La fabrique du patient en psychiatrie

En 1973, un article fameux publié dans la très respectée revue Science, le psychologue américain David Rosenham, de l’American Association for the Advancement of Science, arborait le titre provocateur : « On Being Sane in Insane Places » : « Être sain dans un environnement malade ». Sa thèse était que certains diagnostics psychiatriques, loin de reconnaître un état pathologique, le créent [1]. D’où la question, insolente et dérangeante : les critères diagnostiques définissent-ils les patients ou l’environnement, le malade ou le contexte hospitalier ? [2]

1) Le cadre de l’expérience

Pour répondre à cette question, Rosenham imagine l’expérience suivante. Il fait admettre dans des hôpitaux psychiatriques des individus normaux, c’est-à-dire ne souffrant pas et n’ayant jamais souffert d’affections psychiatriques.

a) Les personnes

En l’occurrence, il s’agit d’un groupe de 8 personnes mentalement saines. Le groupe se compose ainsi : 3 femmes et 5 hommes ; un étudiant en psychologie d’une vingtaine d’années ; les sept autres sont plus âgées et « installées » : trois psychologues, un pédiatre, un psychiatre, un peintre et une ménagère. Tous se font interner sous un pseudonyme, étant données les conséquences difficiles de l’étiquetage psychiatrique ; psychologues et psychiatres annoncent une autre profession, pour ne pas susciter une attention particulière. Rosenham est un des cobayes volontaires.

b) Le cadre

Ces personnes sont admis dans 12 hôpitaux différents, sans qu’aucun membre du personnel hospitalier ne soit au courant de l’expérience. Ces hôpitaux sont répartis dans 5 États des États-Unis, eux-mêmes très différents dans leur localisation et leur état (bon ou mauvais, public ou privé, faisant ou non de la recherche, etc.).

c) L’occasion de l’internement

Pour pouvoir être hospitalisé, le patient doit présenter des symptômes. En l’occurrence, le faux patient se présente au bureau des admissions en se plaignant d’entendre des voix. Plus précisément, à la question de savoir ce que les voix disent, il répond qu’elles sont peu claires, exprimant : « Ma vie est vide et creuse », qu’ils ne savent pas qui les prononcent, qu’elles sont du même sexe que le plaignant. Le choix du symptôme est choisi parce qu’il ne correspond à aucun cadre connu : la littérature spécialisée n’a jamais décrit de psychose existentielle (peut-être à tort !).

Hormis les noms, les professions et ces symptômes, rien n’est modifié de la personne, de son histoire passée.

De plus, une fois admis dans le service de psychiatrie, les faux patients cessent de présenter le moindre trouble, le moindre signe d’anormalité. A noter que certains furent victimes d’une petite anxiété : en effet, ils pensaient être refoulés et beaucoup n’avaient jamais visité un service de psychiatrie ; or, l’inconnu en général, l’hospitalisation en particulier est anxiogène.

Enfin, dernier élément, essentiel, les faux patients sont entrés à l’hôpital volontairement ; ils doivent en sortir tout aussi intentionnellement ; autrement dit, ils doivent convaincre ses médecins qu’ils étaient sains ! Est-ce si simple ? Du côté des patients, sans aucun doute : tous, sauf un, souhaitent sortir presque immédiatement après avoir été admis ; c’est dire si leur motivation de ne pas rester est grande. La question est : les médecins sont-ils disposés à les laisser partir ?

2) Résultats

a) Au plan médical : la construction de la représentation de maladie

Tous les patients furent hospitalisés avec un diagnostic de schizophrénie (sauf un qui, avec les mêmes symptômes, fut étiqueté psychose maniaco-dépressive : c’était dans le seul hôpital privé sélectionné dans le projet). Tous quittèrent l’hôpital avec le diagnostic de schizophrénie « en rémission ». Entre les deux, la durée d’observation fut de 7 à 52 jours, avec une moyenne de 19 jours. Aucun doute ne fut jamais émis sur l’éventuelle simulation – du moins de la part du corps soignant. En revanche, les patients furent beaucoup plus lucides que les médecins : sur 118 patients de services de psychiatrie, dans les 3 premières hospitalisations, 35 exprimèrent leur suspicion, d’autant que les faux patients prenaient souvent des notes : « Vous n’êtes pas fou. Vous êtes un journaliste ou un professeur ».

b) Au plan humain : la dépersonnalisation

Au-delà de l’erreur diagnostique se profile une erreur plus grave : l’incapacité à voir la personne derrière le patient, autrement dit la réduction de celui-ci à sa pathologie, une fois que celle-ci est énoncée. Autrement dit, tout converge pour dire que le patient n’est plus considéré comme une personne par le thérapeute. En voici quatre signes parmi d’autres.

