1) L’hypothèse
La femme est-elle vue comme un objet par l’homme ? Une équipe de chercheurs bruxellois, sous la direction de Philippe Bernard, a cherché à montrer qu’une femme suggestive était regardée par les hommes comme un objet.
Le point de départ de cette hypothèse vient d’une étude faite en 2015, par le psychologue Ben Fletcher, de l’université d’Hertfordshire, au Royaume-Uni. Elle a démontré que, lorsqu’une femme manager met une jupe un peu plus courte et détache son dernier bouton de chemisier, elle est jugée moins compétente…
En 2008, Philippe Bernard commence son doctorat de psychologie à l’Université libre de Bruxelles. Les études sur la manière dont l’habillement perturbe le jugement d’autrui sont peu nombreuses et peu éclairantes. En particulier les études portant sur une forme particulière de déformation : les hommes considèreraient les femmes qui adopteraient une tenue ou une pose suggestive davantage comme des objets sexuels. Mais comment établir ce regard déshumanisant ?
2) L’observation
a) Première expérience [1]
Pour démontrer son hypothèse, Bernard a travaillé avec un groupe d’une vingtaine de volontaires qui devaient regarder des photographies pendant des durées brèves de l’ordre du quart de seconde. Et il a mesuré leur activité cérébrale par électroencéphalographie (EEG). Or, cette technique révèle les variations qui surviennent sur des temps très courts comme celui indiqué. Enfin, et là réside l’astuce originale : il a affiché les photos tantôt à l’endroit, tantôt à l’envers (pour un corps humain, la tête en bas et les pieds en haut).
Bernard a procédé à trois expériences différentes. Dans la première, il a procédé ainsi avec des représentants des deux sexes habillés de façon classique (en jean et t-shirt). Dans la deuxième, il a montré des femmes en sous-vêtements sexy. Dans la troisième, il a fait de même avec des chaussures qui étaient donc représentées soit normalement (la semelle touchant le sol) soit en position inversée (la semelle tournée vers le haut).
Qu’ont observé les chercheurs ?
Dans la première expérience, ils ont d’abord constaté la présence d’une onde électrique négative émise par le cerveau 170 millisecondes après la perception d’un visage ou d’une personne. Cette onde est appelée N170.
Puis, ils ont constaté que l’amplitude de N170 était plus élevée lorsque les modèles étaient habillés normalement et que la personne était vue à l’endroit plutôt qu’à l’envers.
Dans la deuxième expérience, celle où les modèles sont sexualisés (selon l’expression scientifique), c’est-à-dire, en langage courant (sic !) sont en tenue légère, les scientifiques ont au contraire noté que l’activité cérébrale des observateurs était identique, que l’image soit inversée ou en position normale.
Enfin, les résultats de la troisième expérience sont identiques à ceux de la deuxième : l’orientation n’a aucune influence sur la réactivité cérébrale à l’EEG.
b) Première confirmation
La même équipe de l’Université libre de Bruxelles a cherché à confirmer ces résultats.
Pour cela, elle a d’abord procédé à ce que l’on appelle un scrambling, c’est-à-dire un « réarrangement » des parties du corps humain selon des mosaïques particulières : par exemple, une photo montrait un ventre et un buste, en dessous d’une autre révélant une jambe et la moitié d’un bassin, à côté d’une troisième laissant voir un bras. Par ailleurs, les modèles féminins servant aux corps étaient tantôt en jean et t-shirt, tantôt en sous-vêtements. Ensuite, les chercheurs ont présenté à des volontaires des photos ou entières ou en mosaïques (scrambling). Enfin, à chaque fois, ils ont mesuré leur activité cérébrale par EEG, à la recherche du fameux pic N170.
