Télépathie

Pascal Ide, Art. « Télépathie », Dictionnaire des miracles et de l’extraordinaire chrétiens, sous la dir. de Patrick Sbalchiero, Paris, Fayard, 2002, p. 784-785.

1) Notion

La télépathie est la communication immédiate d’une pensée humaine à une autre pensée humaine (cf. Télékinésie*). Communication est plus précis que « transmission » (transmission de pensée) qui évoque un déplacement ou un transport, de fait jamais observé ; immédiate veut dire sans intermédiaire verbal ou non-verbal ; pensée humaine doit s’entendre au sens global de tout contenu cognitif et même affectif, comme le suggère l’étymologie (pathein évoque tout ce que nous subissons, recevons, et pas seulement les contenus de connaissance).

2) Les faits

Alors que 55 % des personnes croient à la « transmission de pensée » (Boy et Michelat), la majorité de la communauté scientifique demeure encore très suspicieuse à son égard. Il faut écarter les cas de falsification qui sont loin d’être rares et sur lesquels les chercheurs ne seront jamais assez prévenus ; la validation d’une expérience concernant la para-normalité devrait toujours se faire en présence d’un illusionniste professionnel (Majax, Pracontal, Ranky). En tout cas, un observateur aussi attentif que le jésuite spécialiste d’histoire des sciences François Russo conclut, après analyse sérieuse : « en dépit du rejet comme non valables du plus grand nombre des allégations d’existence de phénomènes psi, il reste un ‘noyau dur’ de phénomènes dont nous ne voyons absolument pas comment on pourrait montrer, soit qu’ils ont été mal observés, soit qu’ils se réduisent à un ‘tour’ d’illusionnisme, soit qu’ils puissent recevoir une explication dans le cadre de la pensée scientifique telle que nous la concevons actuellement. » (p. 20)

Parmi les faits, il y a de très nombreux témoignages qui, bien que dignes de foi, ne présentent pas toutes les garanties de scientificité, d’autant que la croyance au paranormal s’accroît avec la crainte du chômage, le degré de la solitude affective et la religiosité, mais diminue avec l’appartenance à une religion structurée (Boy et Michelat ; confirmé par les enquêtes résumées par Le Monde, 5 mai 2001).

Mais on dispose d’études systématiques. Avec les cartes dites de Zenner (un jeu de 25 cartes identiques 5 à 5) et selon des protocoles rigoureux, J. B. Rhine a cherché à mettre en évidence ce qu’il appelle une perception extra-sensorielle (1934, 1953). Depuis, les expériences ont été confirmées et affinées. Rémi Chauvin distingue, heureusement, semble-t-il, les conditions de possibilité des phénomènes psy analysées de manière abstraite par Rhine et leur réalité concrète. Or, celle-ci implique la probable interférence de facteurs multiples et complexes. Bergson, ignorant ces résultats, concluait déjà : « quand je tiens compte du nombre énorme des faits et surtout de leur ressemblance entre eux […], je suis porte à croire à la télépathie de même que je crois, par exemple, à la défaite de l’Invincible Armada. » (p. 864)

3) Interprétations avec support matériel

Certains pensent que la communication télépathique procède par médiation matérielle, physique ou psychologique.

