La double idolâtrie de la santé 1/2

Pascal Ide, « Health : Two Idolatries », Paulina Taboada, Kateryna Fedoryka Cuddeback and Patricia Donohue-White (éd.), Person, Society and Value : Towards a Personalist Concept of Health, coll. « Philosophy and Medicine » n° 72, Lancaster, Kluwer Academic Publishers, 2002, p. 55-85.

« En ce qui concerne la médecine, il ne serait pas bien de rejeter un don de Dieu [c’est-à-dire la science médicale] uniquement à cause du mauvais usage que certaines gens peuvent en faire. […] Nous devrions au contraire mettre en lumière ce qu’ils ont de corrompu [1] ».

Il est devenu classique d’opposer deux conceptions de la santé, corrélative­ment à deux types de pratique médicale, voire d’approche du corps humain. Pour faire simple, je reprendrai la typologie classique, qualifiant la première d’objectiviste et la seconde d’holistique ou d’holiste, épithètes qui seront explici­tées plus loin. Les différents termes disponibles en anglais permettent de don­ner une première approximation de cette distinction. Cette langue dispose de trois mots de signification bien différente que le français aime opposer à la pau­vreté de sa terminologie qui se contente de l’unique maladie [2] : disease désigne la maladie telle qu’elle est appréhendée par la médecine ; illness signifie la maladie telle que le patient l’éprouve ; sickness renvoie à un état de malaise plus que de maladie ou, plus précisément, si l’on suit les analyses éclairantes de Jean Benoist sur les travaux américains relatifs à l’anthropologie de la ma­ladie et de la santé [3], à la représentation sociale de la maladie. Le premier mo­dèle de la santé est donc corrélé à la perspective objective de la maladie (la maladie-objet) et le second modèle aux perspectives subjective (la maladie-su­jet) et sociale (la maladie-société).

Cette opposition est-elle pertinente ? Est-on obligé de se ranger à l’une des deux conceptions ou, à la limite, composer un mixte des deux ?

1) Les deux modèles classiques de santé et de maladie

Exposons la distinction proposée avant d’en proposer trois confirmations.

a) Le modèle objectiviste de la santé

Précisons d’emblée deux points. D’une part, le modèle biomédical qui va être décrit a beau être actuellement dominant, il n’est jamais enseigné ou réfléchi comme tel, in actu signato ; il fait partie d’une représentation commune, incons­ciente, véhiculée par les études de médecine et pratiquée par les soignants, surtout ceux du monde hospitalier qui demeure la référence implicite de l’ensei­gnement et de la pratique médicale. D’autre part, la prégnance de cette repré­sentation ne signifie pas son exclusivité ; comme je le dirai plus bas, le patient ou le médecin ne cessent de la transgresser, signifiant son insuffisance in actu exercito, ce qui appelle l’autre approche de la santé.

Selon ce modèle, la santé est une caractéristique observable et quantitative­ment mesurable du corps humain. Elle est réductible à un certain nombre de pa­ramètres biologiques. Par exemple, un corps sain aura un nombre d’hématies (de globules rouges) compris entre 4 et 5 millions (un demi million en moins pour la femme), un taux de potassium entre 3,5 et 4,5 milli-équivalents par litre, un poids P en kilogrammes tel que le résultat de la fraction P/T2, où T désigne la taille mesurée en mètre, sera compris entre 18,5 et 25 (en dessous, le corps est – trop – maigre, au-dessus il est en surpoids ; au-dessus de 30, il est obèse, avec les conséquences inéluctables que cela comporte), etc.

Autrement dit, la santé présente quatre caractéristiques.