Les résultats ont été les mêmes que pour l’inversion du corps : une intensification du pic N170 ne fut observée que dans le cas de modèles non déshabillés ; inversement, face aux corps en tenue sexy, l’activité neurologique demeure inchangée. Autrement dit, le cerveau les traite comme il traite un objet, c’est-à-dire de manière analytique. Ils peuvent donc conclure : « Pour synthétiser, cette étude est la première à démontrer qu’au niveau neuronal, les corps sexualisés ne sont autres que la somme de leurs parties [2] ».
c) Deuxième confirmation
Le neuroscientifique finlandais Jussi Alho et ses collègues ont montré en IRMf (résonance magnétique fonctionnelle) que la perception des parties sexuelles du corps humain active des aires cérébrales impliquées dans les émotions et l’attention [3]. Toutefois, la corrélation n’a pas été spécifiquement faite avec l’intensification du pic N170.
Par ailleurs, la chercheuse italienne Georgia Silani a tout récemment découvert que, lorsqu’un homme regarde une femme qui est en robe courte et très maquillée, ses aires cérébrales associées à l’empathie s’activent moins. Or, là encore, une telle tenue est affriolante et l’empathie est un sentiment personnaliste : nous l’éprouvons pour les personnes et non pour les choses [4].
3) L’interprétation scientifique
a) Exposé
Le fait est là, objectif, à savoir la présence du pic N170 : on observe un pic plus élevé quand l’homme regarde des corps féminins sexualisés, c’est-à-dire excitants. Comment comprendre ces expériences ?
Des recherches montrent que le psychisme traite les stimuli visuels de deux manières différentes : soit configurationnelle, c’est-à-dire de manière unitive et situationnelle (le sujet connaissant prend en compte des relations spatiales entre les différentes parties), soit analytique, c’est-à-dire de manière dissociée et indépendamment du situs (c’est-à-dire de l’ordre entre les composantes).
Or, et c’est le point passionnant, le psychisme emploie le premier mode, configurationnel ou unitaire, lorsqu’il reconnaît les corps et les visages humains ; en revanche, il ne l’emploie pas pour connaître les objets ou les choses.
Or, l’inversion d’une image (par exemple, les pieds en bas et la tête en haut) détruit la configuration ou le situs, c’est-à-dire les relations spatiales habituelles. « Nous peinons alors davantage à reconnaître la personne – même si nous ne nous en rendons pas toujours compte. Pour y parvenir, nous devons mobiliser d’autres ressources cognitives, ce qui se traduit, au niveau neuronal, par une intensification de l’onde N170 [5] ».
La conséquence est donc que le psychisme humain traite une image suggestive de femme de manière analytique. Et comme il procède de même avec les objets, on doit donc en conclure que l’homme (masculin) les traite comme des choses. Autrement dit, il les instrumentalise.
b) Objection
Une chercheuse en neurosciences cognitives à l’université de Vienne, Giorgia Silani, pense que ces observations ne permettent pas de conclure encore à une objectivation cognitive d’un point de vue sexuel. En effet, les expériences se fondent sur l’effet d’inversion, affirmant que les images d’êtres humains y sont sensibles et non les images d’objets inanimés. Or, une vaste littérature sur le sujet montre que d’autres propriétés visuelles influencent cet effet comme l’asymétrie de l’image, la complexité de la structure ou la familiarité du stimulus. Mais les modèles dits sexualisés changent de conformation : en mettant les hanches de côté, en penchant la tête, les femmes adoptent des poses bien plus asymétriques. D’ailleurs, Silani et ses collègues ont établi que la pose facilite la reconnaissance des images inversées [6]. Il faudrait donc d’abord éliminer ces autres causes.