  1. a) Explication par l’électromagnétisme. On a envisagé une action par le biais d’ondes électromagnétiques non détectées. Deux critiques : les cages de Faraday n’arrêtent en rien les phénomènes télépathiques (Varvoglis) ; la puissance d’un rayonnement diminue avec le carré de la distance, alors que les recherches ont été effectuées avec des sujets distants parfois de milliers de kilomètres (Wallon, 1999, p. 23).
  2. b) Explication par la mécanique quantique (Ortoli et Pharabod, p. 8 et 125 ; Ransford). On a proposé de faire appel à l’une de ses conséquences, le paradoxe EPR (Einstein-Podolsky-Rosen). La démonstration de ce paradoxe par les expériences d’Alain Aspect en 1975 prouverait la non-séparabilité de la matière ; or, la télépathie est indépendante de la distance. Mais cette explication ne distingue ni les niveaux de discours (théorie scientifique, philosophie) ni les niveaux d’être (liaison entre particules, relation entre personnes).
  3. c) Explication par la psychologie. Les phénomènes télépathiques relèveraient de perceptions subliminales (cf. l’histoire fameuse du Kluge Hans, le « cheval savant » qui réagissait au fait que son maître retenait sa respiration : Chauvin, 1991, p. 27-29). Pour d’autres, ils se réduiraient à un phénomène de la « contagion affective ». En effet, la télépathie concerne « une personne à laquelle l’autre – le récepteur de la bonne nouvelle – porte un fort intérêt émotionnel » (Freud, 1933, p. 52). Ce type d’explication semble rendre compte d’un certain nombre d’expériences. C’est ce qui faisait dire à saint Jean de la Croix dans un cadre surnaturel qu’il est possible d’élargir : « Les personnes spirituelles ne peuvent connaître naturellement les pensées des autres et ce qu’il y a dans leur intérieur ; mais, elles peuvent le connaître à certains indices. » (La Montée du Carmel, L. 2, ch. 26, n. 14, Œuvres complètes, trad. Mère Marie du Saint-Sacrement, éd. Dominique Poirot, Paris, Le Cerf, 1990, p. 760)

4) Interprétations sans support matériel

Si l’on exclut tout support matériel, il y a trois hypothèses :

  1. a) La communication directe d’âme à âme. Sur les différents modèles explicatifs, cf. Télékinésie* et OBE*.

L’action immédiate d’une âme humaine sur une autre âme est impossible. La foi chrétienne distingue bien l’âme et le corps, mais ne les sépare jamais en cette vie : « l’âme est vraiment par elle-même et essentiellement la forme du corps humain », dit le Concile de Latran V (DS, 1440) ; « un de corps et d’âme », dit le Concile Vatican II (GS, 14) ; « l’esprit et la matière, dans l’homme, ne sont pas deux natures unies, mais leur union forme une unique nature » (Catéchisme de l’Eglise catholique, n. 365). Or, l’opération exprime notre nature et l’effectue. L’âme ne peut donc jamais agir sur une autre âme que par la médiation de son propre corps : concrètement, par le langage verbal ou non-verbal.

La philosophie explicite et confirme le propos de la foi (Ide, p. 157-197, p. 352-359). Un certain cartésianisme envisage l’âme et le corps comme deux substances hétérogènes donc juxtaposées ; pourquoi pas dès lors envisager une communication entre âmes parallèle à une interaction entre corps ? Mais justement, la distinction de l’âme et du corps ne se justifie que si l’on fait de l’âme spirituelle le principe d’être animant le corps. Si l’âme est immédiatement et intrinsèquement unie à ce corps à qui elle donne vie, elle ne peut informer et donc mouvoir un autre corps. La télépathie au sens strict fait donc le jeu du dualisme. Ce que Thomas d’Aquin appelle le langage angélique équivaut très précisément à la télépathie (ST, Ia, q. 107) ; or, il y a une différence de nature entre l’homme et l’ange.

De son côté, Henri Bergson part du constat du non-parallélisme du cerveau et de l’esprit ; plus encore, les phénomènes hallucinatoires et d’autres montrent que la « conscience […] déborde l’organisme » (p. 874) ; c’est ce qui permet de penser que l’esprit survit au corps ; pourquoi ce qui vaut dans le temps (la survie) ne vaudrait-il pas dans l’espace (la télépathie) ? Mais la différence est que, dans le premier cas, il s’agit de la continuité d’un même personne, alors que dans le second, la pensée en transgresse les limites ontologiques.

La phénoménologie a aussi montré que l’incarnation est la condition de mon être-au-monde : l’âme est une monade sans fenêtre ; c’est par le corps qu’elle s’exprime mais aussi que l’autre parvient jusqu’à elle : « il n’y aurait pas d’autres pour moi, ni d’autres esprits, si je n’avais un corps et s’ils n’avaient un corps ». (Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. 192)

