L’amour de soi

Moi-m’aime

« M’aimer moi-même ? Mais c’est de l’égoïsme ». « En tout cas, se chérir, c’est du temps perdu : nous sommes d’abord fait pour aimer les autres ». « Le Christ ne dit-il pas qu’il faut ‘haïr’ jusqu’à sa propre vie pour être son disciple (Lc 14,26) ? ». Je pourrais remplir toute une page de ces réflexions presque quotidiennement entendues qui expriment un manque d’estime de soi.

D’où vient cette mésestime de soi ?

Il y a des raisons historiques. Le jansénisme est passé par là. Faut-il rappeler que « Le moi est haïssable » n’est pas une parole de l’Évangile, mais du janséniste Pascal ? Mais, au-delà, je m’interroge sur l’influence déterminante que le protestantisme luthérien a exercée et exerce encore sur notre culture occidentale. « Aimer signifie se haïr soi-même », disait Luther, puisque saint Paul affirme que « la charité ne cherche pas son intérêt » (1 Co 13, v. 5) Saint Augustin estimait que l’amour de soi est la racine de l’amour du prochain ; le Réformateur pensait que tout amour de soi est nécessairement égoïste. Nous touchons ici une des différences fondamentales entre protestantisme et catholicisme : pour le premier, la nature humaine est mauvaise, corrompue, pour le second, elle demeure bonne, mais faible.

Il y a aussi des raisons humaines. Dans un poème des Fleurs du mal, Baudelaire disait : « Je suis de mon cœur le vampire (1) ». Je ne crois pas que le jansénisme pousserait de telles racines en nous, s’il n’y trouvait quelques complicités, le plus souvent dues à notre éducation, familiale relayée par l’école et la société. Les enfants non-aimés sont rares. En revanche, les enfants mal-aimés sont plus fréquents. Or, qui a été mal aimé a du mal à aimer. L’amour étouffant, autoritaire ou laxiste sont autant de handicaps qui rendent difficile l’estime de soi. « Je suis incapable de me croire aimable, confie une personne de 45 ans. Mon père ne m’a jamais fait de compliments ni encouragé. Son grand principe éducatif était : «Quand je me fâche, c’est que tu as mal fait. Quand je me tais, c’est que tu as bien fait.» » Caricatural ? Je demandais un jour aux enfants du catéchisme de CE2 (huit ans) : « Quels sont ceux d’entre vous qui pensent avoir des qualités ? » Timidement, à peine la moitié des bras s’est levée. Inversement, un étudiant remarquait, tout heureux : « Je viens de passer un oral où le professeur m’a dit : ‘Sur tel et tel point, c’est bon, vous avez des capacités. Continuez’. Ce regard positif m’a dynamisé. Pour la première fois dans mes études, on me disait d’avancer, non pas à partir de ce qui me manquait, mais à partir de ce que j’étais, de mes capacités ».

Enfin, ce mépris de soi une fois installé, il croit trouver sa nourriture dans la Parole de Dieu, par exemple dans les passages cités ci-dessus ou d’autres (par exemple Mc 8,34).

Est-ce à dire qu’il faut s’aimer soi-même ?

Répondons clairement et sans clause limitative : Oui. Saint Bernard de Clairvaux répétait au pape dont il était le conseiller spirituel : « Occupe-toi des autres, mais ne t’oublie pas toi-même ! (2) » S’estimer est bon et nécessaire. Pour trois sortes de raisons.