Premier signe de dépersonnalisation. Le patient est dépouillé de toute vie privée : tout membre du personnel a accès à son dossier, donc à sa vie privée ; il peut inspecter ses affaires personnelles, pour quelque motif que ce soit ; il peut le surveiller quand il va aux toilettes qui, parfois, ne comportent pas de porte. Or, la vie privée est l’indice de notre dignité, de notre intériorité, constitutive de notre personnalité.

De plus, le patient est privé de toute liberté : il ne peut que répondre aux relations engagées avec le personnel, non de lui-même prendre l’initiative ; en un mot, il fait l’expérience d’une profonde et angoissante impuissance, d’une perte totale d’autonomie. Or, la liberté est constitutive de la personne.

D’ailleurs, l’accès à la vérité fait partie de la dignité de la personne ; or, cet accès lui est dénié.

Une autre expérience confirme cruellement cette dépersonnalisation du patient : on nie la pudeur du patient – tant physique que psychologique –, puisque l’examen, comme l’interrogatoire se déroulent dans des lieux semi-publics. « Il arriva qu’une infirmière ouvre sa blouse pour ajuster son soutien-gorge en présence de tous les hommes d’un service. Son attitude ne semblait pas volontairement séductrice ; on avait plutôt l’impression qu’elle n’avait même pas remarqué noter présence [3] ». Or, la pudeur naît de la crainte que notre dignité personnelle soit menacée ; mais seule une personne peut attenter à cette dignité. C’est donc que le patient psychiatrique n’est pas considéré comme une personne. Un tel mépris ne peut qu’entraîner une grave autodépréciation de soi chez le patient ; de là à penser que cette attitude aggrave la maladie, il n’y a qu’un pas qu’il semble rigoureux de franchir.

3) Quelques explications

a) Le primat de la construction sur le réel

Pour Rosenham, la raison de la cécité est claire : « les diagnostics ne furent pas influencés par la vie relativement normale des faux patients. L’inverse se produisit plutôt : le diagnostic modela complètement la façon dont les médecins perçurent leur vie [4] ». Autrement dit, le médecin voit le réel à partir de la construction du réel. De fait, les patients manifestèrent un comportement absolument normal ; voire, ils prenaient des notes et ils étaient persuadés que celles-ci feraient naître la suspicion ; aussi, au début, ne le faisait-il pas devant le personnel ; mais celui-ci ne réagissant pas, ils continuèrent à écrire ouvertement. Une seule réaction, plutôt comique d’un médecin, lorsque le patient demanda le type du médicament et qu’il nota : « Vous n’avez pas besoin de l’écrire, si vous n’arrivez pas à vous en souvenir, vous n’avez qu’à me le redemander ». ! Plus encore, certaines infirmières considérèrent cette activité comme pathologique ! Ce qui montre combien elles jugeaient le patient à travers leur pré-jugement, au sens propre, leur préjugé.

Cette construction est liée à deux causes : 1. de manière universelle, un système de classification des pathologies qui réduit l’individu à un type universel ; 2. de manière singulière, l’observation initiale, qui influencera tout le reste de l’histoire. Or, la première cause réduit le singulier à l’universel et la seconde réduit la possibilité de changer à une fixité initiale. La convergence de ces deux réalités blessent donc profondément l’intelligence.

