de l’événement [Ereignis] de la Résurrection de Jésus », qui manifeste « la puissance immense de Dieu » (Ép 1,19) [2] ? Or, autant l’exinanition évoque le vide, autant la surabondance renvoie à la plénitude. Cette double herméneutique de la théologie négative ne conduit-elle pas à une contradiction ?

En fait, cette difficulté appelle la mise en place d’une nouvelle figure de l’amour de donation. Toutefois, on notera d’emblée que cette figure, pour être distincte, ne peut s’opposer à la kénose. En effet, le paragraphe précédent notait que, pour la théologie révélée, Dieu est indicible par surcroît de donation, de proximité. Mais sous quelle forme se présente cette surabondance pour qu’elle en devienne indicible, pour qu’elle mette en crise tous les cadres humains de pensée ? À travers la révélation de la manière même dont Dieu nous aime : dans le paradoxe par lequel « le Dieu de la plénitude s’est anéanti », celui qui est infinie richesse se présente sous son contraire absolu. Dès lors, la kénose devient le contenu même de l’excessus, au point qu’il faudra s’interroger sur leur éventuelle identification dans la théologie balthasarienne [3]. Il demeure une question. Balthasar affirme sans l’expliciter que le Dieu chrétien est encore plus inconcevable que le Dieu de la mystique non-chrétienne [4]. Faisons appel à la distinction scolastique des oppositions : contradiction, privation, contrariété, relation ; l’opposition entre deux contraires est plus profonde que l’opposition entre une réalité et sa privation (qui est absence de la détermination dûe) ; or, l’apophatisme non-chrétien parle simplement d’une privation de savoir, alors que l’apophatisme chrétien, dans l’interprétation qu’en offre Balthasar, se présente comme une positivité au-delà de tout savoir communicable à un esprit fini : il ne s’agit plus d’un non-savoir, d’une privation de lumière sur un objet éloigné, qui se dérobe aux prises de l’intellect humain, mais d’une connaissance sur Dieu contraire à toute connaissance humaine, d’une auto-révélation divine qui déroute et congédie tout ce à quoi s’attend l’esprit de l’homme en fonction de son expérience de la réalité créée qui est son domaine adéquat de savoir. Cette valorisation de la contrariété vis-à-vis de la privation convient, plus profondément que ne pourrait le laisser croire la convocation inattendue de catégories scolastiques étrangères à la forma mentis balthasarienne ; elle n’est pas sans relation avec l’importance du méta-principe de bipolarité [5] et point sans fondement dans une vision métaphysique mais aussi théologique où la tension l’emportera toujours sur la réconciliation (au moins originaire), où la médiation d’un tiers devra toujours s’ajouter à – et cimenter – des éléments plus prêts à se fragmenter qu’à s’attirer et s’unir, où l’unité sera toujours plus volontiers conçue au terme qu’au principe, où la surabondance, même présente dans l’archè (contrairement à Hegel) ne peut pleinement se déployer qu’après avoir surmonté tout obstacle et s’être dramatiquement arraché à son périlleux ad-versaire [6].

Mais ce n’est pas tout. Au terme de son analyse de la théologie négative, Balthasar évoque, mais beaucoup plus allusivement une autre interprétation possible : un aspect de l’amour qui engloberait des aspects contradictoires, y compris l’excès comme le manque. C’est ainsi qu’il cite longuement une communication personnelle de Peter Mitscherlich s’interrogeant sur la signification mystérieuse du pardon du Christ sur la Croix : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ». En effet, cette parole affirme à la fois la responsabilité, puisqu’elle offre le pardon et la non-responsabilité en excusant ceux qui le reçoivent. Comment concilier ces deux aspects ? L’auteur balbutie cette réponse : « La parole de Jésus est peut-être rigoureusement vraie, mais à un niveau de profondeur insondable : c’est-à-dire que l’amour et la justice ne feraient qu’un en Dieu. Chacune de ces deux attitudes serait transposée et assumée dans l’autre ». Pour autant, et voilà le point important, l’auteur ne se contente pas de juxtaposer deux attitudes inconciliables, déclarant que l’orbe qui les rejoint ne s’achève que dans le Ciel ; il nomme un troisième terme, différent des deux autres, qui les synthétise ou plutôt les enveloppe en résolvant toute contradiction, à savoir la miséricorde (qui n’est ni l’amour ni la justice) : « Tout doit être réellement payé jusqu’au dernier centime, et cependant tout serait pur don et grâce [eitel Gnade und Geschenk], sans qu’il y ait en cela la moindre contradiction [Gegensatz]. Il n’y aurait donc rien qui tienne en dehors de sa miséricorde [Barmherzigkeit] ? Et face à cette miséricorde, nous ne saurions réellement pas ce que nous faisons [7] ».