Pour répondre à cette difficulté, Giorgia Silani et des chercheurs de trois universités italiennes ont utilisé des techniques d’oculométrie appelées eye-tracking afin d’étudier la manière dont l’homme observe l’autre et les ont appliquées à l’exploration du corps féminin. La conclusion montre clairement que le regard – et donc le passage en « mode objet » – est différent selon le degré de dénudement du corps. Lorsque la femme est habillée, les yeux se posent davantage sur son visage ; mais si elle est en maillot de bain ou en sous-vêtements, ils le regardent moins souvent et moins longtemps, pour se porter sur d’autres parties du corps, comme la poitrine et la zone pelvienne [7].
c) Précision : le rôle de la posture féminine
Au vu de ces objections, Philippe Bernard poursuit aussi ces expériences et affine les résultats. Il semblerait, selon les dernières études qu’il a effectuées, que l’objectivation vienne davantage des tenues que des poses. En effet, la présentation d’un corps féminin en bikini avec une posture neutre attire moins ou pas du tout le regard masculin, alors qu’une femme, même habillée en pull et en pantalon, mais posant les mains sur les hanches ou jetant une œillade provocante, attire et excite l’œil de l’homme.
d) Extension à l’homme ?
Qu’en est-il du regard des femmes sur les hommes ? Selon certaines études, encore peu nombreuses, il semblerait que le regard féminin sur le corps masculin soit aussi objectivant. Toutefois, il semble que cela soit lié non pas au dénudement mais aux poses, suggestives ou non, adoptées par les hommes [8].
J’oserais poser la question : qu’en est-il du regard des femmes sur les femmes ? En effet, souvent, elles se comparent physiquement entre elles (ce qui est semble être beaucoup moins le cas entre hommes) ; or, le processus de comparaison est analytique : la femme évalue telle ou telle partie du corps. Toutefois, il ne semble pas que des études aient porté sur ce sujet. Cette question est pourtant de grande portée éthique : la comparaison nourrit la jalousie et celle-ci est une des principales et plus profondes causes de tristesse intérieure.
4) L’interprétation philosophique et théologique
Comment ne pas noter l’embarras des chercheurs ? Ainsi, lorsqu’une spécialiste déjà citée, Giorgia Silani, affirme : « Il me semble toutefois exagéré de parler d’objectivation, car s’attarder sur la poitrine d’une femme habillée d’une certaine façon ne signifie pas automatiquement qu’on la perçoit comme un objet, mais peut-être juste que l’on est plus attiré par cette partie du corps », comment ne pas s’étonner d’une telle réduction empirique ?
Les raisons en sont doubles : un manque de vision anthropologique et éthique ; la crainte paralysante de sombrer dans des stéréotypes sexistes ou des approches moralisantes et de convoquer des présupposés philosophiques qui perturberaient la belle objectivité scientifique…
Nous n’avons pas ces craintes et pouvons nous laisser éclairer par une anthropologie intégrale, de surcroît confirmée par la parole du Christ, elle-même longuement commentée par saint Jean-Paul II dans ses catéchèses sur la théologie du corps [9].
Pour le dire brièvement, l’anthropologie et l’éthique montrent que la seule relation humanisante est une relation qui considère l’autre comme une personne et non pas comme une chose. Dans les termes de Karol Wojtyla : selon une norme personnaliste et non selon une norme utilitariste [10]. Dans les termes d’Emmanuel Kant : comme une fin et non pas comme un moyen. Or, lorsque l’homme porte sur la femme un regard de jouissance, il réduit son corps à un objet. Donc, un tel regard le déshumanise, l’instrumentalise ou l’objective.
De manière nettement asymétrique, le Christ affirme :
« Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle » (Mt 5,27-28) [11].
Donc, de manière aussi inattendue que bienvenue, les découvertes scientifiques montrent que le cerveau humain masculin ne réagit pas du tout de la même manière face à un corps féminin suggestif, excitant.
Elles confirment et précisent deux conclusions importantes de l’éthique du regard sexué : le voyeurisme masculin et l’exhibitionnisme féminin. Précisons :
- Du côté masculin. Le regard masculin impur transforme le corps féminin en objet ; cette transformation se traduit par une double séparation, celle du corps vis-à-vis de la personne totale ; celle du corps en parties excitantes et en parties non-excitantes.