– Elle est objective, c’est-à-dire qu’elle fait appel à des données extérieures et non à un ressenti subjectif. De ce fait, les critères de santé sont universalisables, normalisables et non pas liés à des représentations singulières. L’anthropologue américain Byron Good qui fut appelé, au début des années 90 pour évaluer les programmes de médecine de l’École de Harvard et a rencontré personnellement, plusieurs semaines, des étudiants et des étudiantes, rapporte le propos d’un interne : « Nous ne sommes pas là pour simplement faire raconter leur vie aux gens. […] En tant que professionnels, nous avons appris à traduire les descriptions phénoménologiques du comportement en processus physiolo­giques et patho-physiologiques [4] ».

– Elle considère le corps selon la morphologie (macroscopique et microsco­pique) de ses organes et la physiologie de ses différentes fonctions. Croisée avec la première caractéristique, cette seconde note signifie que la santé des organes et des fonctions est mesurée par des critères quantifiables et statis­tiques, donc est normalisable et objet de science. Le corps, constate le profes­seur Didier Sicard, « est de plus en plus absent de la médecine, il n’est présent que si la médecine lui offre des paramètres objectifs, images ou chiffres [5] ».

– Elle est somatique, c’est-à-dire qu’elle ne considère que le corps, indépen­damment du milieu extérieur et du psychisme.

– Elle est invariable, c’est-à-dire indépendante de l’histoire du sujet [6]. Elle considère ces paramètres à un instant donné et peut donc dire si le corps est sain indépendamment de son évolution ultérieure. Si j’observe une glycémie à 1 gramme hors des repas, je puis assurer qu’elle est normale, donc saine.

La première caractéristique commandant les trois autres, nous avons qualifié cette conception de la santé d’objectiviste, le suffixe soulignant le caractère par­tiel de la perspective. Elle est bien résumée par le mot célèbre de Leriche : « la santé est la vie dans le silence des organes ». [7]

Le modèle objectiviste se fonde sur une vision du corps que je résumerai en deux traits [8] : passif et fragmenté. En effet, la première caractéristique d’un corps objectivable est sa quantification, ce que Descartes aurait appelé son étendue ; or, l’étendue est une caractéristique passive ; l’activité est une pro­priété qualitative ; donc souligner la mesurabilité, c’est se rendre aveugle au dy­namisme qui soulève le corps humain. D’autre part, ce qui est étendu est divi­sible, donc décomposable en parties.

Les exigences de l’approche scientifique convergent ici avec celles de la bio­technique. En effet, la manipulation technique requiert la fragmentation [9]. Cela est particulièrement clair de deux techniques nouvelles, les transplantations d’organes [10] et le séquençage du génome [11]. Voilà pourquoi le modèle objecti­viste et l’anthropologie du corps passif conduisent à maximiser la place de la technique et à minimiser le rôle joué par l’organisme.

La conséquence la plus claire de cette approche objectiviste est de dessaisir le sujet de sa pathologie et le soignant de sa compassion. « La médecine formule le corps humain et la maladie de façon culturellement distincte », écrit Byron Good [12]. Anne Fagot-Largeault, médecine et philosophe, parle d’une « tradition d’en­durcissement. Comme si le contact avec la souffrance humaine créait un besoin compensatoire de se mettre à distance, voire de plaisanter avec la souffrance [13] ». Les psychologues y détectent une protection à l’égard d’une culpabilité om­niprésente [14] ; la philosophie y déchiffre la rencontre d’une anthropologie du corps objectivé et d’une pratique du regard objectivant qui abstrait l’humanité du sujet. Permettez-moi de faire part d’une anecdote personnelle. Lorsque je fai­sais mon stage dans le service de Réanimation néphrologique du Professeur Richet, à Tenon, nous avons accueilli un jour un patient qui avait fait une insuffi­sance rénale aiguë sur choc septique : il avait été sauvé in extremis. Arrive le jour de la sortie. La quasi-totalité des visites se déroulaient, fait ô combien signi­ficatif, dans la salle des externes, avec la seule pancarte et le dossier. Mais, pour une fois, nous faisions le tour des différentes chambres. Nous arrivons à celle de notre patient. Vivement conscient d’avoir échappé de très peu à la mort grâce aux compétences techniques extrêmes de ce service réputé et au zèle de l’équipe médicale, lorsqu’il nous voit arriver, il se met à remercier chaleureuse­ment le médecin qui l’avait suivi ; les larmes lui montent aux yeux. Je vois alors le médecin se replier précipitamment vers le couloir en bredouillant des paroles incompréhensibles. Un peu plus et il demandait à l’infirmière de prescrire un as­séchant lacrymal ! J’avais l’impression que le médecin rencontrait, pour la pre­mière fois, non plus une maladie, mais un malade.