D’abord des raisons psychologiques. Nous faisons tous l’expérience de la terrible intransigeance que nous sommes capables de déployer contre autrui lorsque nous repérons chez lui un de nos défauts. Dans leur excellent et roboratif ouvrage à succès, L’estime de soi, Christophe André et François Lelord font état d’études statistiques montrant que les sujets à basse estime de soi sont plus disposés à la dépression que celles qui s’estiment. Nous connaissons tous de ces personnes constamment à faire du bien, à se dévouer généreusement auprès de tous, elles sont dénuées de toute considération d’elles-mêmes ; elles se négligent. Plus encore, elles vivent par personnes interposées. Tôt ou tard, ces « Saint-Bernard » en subiront les conséquences. Par exemple, elles en auront un jour assez de toujours donner et se trouveront soudain seules, tentées d’accuser le monde entier d’ingratitude. Ou bien elles se feront exploitées, piétinées et se scandaliseront. Cette attitude méprisante est en effet injuste. Mais elles devront aussi lucidement se demander si leur mésestime d’elles n’a pas favorisé ce mépris. « J’ai enfin compris que si mon patron rentrait dans mon bureau sans frapper sans que je ne réagisse, c’était parce que je n’avais pas conscience de ma dignité. Il ne fais pas ainsi avec ceux qui ont confiance en eux ».

L’estime de soi se fonde ensuite sur des raisons anthropologiques et éthiques. Pourquoi aimons-nous ? Aujourd’hui, on fait volontiers de l’altérité le fondement de l’amour. Si telle était la raison principale, nous pourrions tomber amoureux même d’un caillou, puisqu’il est différent de nous. Nous aimons d’abord ce qui nous est semblable, donc ce avec quoi nous pouvons entrer en communion. Or, nous sommes plus unis à nous-même que quiconque. Nous sommes notre plus proche prochain. Voilà pourquoi nous sommes appelés non seulement à nous chérir, mais à nous aimer plus que tous (Dieu excepté, car il est plus intime à nous-même que nous, selon le mot de saint Augustin). « L’estime de soi-même », dit père Bruguès à la suite de saint Thomas, est le fondement même de « la vie morale » (3). Le commandement de l’amour de soi n’est pas un gadget pour personne en mal d’affection, mais la condition de l’amour d’autrui. Se donner à l’autre en se fuyant, c’est ne livrer que l’ombre de soi-même : qui veut être aimé par une personne qui se hait ? Le même saint Thomas d’Aquin faisait d’ailleurs remarquer que l’on ne peut commettre un péché (mentir, voler, etc.) pour sauver une autre personne. C’est donc que nous avons à nous aimer en premier.

Sortons donc de la dialectique mortelle altruisme-égoïsme. L’égoïsme est l’amour de l’autre pour soi. C’est de l’utilisation. Par exemple, nouer des relations avec tel collègue, tel voisin car on sait qu’il peut nous rendre service (même s’il est d’accord), c’est de l’égoïsme. L’altruisme est l’amour de l’autre pour l’autre. C’est irréaliste et déshumanisant : l’amour de l’autre ne peut jamais une négation de soi.

Quelques questions pour repérer la mésestime de soi

  1. Quelles zones de mon être est-ce que j’aime peu ou pas ? (corps, intelligence, volonté, imagination, etc.)

Pour répondre à cette première question, on peut s’aider de la liste de Christophe André qui ouvre son livre Imparfaits, libres et heureux. (4)

« L’estime de soi de soi, c’est se montrer capable de…

– Dire ce que je pense.

– Dire ce que j’ai à dire même si j’ai peur.

– Faire ce que je veux.

– Me donner le droit d’être heureux.

– Me mettre en maillot de bain même si mon corps n’est pas parfait.

– Insister quand je me heurte à une difficulté.

– Tirer les leçons de la vie et noter que je progresse.

– Ne pas avoir honte de renoncer.

– Me donner le droit de changer d’avis après réflexion.

– Tirer les leçons de mes erreurs.

– Me donner le droit de décevoir ou de rater.

– Oser dire ‘non’ ou ‘stop’.

– Rire de bon cœur si on me chambre gentiment.

– Trouver que je suis quelqu’un de bien, avec mes qualités et mes défauts.

– Supporter de ne plus être aimé, même si ça me rend malheureux sur le moment.

– Dire ‘J’ai peur’ ou ‘Je suis malheureux’ sans me sentir rabaissé.

– Ne pas me rabaisser ni me faire du mal quand je ne suis pas content de moi.

