La mise au secret du Père 1/2

Pascal Ide, « La mise au secret du Père », Sources vives, n° 82 : Montre-nous le Père, septembre 1998, p. 105-121.

« Un père, c’est quatre-vingt kilos d’amour silencieux [1]« .

Qu’il y ait une ruine des pères et plus généralement de la paternité est une évidence dont on peut multiplier les signes à foison : de la multiplication des foyers monoparentaux (autrement dit, dans l’état actuel de la loi, d’enfants élevés par la seule mère) au discrédit de l’autorité (pas de père, pas de repère), en passant par les grandes régressions fusionnelles du Nouvel Age [2]. Les statistiques sont tristement claires. Le Population Council américain estime qu’environ un quart des ménages avec enfants à charge sont dirigés par un parent qui est le plus souvent la mère et ce chiffre est beaucoup plus élevé dans la communauté noire : il est de 57 % ! Ce que l’on appelle famille monoparentale est le plus souvent synonyme de famille sans père. En Europe, en 1995, cette proportion est en moyenne de 18 %, de sorte que le chiffre s’est accru de 25 à 50 % depuis le début des années 80. La France, qui n’est pas le pays le plus touché, compte deux millions et demi d’enfants vivant seuls avec leur mère. L’autre jour, au Bistrot du Curé, un homme dépouillé de tout droit à l’égard de son enfant, me le disait amèrement : « Ce n’est pas le droit qui est en cause, mais son application. Ma femme est totalement soutenue par son avocat et le juge. J’ai dû m’expatrier pour voir mon enfant. »

Nombre de voix clament haut et fort cette crise des pères. Philippe Julien [3] note que le déclin de l’être-père, est aujourd’hui triple : c’est un déclin du droit sur l’enfant (comme on pouvait le rencontrer dans la Rome antique [4]) ; déclin du droit de l’enfant (à avoir un père) : la société civile intervient entre l’enfant et son père ; ainsi que la mère ;  déclin du droit à l’enfant : on sait qu’aujourd’hui, la mère peut l’en déposséder, par l’ensemencement.

La psychanalyste Christiane Olivier le dit carrément : « Depuis le féminisme, les femmes sont devenues les chefs de la famille, et il ne semble pas qu’elles soient encore prêtes à remettre ce nouveau pouvoir en question. Même si l’homme continue à gagner partout sur le plan social, les femmes ont conquis et occupent tout le terrain de l’éducation de l’enfant. Les assistantes sociales soutiennent les avocates qui ont l’oreille des femmes-juges : on a l’impression d’un énorme trust féminin qui se met en route dès qu’on parle d’un enfant quelque part [5]. »

Citons enfin un père de famille : « La grande tentation des pères d’aujourd’hui, c’est l’absence. Les femmes leur ont ouvert à deux battants la porte… de sortie. A prétendre tout prendre en main, à trop revendiquer l’indépendance […], elles ont encouragé chez l’homme un vieux penchant pour le désengagement, le vagabondage, l’irresponsabilité [6]. »

La question est de savoir si ce délitement de la paternité est historiquement situé ou structurel. Le plus souvent, nous privilégions l’interprétation historique de la crise, estimant implicitement qu’avant, il n’en était pas ainsi. Et si cette crise tenait à la notion même de paternité ? Il n’y va pas seulement de notre compréhension du phénomène, mais aussi des remèdes à proposer.

1) Quelques raisons historiques à cette crise de la paternité :

 

Fixer un point de départ dans le tissu continu du temps est forcément en partie arbitraire. Criant « À bas le despotisme et le fanatisme », la Révolution Française est une révolte sanglante contre Dieu et le roi. Or, les hiérarchies ecclésiale et monarchique sont deux figures et autorités paternelles. La Révolution a donc disqualifié la paternité de manière durable.