b) Le modèle holiste de la santé

Dans les premières décennies de ce siècle, les approches holistes fleurissent. Des médecins mettent l’accent sur le rôle de la nutrition, les cures thermales, les séjours à la montagne, les sanatorium qui cumulent les bénéfices du repos, de l’air pur et du soleil, pour maintenir un état de santé ou favoriser la guérison. Les remèdes dits naturels, car ils sont obtenus à partir de plantes médicinales tradi­tionnelles, fleurissent. Dans les années 1920, la naturopathie se développe grâce à un médecin polygraphe, Paul Carton [15], relayé par une association na­tionale et un journal : sa doctrine synthétique est fondée sur un régime semi-vé­gétarien et des exercices tant physiques que mentaux, le tout teinté d’hermé­tisme.

L’évolution des noms est intéressante. Pendant les trois quarts de notre siècle, ces autres approches médicales, dont la plus fameuse est l’homéopathie, furent ignorées et marginalisées par la médecine officielle. Puis, dans les années 70, on a parlé de médecines alternatives : c’était une reconnaissance de facto de leur spécificité, mais de manière dialectique et discriminatoire : l’épithète alter­natives signifie une exclusion mutuelle, de sorte qu’accepter la médecine conventionnelle est automatiquement disqualifier l’autre, et vice versa. Au début des années 1980, est proposé le terme moins polémique de thérapie complé­mentaire. Aujourd’hui, on parle de thérapie intégrée : cet adjectif élargit le champ de ces thérapies que l’on croit seulement adaptées à des malades fonc­tionnels (on parlait parfois de médecine douce) aux graves problèmes de santé contemporains.

A ce modèle objectiviste s’oppose un autre modèle de la santé qui définit celle-ci comme un état intérieur d’harmonie du corps en relation avec le milieu, le psychisme et l’histoire [16]. Elle s’oppose point par point aux quatre propriétés énoncées ci-dessus :

– Elle est avant tout une caractéristique subjective : être en bonne santé, c’est se sentir en bonne santé. Pas seulement au sens négatif de ne rien éprouver, mais au sens plein, positif de se sentir bien, à la fois paisible et opérationnel, avec un corps qui réponde sans grincer à la demande. La santé prend ici en compte le corps-sujet, le vécu du corps.

– Elle correspond à une qualité de vie insoluble, inanalysable en paramètres objectivables. Pour reprendre les catégories de Canguilhem, la santé est de l’ordre non pas de normalité (quantifiable) mais de la normativité, donc de la valeur. Le latin valere n’atteste-t-il pas le lien profond existant entre valeur et santé ?

– Elle est mise en relation avec l’autre du corps, encore intérieur à la per­sonne qu’est le psychisme et l’autre de cet autre, extérieur, qu’est le milieu et la société [17]. Dès lors, la santé devient non plus une normalité, mais une norme, une capacité d’adaptation à l’environnement [18].

– Enfin, elle est historique. La santé de la personne s’inscrit dans une histoire : quand bien même, après le traitement et la convalescence, le patient recouvre la santé qu’il avait auparavant ad integrum, la pathologie fait partie de sa mé­moire et son expérience ne l’a pas laissée indemne.