– Arriver à penser à autre chose qu’à moi… »

  1. Quelles parties de mon histoire est-ce que j’aime peu ou pas ?
  2. Quels sentiments est-ce que j’éprouve vis-à-vis de ces zones de mon être ou de ces parties de mon histoire : tristesse, culpabilité, dégoût, haine, etc. ?
  3. Quelles conséquences cela a-t-il ou pourrait-il avoir sur moi ?
  4. Quelles conséquences cela a-t-il ou pourrait-il avoir sur les autres ?

Trois sortes d’amour de soi

Je préfère distinguer trois sortes d’amour de soi qui sont comme les trois degrés d’un escalier.

Il y a d’abord l’amour de l’autre pour soi. C’est l’égoïsme dont on vient de parler. Un enfant à qui on demandait de le définir répondait : « L’égoïste, c’est celui qui ne pense pas à moi ».

Il y a ensuite l’amour de soi pour soi. C’est le temps de la nécessaire estime de soi. C’est le propre de l’adolescence que d’apprendre à être l’ami de soi (même si cet apprentissage doit commencer dès le plus jeune âge).

Il y a enfin l’amour de soi pour l’autre. Tel est le but, caractéristique de l’entrée dans l’âge adulte : se donner à l’autre. Mais remarquez que l’on ne saurait y accéder en faisant l’économie de l’amour de soi pour soi. C’est à cette lumière qu’il faut comprendre les paroles de l’Évangile sur le renoncement à soi : elles présupposent toujours l’estime de soi, dont Jésus nous a donné l’exemple (cf. plus bas).

Et l’amour de l’autre pour l’autre, me direz-vous ? Voilà justement l’altruisme. Le terme donne l’impression d’évacuer l’amour de soi. Or, on vient de le dire, celui-ci n’est pas de l’égoïsme, mais la matrice à partir de laquelle se forme l’amour du prochain.

De même la problématique de la gratuité n’est pas dénuée d’ambiguïté. Si gratuité signifie agir sans motivation, tel Lafacadio, le héros des Caves du Vatican de Gide, alors l’amour est absurde. Cette gratuité est un relent de luthéranisme. On n’agit jamais sans raison, mais toujours pour un bien. La question est de savoir le bien de qui je cherche. En revanche, si gratuité signifie aimer la personne pour elle-même, se donner à elle, aimer gratuitement devient alors la forme de l’amour. C’est à cause de ce double sens du terme gratuité que je préfère parler d’amour de don que d’amour gratuit.

L’estime de soi est aussi commandé par des motifs théologiques. Le dicton « Charité bien ordonnée commence par soi-même » est la traduction populaire d’une vérité évangélique, pour peu que l’on n’oublie pas le verbe : « commence », pas « finit ». Rappelez-vous ce que demande l’Ancien comme le Nouveau Testament : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu […] et tu aimeras ton prochain comme toi-même ». On en parle comme du commandement de l’amour de Dieu et du prochain. La formule est imprécise. Il n’est pas question de deux amours, mais de trois : en effet, il est dit d’aimer le prochain comme soi-même. C’est donc que l’amour de soi fait aussi partie du commandement, à côté de l’amour de Dieu et du prochain.

Je pense souvent que la première question que Dieu nous posera lorsque nous arriverons au Ciel sera : « T’es-tu bien aimé ? » L’Évangile nous donne des signes discrets, mais bien réels de l’amour que Jésus éprouve pour lui-même. Le Fils de l’Homme ne s’asseoit-il pas à midi (la sixième heure), fatigué, sur la margelle du puits, accordant le repos à son corps légitimement fatigué ? Ne vient-il pas, régulièrement, chez ses amis, Lazare, Marthe et Marie, goûter un repos bien mérité ? N’exprime-t-il pas son aversion pour la mort dans le Jardin des Oliviers ? Et, lorsqu’il prie juste avant de mourir, ne demande-t-il pas, pour lui, à son Père, la gloire, dans toute la première partie de sa prière (Jn 17,1s) ? D’ailleurs, la très humble Vierge Marie ne loue-t-elle pas aussi Dieu de ce qu’il a fait en elle au début du Magnificat ?