b) Le comportement favorise le cloisonnement

Mais toute une attitude renforce cette erreur de jugement, à savoir la quasi-absence de contact. La durée du temps passé avec les patients est hautement significative. En moyenne, les aides-soignants passent 11,3 % de leur temps de service hors de l’espace clos transparent, avec des grandes variations interindividuelles (de 3 à 52 %). Les infirmières sortent encore moins et les médecins sont eux aussi encore moins disponibles. « Les contacts journaliers avec les psychiatres, les psychologues, les internes et les médecins furent évalués à une moyenne générale de 6,8 minutes (avec une variation de 3,9 à 25,1 minutes) pour 6 faux patients sur une durée d’hospitalisation de 129 jours. Cette moyenne comprend les entretiens d’admission, les réunions de service en présence d’un membre du personnel occupant un rang supérieur dans la hiérarchie, les séances de psychothérapie individuelle et de groupe, les réunions de présentation de cas et les réunions où se décide la sortie des patients [5] ». Or, comment connaître quelqu’un que l’on ne fréquente pas ? Au fond, soignants et patients vivent dans deux mondes différents qui, malgré la proximité dans l’hôpital, ne communiquent pas. La césure-exclusion physique, géographique, est symbolique d’une exclusion psychologique.

Un autre signe du cloisonnement est l’absence totale d’écoute. Les faux patients ont procédé à un exercice consistant à poser une question précise. Dans presque tous les cas, les médecins ne répondaient pas à la question. Or, on écoute une personne ; la personne est digne d’écoute ; des études inverses montrent que, dans les grandes universités comme Stanford où l’on prétend que les enseignants n’ont pas de temps à consacrer aux étudiants, ceux-là répondaient toujours précisément, même lorsqu’ils étaient pressés, à des questions du genre : « Pourriez-vous m’indiquer où se trouve le Centre de recherche clinique ? » Donc, au fond, c’est le regard jeté sur le patient qui est en jeu : on ne voit pas en lui une personne. D’ailleurs, des études ont montré que l’on se montre moins coopératif lorsqu’on demande un psychiatre que lorsqu’on cherche un interne [6]. Ce qui confirme combien on ne voit pas dans le patient psychiatrique une personne.

c) La médication à outrance

Une autre cause tient à l’usage massif de médicaments psychotrophes qui donne l’impression au personnel soignant qu’on traite réellement les malades. Or, d’une part, un certain nombre de patients ne prennent pas leurs comprimés, sans que le personnel soignant s’en rende compte : c’est ainsi que les faux patients reçurent près de 2 100 comprimés en tout ; or, 2 seulement furent avalés, le reste passant le plus souvent dans les toilettes, en toute impunité ! D’autre part, si la surenchère médicamenteuse est en partie la cause de la dépersonnalisation, elle en est aussi l’effet. Il en est ici comme de la cause souvent invoquée qu’est la surcharge de travail, elle-même conséquence des difficultés financières : mais cette cause n’explique pas l’évitement du patient, le faible temps passé par le personnel soignant hors de son local : « J’ai l’impression que les forces psychologiques qui mènent à la dépersonnalisation sont beaucoup plus puissantes que les contraintes financières, et davantage de personnel ne suffirait pas à vraiment améliorer le traitement des patients à cet égard [7] ».

4) Réception critique

L’article de Rosenham, on s’en doute, suscita de très vives réactions. On les trouve accompagnées de leurs références et de la réponse de Rosenham dans un article publié en 1975 [8]. De fait, on objectera que l’on ne peut imaginer un tel subterfuge. De plus, toujours à la décharge de l’hôpital, une maladie mentale de type psychose chronique évolue très lentement. Modéré, Rosenham ne s’en prend pas au personnel qu’il juge intelligent et soucieux de traiter les patients, mais aux grilles de lecture qui, proposant des « diagnostics catégoriques » blessent l’intelligence et rendent incapables de voir le patient derrière la typologie des maladies [9].

Il existe d’autres expériences similaires où l’on informa le personnel psychiatrique sur la venue de faux patients dans le service. Sur 193 patients admis en psychiatrie et qui furent en contact prolongé avec le personnel, 41 furent jugés comme très probablement faux patients par au moins un membre du personnel et 23 par au moins un psychiatre ; or, en réalité, nul faux patient ne se présenta à l’hôpital durant la période [10].