A l’instar de la conception objectiviste de la santé, cette vision nouvelle de l’être sain se fonde sur une représentation du corps, ici active et unifiée. Si la santé est une valeur, c’est qu’elle est une capacité du corps. L’insistance accor­dée à la dynamique propre à l’organisme conduit à minimiser voire à craindre et même dévaloriser la technique biomédicale au profit d’une confiance dans les capacités illimitées de récupération de la nature corporelle. Voilà pourquoi cette vision de la santé est qualifiée de holiste. Par ailleurs, elle considère le corps humain dans sa globalité. Loin d’être liée à l’état d’un seul organe ou d’une seule fonction, la santé devient une propriété holistique.

On le voit : chacun des deux modèles de la santé se nourrit de son contraire, c’est-à-dire de ce que l’autre exclut. En fait, cette opposition est idéale ; le plus souvent, nous avons affaire à des modèles et des pratiques hybrides.

2) Trois confirmations

La distinction qui vient d’être brièvement décrite trouve une double confirma­tion dans son contraire qu’est la maladie et l’histoire de la médecine.

a) Deux visions de la maladie

Je ferai référence au remarquable travail de François Laplantine sur les formes élémentaires de la maladie et de la guérison [19].

De même qu’il existe deux visions de la santé, de même s’opposent deux ap­proches de la maladie. Selon Laplantine, la distinction s’explique à partir de quatre grands couples catégoriels que je résume en un tableau [20].

 

Première approche

Seconde approche

Modèle ontologique

Modèle relationnel (ou fonctionnel)

Modèle exogène

Modèle endogène

Modèle additif

Modèle soustractif

Modèle maléfique

Modèle bénéfique

 

Le modèle ontologique centre la médecine sur la maladie donc sur l’ontolo­gique, alors que le modèle relationnel la centre sur le malade, donc sur le fonc­tionnel. De prime abord, c’est cette bipolarité ontologique-fonctionnel qui com­mande les autres distinctions [21]. En réalité, la lecture attentive de l’ouvrage montre que c’est la seconde distinction entre modèle exogène (pour qui la cause de la maladie est extérieure) et modèle endogène (pour qui la cause est intérieure) qui est décisive : elle permet d’expliquer les autres formes élémen­taires de la maladie autant que de la guérison. Or, nous venons de voir et rever­rons que la représentation objectiviste se distingue de la représentation holiste d’abord en ce que la première donne la primauté à l’activité (intérieure) du corps aidée par la technique médicale et la seconde à l’activité (extérieure) de cette même technique suppléant la passivité du corps [22].

b) Histoire de deux visions de la médecine

On présente assez souvent l’histoire de la médecine en deux temps, voire en trois temps. Au commencement est une pratique médicale infra-rationnelle prin­cipalement de type magique. Puis, avec Hippocrate et plus encore à la Renaissance, avec Vésale, se met en place une médecine scientifique qui ne prend pleinement sa mesure que dans les années 1880 (selon la chronologie habituelle). La biomédecine est finalisée par le premier modèle de santé mis en place ci-dessus. Certains observateurs, plus rares, ajoutent un troisième temps : par réaction à cette pratique objectivante toute centrée sur la maladie s’est mise en place une autre vision, toute centrée sur le patient.

La vision d’une histoire de la médecine en deux temps (infra-rationnelle puis progressivement rationnelle) semble victime d’une philosophie positiviste de l’histoire et ignore naïvement la part d’irrationnel et en tout cas de présupposés non scientifiques (relevant par exemple des postulats scientistes) dans la pra­tique médicale actuelle. Mais la vision en trois temps, si elle honore l’apparition (certains disent le retour) de la médecine plus fonctionnelle, est aussi discu­table. Ne trouve-t-on pas, en effet, dès le point de départ, dans les cultures archaïques, une juxtaposition sinon de deux types de médecins, du moins de deux types de pratiques ou de fonctions, plus magique et plus empirique, sans que les lignes de démarcation soient parfaitement claires ? Toujours, en effet, l’homme a tenté d’interprété avec cohérence le réel pour apprivoiser un environnement cruel et donner un sens aux épreuves de la vie [23]. Et il avait une double approche de celle-ci : l’une plus immédiate, plus empirique, qui consiste à analyser les symptômes et les causes ; l’autre, plus globale, qui en détermine les sens et les fins, au sein de la vie, de la nature et de la société. Or, la maladie fait partie de ces épreuves existentielles.