Surtout, ne pas s’aimer, c’est refuser l’amour d’élection que Dieu a sur chacun de nous. Il est parlant que dans les deux premiers chapitres de la Genèse, Dieu s’intéresse aux végétaux et aux animaux selon leur espèce, c’est-à-dire de manière générale, alors qu’il se penche non pas vers l’humanité en général, mais vers la personne unique du premier homme puis de la première femme. Prendre conscience que le Père nous aime chacun comme unique et insubstituable à quiconque est aussi réjouissant que curatif. « Un jour, lors d’une retraite, disait une personne, le prédicateur expliquait que Dieu avait désiré que chacun de nous vive, il avait eu hâte de voir notre jour. Cette phrase à la fois me bouleversait et me semblait trop audacieuse. Le prédicateur ajouta : «Si déjà les parents ont une telle impatience d’avoir des enfants, vous pouvez imaginer ce qu’il en est de Dieu dont le nom est Père. Penser le contraire serait un affront à sa paternité.» Chaque fois que je suis tenté de me mépriser, je me souviens de cette parole ».

Que veut dire s’aimer soi-même ?

« Je t’aime », en italien se traduit parfois par : « Ti voglio bene », « Je te veux du bien ». S’aimer, c’est non pas éprouver de grands élans affectifs (tant mieux, si c’est le cas), mais chercher son propre bien. Le cardinal Ratzinger exprime la même vérité d’une autre manière : aimer, c’est dire « oui » à celui que l’on aime.

Encore faut-il connaître les biens dont nous avons besoin. Je ne peux que les énumérer. Il y a les biens du corps. « Celui qui ne prend pas le temps de se soigner, prendra le temps d’être malade », disait un sage médecin. Rappelons-nous le souhait de l’apôtre saint Jean, l’Ancien, à son fidèle disciple Gaïus : « Très cher, je souhaite que tu te portes bien sous tous les rapports et que ton corps soit en aussi bonne santé que ton âme ». (3 Jn 2) Il y a aussi les biens de l’affectivité, de l’imagination, de l’intelligence, de la libre volonté.

Mais surtout, n’oublions pas le plus grand des biens : le Bien infini, Dieu même. Plus encore, seul ce Bien peut nous donner le repos : parce qu’il ressemble à Dieu, l’homme est ouvert sur l’infini et ne peut être comblé que par lui. Or, c’est l’amour qui unit. Voilà pourquoi seul l’amour de Dieu rend heureux. Malheureusement (au sens propre du terme), nous passons notre temps à troquer Dieu contre de faux biens, ce que la Bible définit comme des idoles. C’est cela le péché : non pas d’abord une transgression, mais une préférence. Le cupide met toute sa richesse . Le péché est donc le pire manquement à l’amour de soi.

Les principales idoles

Pécher, ce n’est pas d’abord transgresser une loi, c’est préférer le fini à l’infini. C’est dire à Dieu : « Je t’aime bien, mais pour l’instant, j’aime mieux… » J’aime mieux quoi justement ? Les biens que l’on préfère à Dieu sont très variés. Pourtant, il y a des constantes. Les Pères du désert puis les grands Docteurs de l’Église, notamment saint Thomas d’Aquin, ont énuméré sept (parfois huit) grandes idoles intérieures. Les fameux péchés capitaux : orgueil, luxure, gourmandise, avarice, jalousie, colère, paresse. L’orgueilleux est celui qui préfère sa vanité à la gloire de Dieu ; l’avare est celui qui préfère la sécurité de l’argent à l’abandon à la Providence divine ; etc. Chaque péché est une manière de troquer la créature contre le Créateur.