Les observateurs ne s’y sont pas trompés. Balzac a écrit qu' »en coupant la tête de Louis xvi, la République a coupé la tête à tous les pères de famille. » Cambacérès, l’un des artisans du Code civil, dira aux députés : « La voix impérieuse de la raison s’est fait entendre. Elle dit : il n’y a plus de puissance paternelle. »

On connaît l’exemple d’un Talleyrand, abandonné pendant quatre ans par ses parents à une nourrice négligente qui, le laissant tomber d’une commode, le laissera estropié pour le restant de ses jours. On connaît aussi l’exemple de Mirabeau dont le père avait épuisé contre son fils rebelle tout l’arsenal de l’Ancien Régime, des lettres de cachet à l’internement à Vincennes. Mais on oublie que ce sont loin d’être des cas isolés. « «Ainsi d’abord qu’un enfant est né, l’on en abandonne le soin à des nourrices de la campagne fort souvent inconnues et quelquefois même vicieuses ; c’est-à-dire colères, emportées, sujettes au vin et à d’autres passions.» Ces lignes sont écrites en 1687 par un obscur moraliste. Peut-être sont-elles excessives ? En tout cas, il est devenu habituel d’abandonner les tout petits aux nourrices campagnardes. Le 18 janvier 1682, Joseph-Blaise de Larenie, gentilhomme dauphinois, met Jean, son second fils, en nourrice, au tarif de 3 livres par mois. Il le reprendra dix-neuf mois plus tard ! Mais les artisans comme la noblesse, emploient des nourrices «hors du logis». Dans les métiers où la femme travaille avec le mari, la mise en nourrice est jugée nécessaire. L’enfant disparaît pour un ou deux ans. On ne s’en préoccupe guère. » Or, « que connaît-on des nourrices ? Des bureaux de placement les recrutent. Elles habitent fort loin. Elles ne viennent même pas chercher les bébés que leur apporte à domicile une sorte d’entrepreneur de transport de nourrissons, appelé le «meneur» […]. En 1780, le lieutenant de police de Paris, M. Lenoir, estime que sur 21 000 enfants naissant chaque année à Paris en moyenne, un millier seulement sont nourris par leur mère [7]. » Cette donnée chiffrée laisse pantois. Surtout lorsqu’on sait combien le lien affectif de l’enfant à la nourrice est lâche et déshumanisant [8] : en témoignent le nombre d’enfants morts en bas-âge.

Au fond, la famille et son organisation hiérarchique heurtent de plein fouet le principe égalitariste des conventionnels. Lors des débats sur l’éducation nationale, en 1793, Danton tonne contre « l’influence dangereuse de la maison paternelle » : « Tout se rétrécit dans l’éducation domestique, tout s’agrandit dans l’éducation commune. On a fait une objection en présentant le tableau des affections paternelles. Et moi aussi je suis père, et plus que les aristocrates qui s’opposent à l’éducation commune, car ils ne sont pas sûrs de leur paternité […] mon fils ne m’appartient pas, il est à la République ; c’est à elle à lui dicter ses devoirs pour qu’il la serve bien [9]. »

Certes, au siècle suivant, le Code civil rétablit la puissance paternelle comme fondement de l’ordre social : « L’intérêt des mœurs, de la société, des enfants eux-mêmes exige que le pouvoir du père ait plus d’étendue [10]« . Mais le mal est fait. Le xixe siècle montre « des pères tragiques, perdus, haïs et faibles [11]« . Il oscille entre le Père Goriot, trop faible et qui se repent d' »avoir trop aimé » ses enfants et le tyrannique Eugénie Grandet. L’industrialisation et la prolétarisation qu’elle a entraînée ont transformé un certain nombre de pères en ilotes absents de leur maison.

Notre siècle va continuer le processus d’érosion de la paternité. Y contribuent différents facteurs qu’il est impossible d’énumérer en totalité [12]. Notons-en quatre : littéraire, philosophique, scientifique, juridique.

Longuement, certains auteurs ont décrit une sorte d’enfer familial, du martyre de Poil de Carotte à la révolte d’Hervé Bazin contre la lâcheté paternelle dans Vipère au poing. Sartre semble se réjouir de la disparition très précoce de son père, lui qui écrit : « je n’ai pas de Sur-moi [13]. » Ces récits-règlements de compte ont verbalisé et défoulé un ressentiment latent contre le machisme des hommes, le patriarcat des pères ou leur trop grand éloignement, par exemple à cause du travail [14].

Les philosophes ont aussi contribué au discrédit du père. L’Ecole de Francfort a par exemple contribué à promouvoir la Vaterlose Gesellschaft, la communauté, la société sans père. Relevons trois raisons. Une première est plus générale : la paternité est un des aspects de la question plus générale de la sexualité. Or, l’immensité de l’enjeu de la sexualité – et la difficulté extrême de sa compréhension – tient à ce qu’elle est située au point de jonction de la nature (du corps) et de l’esprit. Dans la sexualité se rejoignent les déterminations biologiques de la procréation et les aspirations spirituelles de la communion. Mais le monde moderne vit dans un divorce grandissant entre la nature et l’esprit : la nature est devenue opaque, dénuée de sens ; le corps se réduit à n’être qu’un réservoir d’énergie ou de jouissance. La crise de la paternité hérite donc de cette crise plus générale de la sexualité.