C’est ainsi qu’en Mésopotamie deux types de médecine se retrouvent, sinon dans leur conclusion du moins dans leur cohabitation : une « médecine de mé­decins » et une médecine de « mages » [24]. Les chemins sont différents : le médecin diagnostique le mal et utilise les drogues qu’il choisit et prépare. Le mage, lui, n’a pas cette liberté ; de plus, il cherche davantage à inscrire le mal de la mala­die dans le champ de l’existence globale, de l’univers construit par le mythe où interviennent notamment les démons, entités intermédiaires entre les dieux et les hommes ; enfin, il utilise deux moyens conjuratoires essentiels, la manipula­tion et la parole, selon certaines lois, par exemple celle des semblables ou celle des contraires [25].

Dans l’Occident à l’époque moderne, l’oubli de la personne du malade et de sa souffrance apparaît avec la naissance de la clinique, selon l’observation de Michel Foucault. A l’hôpital, le sujet est premier et la maladie seconde ; c’est tout le contraire dans la clinique où le malade finit par devenir objet :

 

« À l’hôpital, on a affaire à des individus qui sont indifféremment porteurs d’une maladie ou d’une autre ; le rôle du médecin est de découvrir la maladie dans le malade ; et cette intériorité de la maladie fait qu’elle est souvent enfouie dans le malade, cachée en lui comme un crypto­gramme. A la clinique, on a affaire inversement à des maladies dont le porteur est indifférent : ce qui est présent, c’est la maladie elle-même, dans le corps qui lui est propre et qui n’est pas celui du malade, mais celui de sa vérité […] le malade est seulement ce à travers quoi un texte est donné à lire, parfois compli­qué et brouillé. A l’hôpital, le malade est sujet de sa maladie ; c’est-à-dire qu’il s’agit d’un cas ; à la clinique, où il n’est question que d’exemple, le malade est l’accident de sa maladie, l’objet transitoire dont elle s’est emparée [26] ».

 

Les deux perspectives, synchronique ou diachronique, recèlent probablement chacun une part de vérité, qui s’explique par des mécanismes anthropologiques comme la réaction pendulaire, les compensations, la limite propre à toute pers­pective systématique, etc. Mais peu importe. Dans tous les cas, nous nous trou­vons bien face à deux visions de la santé qui souvent s’affrontent, parfois com­posent, mais jamais ne fusionnent.

Résumons les considérations précédentes en un tableau.

 

 

La santé dans le modèle objectiviste

La santé dans le modèle holiste

La représentation de la santé

Objective, quantifiable, somatique, anhistorique

Subjective, qualitative, globale, historique

La représentation du corps

Corps passif et éclaté

Corps actif et unifié

Place de la technique médicale

Survalorisation de la technique

Dévalorisation ou déni de la technique

La représentation de la maladie

Modèle ontologique, exogène, additif et ma­léfique

Modèle relationnel (ou fonctionnel), endogène, soustractif et bénéfique

3) Critique de la bipartition

Cette belle typologie est-elle si évidente ? Trois raisons, notamment, permet­tent d’en douter.

Tout d’abord, ces deux conceptions de la santé, du corps, de la maladie, de la guérison et de l’art médical, échouent à cause de leur propre exclusivisme. Le modèle lésionnel prédominant dans la médecine objectiviste est inapte à traiter quantités de maladies fonctionnelles ; il est révélateur qu’il doive qualifier d’es­sentiel la plupart des étiologies d’hypertension, de diabète, etc. Plus encore, il se heurte à un certain nombre de maladies, notamment communes, mais aussi infectieuses, qui demeurent incurables (on songe à la sclérose en plaques, à la polyarthrite rhumatoïde, au lupus, etc.) [27]. Le modèle fonctionnel est sans doute mieux armé face à la cohorte des pathologies justement qualifiées de fonction­nelles ; mais son exclusivisme lui fait nier les réussites incontestables de la bio­médecine scientifique ; sans compter la dose de ressentiment qui anime les pa­tients.