En fait, les Pères de l’Église ne parlaient pas de péchés capitaux mais plutôt de plis de l’âme. D’un mot qui demanderait des explications : l’origine de ces plis n’est pas libre, seul le développement l’est. Il y a en nous une inclination à la jalousie (songeons aux enfants !) ; mais cette jalousie ne deviendra proprement péché que si la liberté le décide. C’est pour cela que la psychologie retrouve les péchés capitaux (par exemple Nicole Jeammet, Le plaisir et le péché, DDB, 1998). C’est aussi ce que développe un passionnant outil de connaissance de soi et de transformation de soi : l’ennéagramme. Il distingue un certain nombre de personnalités non pas innées comme les traits de caractère, mais forgées dans la petite enfance ; or, ces personnalités (ou types) se développent en relation étroite avec les péchés capitaux. Par exemple, la première personnalité décrite par l’ennéagramme, le perfectionniste, est étroitement liée à l’orgueil.

Cf. Pascal Ide, Les neuf portes de l’âme. Ennéagramme et péchés capitaux : un chemin psychospirituel, Paris, Fayard, 1999.

Comment s’aimer si je n’ai pas été aimé ?

Il demeure une grave question : « Je n’ai pas été aimé, donc je ne peux pas m’aimer, et encore moins aimer les autres ». D’abord, constatez combien cette remarque confirme l’enracinement de l’amour du prochain dans l’amour de soi.

Maintenant, est-il vrai que celui qui n’a pas été aimé par ses parents, son entourage est définitivement handicapé sur le plan affectif ?

Quantité d’exemples nous montrent le contraire. Deux études parmi beaucoup : sur 699 personnalités éminentes à qui l’Encyclopédie Britannique avait attribué plus d’une colonne, un quart avait perdu un parent avant 10 ans ; parmi les poètes anglais et français célèbres, 30 % sont orphelins de père.

Certains courants de la psychologie actuelle résistent à la malédiction qui connecte de manière rigide passé fracassé et avenir de l’enfant. Le chercheur Boris Cyrulnik contribue beaucoup à cette sortie du fatalisme de la répétition en popularisant le concept de résilience. Ce terme de physique des matériaux désigne la capacité de résistance au choc que possède un matériau. Appliqué à la psychiatrie, il signifie la capacité de résistance au choc psychique. En effet, on constate que, contrairement à une idée reçue, bon nombre de personnes qui ont subi une grave blessure psychologique (ayant par exemple perdu tôt l’un de leurs parents ou, pire, s’être senti préféré) et se sont affrontés à une réalité hostile subiront mieux le choc que d’autres qui n’ont pas été ainsi éprouvées. Il ne s’agit certainement pas de justifier la maltraitance ou la guerre, mais de constater les capacités de rebond présentes en chacun.

Ce qui vient d’être dit est encore plus vrai dans l’optique chrétienne. Les parents ne créent pas en nous la capacité à aimer, ils ne font que la susciter. Cette capacité qu’est la volonté est créée par Dieu. Il revient à chacun de l’exercer librement ou de la laisser s’atrophier. « La résilience humaine exige une ouverture aux autres, le respect de chacun et le don de soi, explique Michel Tousignant, professeur à Montréal. Le repli sur soi est la stratégie perdante (5) ». Plus encore, ce que Jésus est venu nous révéler c’est l’incroyable proximité de Dieu qui, dans sa miséricorde, devient l’un de nous et nous annonce que nous sommes follement aimés de toute éternité.

Maintenant, la résilience se constitue le plus souvent grâce à des « tuteurs de développement », à des médiateurs qui viennent remplir les citernes crevassées de l’amour. Tel fut le cas, pour Tim Guénard, de la présence si attentive, journalière du Père Thomas Philippe. Tel fut aussi le cas de Stephen Hawking qui, avant de devenir l’un des plus célèbres physiciens de cette fin de siècle, se battant depuis plus de trente ans contre une sclérose latérale amyotrophique (maladie censée conduire à la mort en trois ans), était quasiment orphelin de père, dépressif et s’alcoolisait ; c’est la rencontre de celle qui deviendra son épouse qui lui a permis de rebondir.