Une seconde raison tient à la dialectique élaborée par Hegel [15] : pour celui-ci, la contradiction est le moteur de l’histoire, la matrice des relations humaines. Marx a appliqué la dialectique aux relations entre les classes ; en élaborant la théorie de la révolution culturelle, Mao l’a étendue aux relations entre génération. Le troisième M, Marcuse, a croisé cette dialectique intergénérationnelle avec la psychanalyse freudienne pour qui le meurtre du père est un passage obligé et jamais aboli. Exit le père !

Enfin, les deux personnes qui ont le plus marqué notre époque ont évacué le père. Tel est d’abord le cas non de la lettre, mais du projet hégélien [16]. L’immense entreprise philosophique de Hegel peut se comprendre comme un oubli du père : elle est une volonté d’être à soi-même son propre fondement, d’assister à sa propre naissance. La raison est en genèse de soi par soi. En effet, la plus grande jouissance de l’homme est d’être à soi sa propre origine. Et même si la pensée de Nietzsche s’oppose sur bien des points à la systématisation de Hegel, elle partage avec lui l’éviction du père : « L’enfant est toujours réclamé dans l’œuvre de Nietzsche, alors que la paternité est récusée [17]. »

En sciences humaines, la psychanalyse freudienne, et plus encore lacanienne, va disqualifier le père. Je reviendrai sur la question de l’Œdipe en seconde partie. Je pense ici surtout au processus de désincarnation du père. Jacques Lacan a considérablement valorisé la figure du père symbolique [18] : le père est d’abord une métaphore. Or, le biologique s’oppose chez Lacan au symbolique (au sens de culturel). De plus, le réel est le lieu du non-sens. De ce fait, l’enracinement charnel de la paternité s’est trouvé gommé. Un spécialiste de Lacan explique : « Parce que la dimension du Père symbolique transcende la contingence de l’homme réel, il n’est donc pas nécessaire qu’il y ait un homme pour qu’il y ait un père […]. Le rôle symbolique du père est avant tout sous-tendu par l’attribution imaginaire de l’objet phallique [19]. »

Par ailleurs, la description lacanienne de la configuration parentale privilégiait la relation physique chez la mère et l’accès à la parole chez le père. Celui-ci va minimiser ses gestes de tendresse et sa présence physique auprès de l’enfant. Il n’a guère appris à prendre l’enfant dans ses bras, à manier le biberon. « Surtout, que les pères sachent bien que ce n’est pas par le contact physique, mais par la parole qu’ils peuvent se faire aimer d’affection et respecter de leurs enfants [20]. » En se dématérialisant, la paternité courait le risque de se déréaliser. Les faits l’ont confirmé. A commencer par Mai 68 qui a imposé le silence aux « vieux » pour donner la parole à des adolescents excités. Et à la génétique qui a réduit le père à une goutte de sperme : « On s’intéresse à son sperme, on se fout de ses états d’âme [21]. »

Il restera au pouvoir juridique de faire passer cette érosion de la puissance et de l’autorité paternelles dans les faits : loi sur la déchéance des pères indignes (24 juillet 1889), abolition du droit de correction paternelle (1935), abolition de la puissance maritale (1938). Tout récemment continue la lente et irréversible érosion du statut paternel. La substitution de l’autorité parentale à l’autorité paternelle en 1970. Les lois sur la filiation naturelle (1972, 1987, 1993). On s’est habitué à voir ce père bataillant pour sa progéniture. Comme si cette figure consolait des pères indifférents et des cavaleurs égoïstes d’hier. Au point qu’en 1991, s’est constitué un syndicat des pères dont le nom est à lui seul un aveu : SOS-Papa.

[1] Eric Neuhoff, « Papa : un métier épatant ! », in Madame Figaro, samedi 14 juin 1997, p. 7.

[2] Tant les figures parentales sont à ce point structurantes que l’évacuation du père se paye toujours par un retour de la mère sous les formes les plus aberrantes par exemple la divinisation de la déesse nature dans l’écologie profonde.

[3] Philippe Julien, Le Manteau de Noé. Essai sur la paternité, « Micromégas », Paris, DDB, 1991.