4) L’amour, clé interprétative de la théologie négative

Rassemblons les conclusions auxquelles nous avons abouties. Balthasar illumine la théologie négative à partir de trois notions : la fécondité, la kénose et l’enveloppement. D’autres concepts clés de la théologie balthasarienne partagent cette richesse de s’éclairer pleinement à la lumière de cette triple logique : l’Eucharistie [8], l’analogie [9], les principes néoplatoniciens du Bonum diffusivum sui et de l’exitus-reditus [10]. L’apophatisme fait partie de ces notions primordiales qu’une seule perspective ne saurait épuiser. Néanmoins la multiplication de ces approches de l’analogie ne rime-t-elle pas avec dispersion ?

La réponse à cette question permet d’accéder au cœur de notre réflexion. Nous avons tenté de montrer ailleurs en détail que la théologie balthasarienne est une théologie de l’amour [11] – précisément de l’amour donné « jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1) [12]. Nous avons aussi émis l’hypothèse selon laquelle, toujours selon notre auteur, le don présente trois ‘aspects’, ‘formes’, ‘visages’, voire ‘espèces’ : la kénose, la fécondité et l’enveloppement [13]. En effet, si le libre don radical de soi va jusqu’à la désappropriation et au dépouillement total de soi – « La kénose ou l’anéantissement de soi [Selbstvernichtigung] du Christ […] expose [darstellt] au monde sous la forme la plus radicale [radikalsten Form] l’amour personnel [personale Liebe] du Dieu trinitaire [14] » –, l’événement kénotique présuppose la profusion extatique d’un don gratuit : seul peut se vider ce qui est déjà rempli. « Le pur fruit [reine Frucht] qui repose sur l’amour (renonçant à son être propre [auf das Eigensein verzichtenden]) ne repose pas comme tel sur une exinanition [Entäusserung], mais il est la pure positivité du bien [reine Positivität des Guten] [15] ». Il convient donc de rendre compte de cette plénitude jaillissante, et tel est le sens de la fécondité qui est généreuse autocommunication jusqu’à l’excès, autrement dit jusqu’à la surabondance [16]. Enfin, kénose et fécondité introduisent une « distance » : celle-ci est « la toute première [condition qui] rend possible l’amour [Distanz […] allerest Liebe ermöglicht] [17] ». Mais s’il requiert l’éloignement, l’amour veut encore davantage l’union. Pour être sauvegardée, voire avivée, sans menacer l’unité, cette distance demande à être contenue ou englobée ; aussi appelle-t-elle une troisième forme de don : l’enveloppement.

Puisque le don se diffracte en quelque sorte dans les trois rayons que sont le surcroît, la désappropriation et l’inclusion, on doit conclure que Balthasar interprète la théologie négative en clé amative. N’est-il d’ailleurs pas signifiant que, selon la parole déjà citée qui clôt l’étude de Wahrheit Gottes, Balthasar n’identifie la théologie négative ni au pôle créaturel de l’« ecce ancilla », c’est-à-dire à l’obéissance kénotique, vidée de toute appropriation, ni non plus au pôle divin du « mystère qui la comble », c’est-à-dire à « l’amour incompréhensible du Dieu qui se donne », donc à l’excès de l’agapè divine qui remplit à profusion, mais à « la rencontre parfaite [vollkommenen Begegnung] [18] » (quoique asymétrique) de ces deux pôles ? Comment ne pas lire ici une mention de l’enveloppement aimant dont la fonction est justement d’enclore le moment de la kénose et le moment de la surabondance ?

Cette conclusion selon laquelle l’amour est la clé permettant d’entrer dans la théologie négative pourrait sembler générale. Elle requiert, pour être comprise, de redescendre dans la triple incarnation de l’agapè que sont la kénose obéissante, la fécondité débordante et l’inclusion pacifiante. Il est aussi possible de l’incarner à partir d’une propriété très specifique de l’amour : la pudeur [19]. Balthasar en propose une approche inédite, de type métaphysique, au terme de Wahrheit der Welt. En voici la pointe adamantine :

 