Conclusion

Cessons de nous culpabiliser de nous aimer nous-mêmes et d’aimer la vie. Dans sa lettre aux personnes âgées, Jean-Paul II fait remarquer que le goût de la vie est le « premier don de Dieu ». Par conséquent, « un tel goût de vivre ne va pas à l’encontre du désir d’éternité qui mûrit chez tous ceux qui font une expérience spirituelle profonde ». Et le pape donne son témoignage : « Malgré les limitations qui surviennent avec l’âge, je conserve le goût de la vie. J’en rends grâce au Seigneur. Il est beau de pouvoir se dépenser jusqu’à la fin pour la cause du Royaume de Dieu !  (6)»

Le terme pupille qui désigne à la fois l’ouverture de l’iris et une femme est le même dans beaucoup de langues humaines aussi différentes que le français, le grec, l’espagnol, l’arabe, l’iranien, le srilankais, le japonais. Cette commune origine vient sans doute de l’observation, pensait le professeur Jérôme Lejeune : « En contemplant de très près l’être aimé, l’amoureux voit sa propre image reflétée sur la face antérieure du cristallin et cette petite poupée est d’autant plus lumineuse qu’elle se détache sur le fond noir de la prunelle : l’amour voit dans l’œil un enfant (7)». Que l’on se trouve soi-même dans l’autre si on le contemple d’assez près, ne signifie-t-il pas que l’amour d’autrui pour lui-même bien compris n’est jamais la perte de soi, mais l’achèvement de soi ?

Je terminerai par un admirable passage de saint Bernard que l’on croirait écrit par Thérèse de l’Enfant-Jésus tant il chante la miséricorde infinie de Dieu : « toute âme, même chargée de péchés, captive de ses vices […], clouée à ses soucis […], figée par ses frayeurs, frappée de multiples souffrances, allant d’erreur en erreur, rongée d’inquiétude, ravagée de soupçons […], toute âme, dis-je, […] peut trouver encore en elle-même des raisons, non seulement d’espérer le pardon et la miséricorde, mais encore d’aspirer aux noces du Verbe : pourvu qu’elle ne craigne pas de conclure un traité d’alliance avec Dieu et de se placer avec lui sous le joug de l’amour […]. Car cet Époux n’est pas seulement un amant : il est l’Amour ». Et il ajoute à ceux qui se font scrupule : « Mais [vous direz], n’est-il pas aussi l’Honneur ? Certains l’affirment ; seulement, pour moi, je n’ai rien lu de tel. J’ai lu que Dieu est Amour (8) ».

Deux raisons de ne pas s’aimer : la jalousie et la culpabilité

La jalousie vient d’un manque d’estime de soi. Cette affirmation étonne. N’a-t-on pas appris, ne fait-on pas l’expérience qu’être jaloux, c’est s’attrister à la vue des biens ou du bonheur de l’autre ? Et si l’on s’enferme dans cette tristesse, plus encore, si on la transforme en rancœur, en médisance, elle devient le péché (capital) de jalousie. Mais il faut creuser. Qui n’a pas déjà ressenti un serrement de cœur lorsqu’on faisait devant lui l’éloge d’une autre personne ? Quelle femme, dans une soirée, ne s’est pas sentie fade, alors que les hommes tournaient leur regard vers une autre femme ? Jalousie ? Sans doute. Mais au fond, ce sentiment de fadeur suppose une mésestime de ses propres qualités. On éprouve de la jalousie, parce que l’on croit manquer de quelque chose que l’autre a et donc parce que l’on n’aime pas assez ce que l’on a et ce que l’on est. Inversement, lorsque vous vous sentez comblé (ce qui est le cas des amoureux), le bonheur de l’autre, loin de nuire au vôtre, l’accroît.

La culpabilité (fréquente chez les enfants maltraités) est une autre raison du manque d’estime de soi. « Je ne suis pas mariée, se lamente une femme célibataire de 35 ans. C’est injuste ». Une fois passée la liste des reproches, elle ajoute : « Au fond, j’ai bien mérité l’état où je me trouve. Je me suis détruite à quinze ans ». La culpabilité nous fait croire notre faute impardonnable et nous enferme en nous-même.

Les dix commandements de l’amour de soi

– Prenez conscience de vos jalousies. Pour cela, constatez la tristesse et la dépréciation de vous-mêmes qu’elles engendrent. Puis, adressez une prière de bénédiction à la personne qui en est l’origine : « Seigneur, rend le heureux. Son bonheur n’ôte rien au mien ».