Enfin, il n’est pas rare que les partisans de la télépathie s’imaginent le monde de l’esprit comme un univers de pure transparence et d’ouverture où chacun accéderait immédiatement à la pensée d’autrui (sur ce fantasme d’une « communication des âmes » dont les anges seraient le modèle, cf. Marcel Proust, La prisonnière, Paris, NRF, tome XII, p. 74), par opposition au monde des corps qui seraient opaques et fermés les uns aux autres. « Sous sa forme pure, la lecture de pensée [qui est le symétrique de la transmission de pensée] consiste dans le fait que B pénètre la pensée de A sans que celui-ci s’en doute. » (Tischner, p. 65) Or, c’est bien plutôt le contraire qui est vrai : l’esprit humain est inviolable. Seul lui-même et Dieu ont accès à son intériorité, c’est-à-dire sa pensée et sa liberté (cf. Ange*) : il y va de sa nature spirituelle ; il y va aussi de sa dignité. L’hypothèse télépathique serait donc contradictoire : d’un côté, elle fait appel à la transcendance de la pensée sur la matière ; de l’autre, elle en détruit la noblesse en transformant le monde des esprits en une sorte de web spirite !

  1. b) L’action divine. Ce qui va être dit de l’ange, créature finie est infiniment plus vrai encore de Dieu. Celui-ci peut directement illuminer l’esprit humain sans être limité par sa plus ou moins grande réceptivité. Cependant, miracula non sunt multiplicanda et Dieu, dans sa sagesse, passe par les causes secondes qu’il a disposées à cet effet ; l’action divine procède par la médiation angélique, sauf lorsqu’elle excède les capacités de celle-ci.
  2. c) L’action angélique. Ce qui est interdit à l’âme humaine est possible au pur esprit. En effet, contrairement à l’âme, celui-ci : peut agir sur les corps sans être lié à aucun d’entre eux ni à l’espace ; a une action limitée aux aptitudes du corps qu’il peut amplifier (cf. Anges*, Télékinésie* ; cf. Ide, 2001) ; est capable de modifier non pas l’intelligence mais l’imagination par le biais des changements cérébraux. Or, l’expérience montre que les phénomènes interprétés comme télépathiques : sont des images et non des concepts ; apparaissent au moment d’un plus grand relâchement de la vigilance (sommeil, etc.) et chez des personnes sensibles ou en périodes réceptives (adolescence, etc.) ; sont indépendants de la distance. L’intervention angélique explique donc le comment de certains phénomènes télépathiques. Elle éclaire aussi leur pourquoi. En effet, ils se produisent volontiers entre personnes liées affectivement et sont souvent porteurs d’informations à fort enjeu existentiel ; or, l’ange notamment gardien exerce un rôle particulier d’aide à l’égard de l’homme. Il demeure que toute action d’un esprit pur demande à être discernée, car elle peut venir d’un bon ange ou d’un démon (Aldunate, Vernette).

D’autres hypothèses sont-elles nécessaires pour rendre compte des expériences de Rhine ? Il manque des études sérieuses de philosophes et de théologiens en ce domaine. Pourrait-on s’aider d’une réflexion étonnante de Thomas d’Aquin : « l’intelligence [mais non la liberté] d’un ange inférieur se trouve renforcée (confortatur) du fait qu’un ange supérieur se tourne vers lui », comme la proximité d’un être chaud réchauffe celui qui est froid (ST, Ia, q. 106, a. 1) ?

Pascal Ide

Bibliographie

Voir Télékinésie*.

Henri Bergson, « ‘Fantômes de vivants’ et ‘recherche psychique’ », Conférence du 28 mai 1913, L’énergie spirituelle, in Œuvres, Ed. du Centenaire, Paris, PUF, 1959, p. 860-878.

Daniel Boy et Guy Michelat, « Premiers résultats de l’enquête sur les croyances aux parasciences », Coll., La pensée scientifique et les parasciences. Colloque de La Villette 24-25 février 1993, Paris, Albin Michel, 1993, p. 208-223.

Sigmund Freud, « Traum und Telepathie », 1922, Gesammelte Werke, Francfort-sur-le-Main, S. Fisher Verlag, tome XIII, p. 165 ; « Le rêve et l’occultisme », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1933), trad., Paris, Gallimard, 1984.

Sven Ortoli et J. P. Pharabod, Le cantique des quantiques. Le monde existe-t-il ?, Paris, Ed. La Découverte, 1984.

Ransford, « The New Physics and the Wholistic Self », Scientific and Medical Network Review, 61 (1996), p. 14-16.

7.3.2018
 

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