« Le mystère de l’être [Geheimnis des Seins] […] est essentiel et inamissible : un mystère tel qu’il ne devient rayonnant de gloire que dans la pleine manifestation [Offenbarkeit] de la vérité dévoilée. C’est le mystère de la profondeur, de l’intériorité, de la valeur inappréciable de l’être. Dans cette profondeur réside la possibilité et la réalité de l’amour [Liebe]. Si donc l’amour vit dans le noyau de l’être [die Liebe im Kern des Seins lebt] et si ce noyau demeure essentiellement intime et mystérieux [Kern wesenhaft intim und geheimnisvoll bleibt], c’est que le mystère veut de lui-même demeurer mystère. L’amour [Liebe], qui est le sens [Sinn] et la fin de toutes choses, ne pousse pas à se rendre transparent et sans mystère [geheimnislos], car il est mystère tellement substantiel [substanzielles Mysterium] qu’il reste pour lui-même une merveille [Wunder]. Il se voile lui-même à partir de lui-même, parce qu’il n’est pour lui-même que trop clair et trop manifeste [offenbar]. Noyau [Kern] de toutes choses, il ne se vénère [betet] pas lui-même, il détourne de soi son regard en un mouvement qui renonce à l’indicible. Ce mouvement met alors en évidence une autre propriété, sans laquelle l’amour [Liebe] est impensable : la pudeur [Scham] [20] ».

 

L’amour est extase, don de soi ; or, celui-ci est le contraire même de l’adora­tion de soi ; se refusant à la tentation luciférienne par excellence qu’est l’idolâtrie de soi, l’amour cherche donc à se renoncer et à se retirer. Coextensif au mystère, l’amour est autant manifestation (via affirmativa) qu’enveloppement (via nevativa).

5) Conclusion

Nous sommes désormais à même de répondre à l’aporie qui ouvrait l’exposé – la théologie négative trouve son lieu hors de l’Écriture qui nous montre un Dieu parlant, agissant et imposant silence aux idoles – et pouvait se concentrer en une demande : qu’est-ce qui notifie en propre l’apophatisme chrétien ? La théologie négative développée par le paganisme se présente comme un silence sur l’Hen épékeina tès ousias et, le plus souvent, en régime chrétien, elle est une reprise réflexive du langage théologique, à savoir la via negativa doublant comme son ombre tout énoncé cataphatique au sujet de Dieu. Cette perspective abstraite contrarie le méta-principe de concrétude qui caractérise l’approche de Balthasar ; plus encore, elle n’honore pas ce que la Révélation nous apprend sur ce moment du négatif. Par conséquent, une théologie négative proprement chrétienne se caractérisera d’abord par sa prise en compte de la manière même dont Dieu fait silence sur lui-même : par le dépouillement de soi dans la kénose, par le surcroît imprévisible dans la surabondance et par la mystérieuse réconciliation entre les pôles apparemment les plus incompatibles dans l’enveloppement. Le théologien suisse relit donc la théologie négative à partir de l’être même de Dieu – sans pour autant nier l’intérêt d’une approche sur la manière de dire Dieu, mais comme en passant [21].

La tripartition des formes de don de soi se trouve en retour confirmée par la puissance heuristique de résolution d’une aporie ; plus généralement, elle présente une clé inattendue d’unification d’exposés qu’un regard trop rapide qualifieraient d’incohérents ou trop bienveillant de bâclés et d’imprécis. Dans l’autre sens, traversant les trois visages du don, la théologie négative devient le chiffre de l’amour comme pure initiative imprévisible et indéductible. C’est ce qu’un bref développement de Klarstellungen exprime clairement : « Dieu est l’Amour […] l’Amour en lui-même [Liebe in sich selbst]. Or, l’amour, même celui dont on fait l’expérience en ce monde, échappe à toute définition [Liebe aber kann man, bereits wenn man ihr innerweltlich begegnet, nicht definieren] : s’il est authentique, il dépasse chaque pourquoi [jedes Warum] dans sa souveraine liberté. Il ne tient sa nécessité que de lui-même [Sie hat ihre Notwendigkeit nur aus sich selbst]. Aucun concept [Begriff] n’en saurait rendre compte [22] ». Ainsi compris, le Deus absconditus s’avère être l’anonyme comme le pseudonyme du Deus caritas.

Pascal Ide

[1] TL II, p. 111 ; T II, p. 96.

[2] Ibid., p. 114 ; p. 98.

[3] Cf. Pascal Ide, Une théo-logique du don, p. 272-286.

[4] Balthasar parle d’une « inconcevabilité d’autant plus grande [je grösseren Unbegreiflichkeit] » (GC I, p. 389 ; H I, p. 445).

[5] Cf. Pascal Ide, Une théologie de l’amour, p. 137-156.

[6] Cf. Pascal Ide, Une théo-logique du don, p. 600-607 ; p. 669-677.