- Du côté féminin. La femme elle-même manque de chasteté (et tente l’homme) d’une double manière : lorsqu’elle exhibe un corps dénudant ses parties plus excitantes ; lorsque son corps adopte une pose séductrice.
Donc, si l’on peut se réjouir de ce que, aujourd’hui, l’opinion commune soit plus sensible à la provocation et à l’objectivation indues de l’homme [12] (surtout en paroles et en gestes, mais de plus en plus aussi en regards), il serait injuste de faire porter la responsabilité sur la seule gent masculine : la manière même dont la femme se montre joue un grand rôle sur la manière dont l’homme la considère et la respecte.
Pascal Ide
[1] Cf. Philippe Bernard, Tiziana Rizzo, Ingrid Hoonhorst, Gaétane Deliens, Sarah J. Gervais, Julia Eberlen, Clémence Bayard, Paul Deltenre, Cécile Colin & Olivier Klein, « The neural correlates of cognitive objectification : an ERP study on the body inversion effect associated with sexualized bodies », Social Psychological and Personality Science, 9 (2017) n° 5, p. 550-559.
[2] Cf. Philippe Bernard, Joanne Content, Paul Deltenre & Cécile Colin, « When the body becomes no more than the sum of its parts : the neural correlates of scrambled versus intact sexualized bodies », NeuroReport, 29 (2018) n° 1, p. 48-53.
[3] Cf. Jussi Alhoa, Nelli Salminen, Mikko Sams, Jari K. Hietanen & Lauri Nummenmaa, « Facilitated early cortical processing of nude human bodies », Biological Psychology, 109 (mai 2015), p. 103-110.
[4] Carlotta Cogoni, Andrea Carnaghi & Giorgia Silani, « Reduced empathic responses for sexually objectified women: An fMRI investigation », Cortex, 99 (2018) n° 2, p. 258-272.
[5] Sara Mohammad Abdellatif, « Le cerveau des hommes voit-il les femmes comme des objets ? », Cerveau & Psycho, 105 (décembre 2018), p. 76-80, ici p. 78. Nous nous sommes beaucoup aidé de cet article pour la rédaction de notre étude.
[6] Cf. Carlotta Cogoni, Andrea Carnaghi, Aleksandra Mitrovic, Helmut Leder, Carlo Fantoni & Giorgia Silani, « Understanding the mechanisms behind the sexualized-body inversion hypothesis : the role of asymmetry and attention biases », PLoS ONE, 13 (2018) n° 4, p. 1-27.
[7] Cf. Giorgia Silani, « Sexual objectification influences visual perception ». Site consulté le 28-12-18 : https://medienportal.univie.ac.at/presse/aktuelle-pressemeldungen/detailansicht/artikel/sexual-objectification-influences-visual-perception/
[8] Cf. Alexander Schmidt & Lisa Kistemaker, « The sexualized-body-inversion hypothesis revisited: Valid indicator of sexual objectification or methodological artifact? », Cognition, 134 (2015) n° 1, p. 77-84.
[9] Cf. Jean-Paul II, La théologie du corps, trad. Yves Semen, Paris, Le Cerf, 2014, catéchèses 34 à 43.
[10] Cf. Karol Wojtyla, Amour et responsabilité. Étude de morale sexuelle, trad. Thérèse Sas revue par Marie-Andrée Bouchaud-Kalinowska, Paris, Éd. du Dialogue et Stock, 1978, chap. 1, 1ère partie, vi, p. 28.
[11] Dans une note de critique textuelle, Jean-Paul II précise qu’une traduction plus ancienne – « l’a déjà rendue adultère dans son cœur » – « semble plus exacte » (Jean-Paul II, Catéchèse 24, 4 et note 38 ; La théologie du corps, p. 224).
[12] Cf. l’entrée très documentée de l’encyclopédie Wikipédia : « Sexual objectification ».