[4] « Dans la Rome antique, après la naissance, l’enfant était déposé par terre devant le père et celui-ci le reconnaissait en l’élevant au-dessus du sol ; c’était comme une seconde naissance, une naissance non biologique, comparable à l’adoption. » (Philippe Ariès, « Le père autrefois », in Les pères aujourd’hui, Paris, INED, 1982, p. 6)

[5] Les fils d’Oreste ou la question du père, coll. « Champs » n° 355, Paris, Flammarion, 1996.

[6] Philippe Oswald, Debout les pères !, « Guides Totus », Paris, Le Sarment-Fayard, 1996, p. 20. C’est lui qui souligne.

[7] Jean de Viguerie, L’institution des enfants. L’éducation en France, xvie-xviiie siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1978, p. 20-21.

[8] Le détachement induit par la mise en nourrice n’est pas sans analogie avec les effets néfastes de la crêche (cf. Françoise Wagner et Jacqueline Tarkiel, Vos enfants sont-ils heureux à la crèche ?, Paris, Albin Michel, 1994).

[9] Cité par Jean-Claude Bonnet, in « L’aventure des fils », in Histoire des pères et de la paternité, Paris, Larousse, 1990, p. 256.

[10] Bigot Préameneau, séance du 8 vendémiaire an X (30 septembre 1801), cité par Jacques Mulliez, in Histoire des pères et de la paternité, Paris, Larousse, 1990, p. 300.

[11] Alain Cabantous, « La fin des patriarches », in Histoire des pères et de la paternité, op. cit., p. 324.

[12] Il faudrait aussi évoquer la première guerre mondiale (qui a éliminé un certain nombre de pères, puisque sur 1 350 000 hommes tombés au champ d’honneur, 40 % étaient mariés, sans parler des soldats séparés de leur famille pendant des années) ; la massive féminisation du corps enseignant (91,5 % de femmes dans le primaire privé et 76,1% dans le primaire public) : associée à la mixité devenue quasi-obligatoire dès le primaire, ce climat ne favorise pas l’épanouissement de la virilité.

[13] Jean-Paul Sartre, Les mots, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1964, p. 19.

[14] « Les garçons qui ont souffert de l’absence du père au cours des deux premières années de leur vie sont plus handicapés, en regard de plusieurs dimensions du développement de leur personnalité, que les garçons qui ont été privés de leur père à un âge plus avancé. Par exemple, les garçons à qui leur père a manqué alors qu’ils étaient âgés de moins de deux ans se sont révélés moins confiants et moins industrieux ; leurs sentiments d’infériorité étaient plus grands que chez les garçons à qui les pères avaient manqué entre les âges de trois à cinq ans. » (Henry B. Biller, « Fatherhood : Implications for Child and Adult Development », in Handbook of Developmental Psychologic, Benjamin B. Wolman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, N.J., 1982, p. 706)

[15] Même si Georg Wilhelm Friedrich Hegel a tenté de donner une place réelle au père (cf. Paul Ricœur, « La paternité. Du fantasme au symbole », in Le conflit des interprétations, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1969, p. 458 à 486, ici p. 464 à 470), il a pensé dialectiquement la relation père-fils (par exemple : Science de la logique, Premier tome. Deuxième livre. La doctrine de l’essence, trad. Pierre-Jean Labarrière et Gwendoline Jarczyk, coll. « Bibliothèque philosophique », Paris, Aubier, 1976, p. 84).

[16] Cf. notamment Charles-Eric de Saint-Germain, « Hegel, Heidegger et le problème de l’origine », in Phénoménologie et psychanalyse, Paris, PUF.

[17] Pierre Piret, Les athéismes et la théologie trinitaire. A. Comte, L. Feuerbach, K. Marx, F. Nietzsche, coll. « IET » n° 15, Bruxelles, Ed. de l’Institut d’Etudes Théologiques, 1994, p. 307.

[18] Cf. par exemple Bernard This, Le père, acte de naissance, Paris, Seuil, 1980. Aldo Naouri, Le couple et l’enfant, Paris, Odile Jacob, 1995.

[19] Joël Dor, Le père et sa fonction en psychanalyse, Points hors ligne, 1989. Souligné par l’auteur.

[20] Françoise Dolto, Lorsque l’enfant paraît, Paris, Seuil, 1990, p. 171.

[21] Geneviève Delaisi de Parseval, La part du père, Paris, Seuil, 1981.

6.3.2018
 

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