5) Généralisation du syndrome de dépersonnalisation

Mon intention n’est pas de faire le procès de la psychiatrie dont les mérites sont grands. Elle n’est pas non plus de semer le scepticisme et encore moins d’inviter à faire de même. Elle n’est pas non plus de faire de l’antipsychiatrie et de nier la différence entre folie et normalité [11]. Enfin, l’article se fonde sur l’exemple américain qu’on ne peut pas purement et simplement transposer outre-atlantique ; de plus, il date maintenant de près d’un demi-siècle.

Mais cette expérience n’invite-t-elle pas à dépasser le cadre de la psychiatrie ? N’est-elle indicative de cécités plus générales qui nous empêchent de reconnaître en l’autre homme une personne à part entière ? Les deux reconstructions qui blessent le plus notre considération de l’autre : la réduction de la personne à des catégories universelles et la réduction à son passé. Limitons-nous à la seconde.

Ces catégories générales sont multiples : plus haut, elles sont psychiatriques, plus encore que psychologiques ; mais elles peuvent être raciales, religieuses, politiques, sociales, intellectuelles, familiales, etc.

En effet, certains jugements marquent l’autre au fer rouge. La psychologie de la forme (Gestaltpsychology) a montré que cette cristallisation porte plus particulièrement sur certaines caractéristiques centrales de la personnalité qui influent considérablement sur l’idée que l’on se fait d’une personnalité : par exemple, « chaleureux » ou froid » ; or, les catégories psychiatriques comme la « schizophrénie », la « dépression » (« cette personne est dépressive ») et même simplement la catégorie « malade mentale » comptent parmi les idées influençant le plus le regard posé sur l’autre [12].

Dans un domaine de moindre portée, les jugements sur le corps sont aussi souvent vécus comme définitifs. En effet, autant l’esprit peut changer, autant l’organisme est peu plastique. Une mère me rapportait l’épisode suivant. Sa fille, 15 ans, était d’une taille inférieure à la moyenne. Un jour, son professeur de mathématique décide de faire la moyenne des tailles de la classe – ce qui est déjà une gaffe – : « Bon, dit-il, j’imagine qu’il n’y a personne qui a une taille inférieure à 1 mètre 55 ». Et la jeune fille de timidement lever la main : « Si, moi : 152 centimètres. – Ah bon ? », fit le professeur, étonné, qui poursuivit sans s’émouvoir : « De toutes manières, pour les courbes statistiques, on ne prend pas en compte les extrêmes : ce sont des monstres à écarter »…

Pascal Ide

[1] David L. Rosenham, « On Being Sane in Insane Places », Science, n° 179, 19 janvier 1973, p. 250-258. Trad. d’une version légèrement augmentée sous le titre « Être sain dans un environnement malade », Paul Watzlawick (éd.), L’invention de la réalité. Comment croyons-nous ce que nous croyons savoir ? Contributions au constructivisme, trad. Anne-Lise Hacker, Paris, Seuil, 1988, p. 131-160. Cette thèse n’est pas isolée (cf., par exemple, Thomas S. Szasz, Fabriquer la folie, Paris, Payot, 1976).

[2] Cette étude date d’environ 2000, donc il y a plus de vingt-ans.

[3] Ibid., p. 152.

[4] Ibid., p. 140.

[5] Ibid., p. 153.

[6] Cf. Ibid., p. 148-149.

[7] Ibid., p. 154.

[8] David L. Rosenham, « The Contextual Nature of Psychiatric Diagnosis », Journal of Abnormal Psychology, 84 (1975) n° 5, p. 462-474.

[9] « Être sain dans un environnement malade », p. 157-158.

[10] Cf. « Etre sain dans un environnement malade », p. 138-139.

[11] A ce sujet, la conclusion de l’article : « Nous savons maintenant qu’on ne peut distinguer la maladie de la santé mentale » (p. 155) me paraît excessive.

[12] Salomon E. Asch, « Forming Impressions of Personality », Journal of Abnormal and Social Psychology, n° 41 (1946) n° 3, p. 258-290 ; Julius Wishner, « Reanalysis of ‘Impressions of personnality’« , Psychology Review, n° 67 (1960) n° 2, p. 96-112.

15.2.2022
 

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