Sortez de la culpabilité stérile qui vous fait répéter : « Je l’ai bien mérité ». Pour cela, cessez de justifier que l’on vous méprise et que l’on vous piétine. Et si vous êtes réellement coupable, avec la grâce de Dieu, décidez de vous pardonner à vous-même. Dites, avec la Bien-Aimée du Cantique des Cantiques : « Je suis noire mais je suis belle ». (1,5) Noire, car mon péché m’a fait perdre la lumière et assombrit mon visage (cf. Lm 4,7-8). Mais je demeure toujours belle aux yeux de Dieu : le péché même sordide et répété, les blessures ne peuvent jamais entamer ou altérer l’image de Dieu. Et si, pour ne plus revenir dessus, vous transformiez ce pardon donné à vous-même en jour de fête, par exemple en invitant des amis ?

Inversement, quel que soit l’échec, ne généralisez pas l’autocritique. Lorsque François 1er fut mis en déroute fait prisonnier à la bataille de Pavie en 1525, il réagit par cette phrase mémorable, écrite à sa mère, la duchesse d’Angoulême : « Tout est perdu, sauf l’honneur ».

– Pardonnez aux personnes dont les attitudes, les gestes, les paroles, les omissions ont blessé l’estime de vous. Ce pardon est un des moyens nécessaires pour sortir de la fatalité qui nous fait croire : « Je n’ai pas été aimé, donc je ne peux pas m’aimer ».

– Adoucissez les paroles intérieures à votre égard. Plus encore, de temps en temps, faites-vous une déclaration d’amour.

– Parlez de vous en termes mesurés, ni excessifs ni dépréciateurs. L’humilité, dit saint Thomas d’Aquin, est la vérité et non le dénigrement de soi. Pour cela, acceptez les compliments en disant simplement : « Merci », sans vous justifier ni rabaisser la parole de l’autre.

– Souriez, souvent : au début, faites-en un exercice pluriquotidien ; puis, cela deviendra une habitude. Le sourire ensoleille les visages prétendument les plus disgracieux.

– Prenez soin de vous, notamment au plan physique : consacrez un temps, une énergie et un argent réels, quoique mesurés, à votre habillement, votre hygiène, votre santé. Certes, votre intérieur compte plus que votre apparence (« je veux être aimé pour mon cœur »), mais on n’accède au premier que par la seconde.

– Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, encore elle, traduisait la formule parfois abstraite « aimer » par « faire plaisir ». Faites-vous régulièrement plaisir. Par exemple en vous achetant un cadeau, je précise : un cadeau non pas utile, mais gratuit.

– Prenez régulièrement un temps durable devant le Saint-Sacrement exposé. Alors osez lever les yeux vers le Christ présent, représentez-vous (oui, utilisez votre imagination) Jésus abaissant avec amour son regard sur vous depuis la Croix et entendez-le vous dire : « Viens vers moi, approche-toi, n’y mets aucune condition, je n’en mets aucune ».

– Enfin, une fois découvert la joie d’être ami de soi-même, n’oubliez pas qu’il n’y a pas de plus grand amour (de l’autre mais aussi de soi) que de donner sa vie pour ses amis (Jn 15,13).

Bibliographie

– Coll., Ces enfants qui tiennent le coup, Actes du colloque de Chateauvallon, sous la direction de Boris Cyrulnik, Revigny-sur-Ormain, Hommes & Perspectives, 1998.

– Christophe André et François Lelord, L’estime de soi. S’aimer pour mieux vivre avec les autres, Paris, Odile Jacob, 1999.

– Christophe André, Imparfaits, libres et heureux. Pratiques de l’estime de soi, Paris, Odile Jacob, 2006.

– Catherine Bensaid, Aime-toi, la vie t’aimera. Comprendre sa douleur pour entendre son désir, coll. « Pocket », Paris, Robert Laffont, 1992.

 

23.12.2014
 

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