[7] Peter Mitscherlich, communication personnelle à Balthasar, citée en TL II, p. 129 ; T II, p. 110. Souligné dans le texte.

[8] Cf. Pascal Ide, « L’Eucharistie selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don », Annales theologici, 27 (2013), à paraître.

[9] Cf. Id., « L’analogie selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don », Science et Esprit, à paraître, 2013.

[10] Cf. Id., « Bonum diffusivum sui et exitus-reditus selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don », Rivista di teologia di Lugano, 18 (2013) 2, p. 167-186.

[11] Pour un exposé détaillé, cf. Pascal Ide, Une théologie de l’amour, op. cit. ; pour une première présentation, cf. Id., « Hans-Urs von Balthasar, théologien de l’amour », Képhas, 28 (2008), p. 65-76.

[12] Sur la thématique de la radicalité du don chez Balthasar, cf. Pascal Ide, Une théologie de l’amour, chap. 4 : « Le don radical au centre de la Trilogie ».

[13] Sur la distinction des trois « formes » ou « visages » de l’amour chez Balthasar, cf. l’analyse en détail dans Pascal Ide, Une théo-logique du don, 1ère partie, respectivement, chap. 1, 2 et 3 ; pour une première présentation, cf. Id., « L’être comme amour. Une triple figure de l’amour dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar ? Propositions et prolongements », Chrétiens dans la société actuelle. L’apport de Hans Urs von Balthasar pour le troisième millénaire, éd. Didier Gonneaud et Philippe Charpentier de Beauvillé, Actes du colloque international du centenaire, Faculté de théologie de l’Institut Catholique de Lyon, 17 et 18 novembre 2005, coll. « Méditer », Magny-les-Hameaux, Socéval Éd., 2006, p. 259-304.

[14] TL II, p. 131 ; T II, p. 112. Ici, Balthasar parle de la conception de la kénose dans l’Ecole Française et de son supposé mentor, le jésuite Achille Gagliardi ; mais, clôturant et illustrant le développement de la deuxième partie de Theologik II, cette page reçoit l’adhésion de son auteur.

[15] La Théologique. III. L’Esprit de vérité, trad. Joseph Doré et Jean Greisch, série « Ouvertures » n° 16, Bruxelles, Culture et Vérité, 1996, p. 221 ; Theologik. III. Der Geist der Wahrheit, Einsiedeln, Johannes, 1987, p. 209.

[16] Sur l’excessus comme l’une des composantes notionnelles du mystère de la fécondité, cf. Pascal Ide, Une théo-logique du don, 1ère partie, chap. 3 : D.4.

[17] DD IV, p. 91 ; TD IV, p. 92-93.

[18] Ibid., p. 132 ; p. 113.

[19] Cf. Pascal Ide, Une théo-logique du don, 1ère partie, p. 401-408.

[20] La Théologique. I. La vérité du monde, trad. Camille Dumont, série « Ouvertures » n° 11, Namur, Culture et Vérité, 1994, p. 223 (Phénoménologie de la vérité. La vérité du monde, trad. Robert Givord, coll. « Bibliothèque des Archives de Philosophie », Paris, Beauchesne, 1952, p. 202 ; Theologik. I. Wahrheit der Welt, Einsiedeln, Johannes, 1985, p. 241-242. Souligné dans le texte.

[21] « Qu’aucun concept [kein Begriff] n’atteigne [hinreicht] une connaissance explicite de Dieu [expliziten Gotteserkenntniss] est une opinion courante [durchgehende Auffassung] chez les grands Docteurs [grossen Lehrer] » (TL II, p. 106 ; T II, p. 92); Balthasar rappelle aussi la distinction entre la reconnaissance de l’existence de Dieu (an sit) et l’incognoscibilité de son essence (quid sit) et, plus finement, quoiqu’implicitement (il parle du « comment »), celle existant entre la ratio (le ce qui est signifié) et le modus (la manière de signifier) (cf. ST, Ia, q. 13, a. 3 : si notre auteur se fonde sur l’Aquinate, cette référence canonique n’est toutefois pas citée).

[22] Hans Urs von Balthasar, Points de repère. Pour le discernement des esprits, trad. Bernard Kapp, coll. « Le Signe », Paris, Fayard, 1973, p. 28 : Klarstellungen. Zur Prüfung der Geister, Freiburg im Breisgau, Basel, Wien, Herder, 1971, coll. « Kriterien » n° 45, Einsiedeln, Johannes, 41978, p. 30.

23.2.2019
 

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