Ensuite, beaucoup de médecins pratiquent les deux types de médecine. Si la cohabitation a son efficacité, elle n’est en revanche pas pensée. Notre concep­tion de la santé et de la médecine en devient schizoïde dans sa pratique.

Enfin, paradoxalement, ces deux conceptions de la santé divergent sur tous les points sauf un seul : la finalité. Si différentes soient-elles, elles font de la santé un absolu. Le monde actuel vit de la parole de Rimbaud : la « jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection égoïste [28]« . La santé devient le modèle de tout bonheur. Elle est aussi la source de normes éthiques. Comment expliquer d’une part cette convergence à partir de prémisses diamétralement opposées, d’autre part cette absolutisation (qui se double, dans un cas, d’une survévalua­tion quasi idolâtrique de la médecine ou du moins des biosciences, et dans l’autre, d’un dénigrement dont l’excès est symétrique) ?

Pascal Ide

[1] Saint Basile le Grand, Grandes Règles, 55, 3, Patrologie Latine, 31, col. 1048.

[2] Le français possède tout de même une ressource négligée, le terme « pathologie » qui pointe vers la dimension objective et donc recoupe l’anglais disease.

[3] Sickness signifiera alors « le processus de socialisation de disease et illness ». (« Quelques repères sur l’évolution récente de l’anthropologie de la maladie », Bulletin du séminaire d’ethnomédecine, n° 9, 1983, p. 51-58, ici p. 56) Cette vision permet de trancher le débat entre Leon Eisenberg (« Disease and Illness », Culture, Medicine and Psychiatry, 1 [1977] n° 1, p. 9-23) qui tire illness du côté de la maladie-sujet et Horacio Fabrega Jr (« The Scope of Ethnomedical Science », Culture, Medicine and Psychiatry, 1 [1977] n° 1, p. 201-228 ; « Ethnomedicine and Medicale Science », Medical Anthropology, 2 [1978] n° 2, p. 11-24) qui la tire du côté de la maladie-société ; elle clarifie aussi l’exposé de Serge Genest (« Tendances actuelles de l’ethnomédecine : maladie et thérapeutique en pays mafa », Bulletin du séminaire d’ethnomédecine, n° 8, décembre 1981, p. 5-19).

[4] Comment faire de l’anthropologie médicale ? Médecine, rationalité et vécu, trad. Sylvette Gleize, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1998, p. 174-175.

[5] Didier Sicard, Hippocrate et le scanner. Réflexions sur la médecine contemporaine, Paris, DDB, 1999, p. 157.

[6] Et donc de toute responsabilité éventuelle (cf. Jean-Louis Genard, La grammaire de la responsabilié, coll. « Humanités », Paris, Le Cerf, 1999, p. 170-186).

[7] Cf. René Leriche, « De la santé à la maladie », « La douleur dans les maladies », « Où va la médecine ? », in Encyclopédie française, VI, 1936. La chirurgie de la douleur, 1937. La chirurgie à l’ordre de la vie, 1944.

[8] Pour ce point comme pour d’autres, je me permets de renvoyer à Pascal Ide, Le corps à cœur. Essai sur le corps, coll. « Enjeux », Versailles, Saint-Paul, 1996, 1ère partie, ch. 3-6. J’y montre que l’on peut qualifier ce modèle de corps de mécaniste.

[9] Rêvant sur les évolutions de la médecine en ce siècle, le professeur Jean Bernard imagine un médecin endormi en 1960 qui se réveille en 1990. La description qu’il fait ne manque pas de sens prophétique. « Comment prévoir, organiser les adaptations nécessaires ? […] L’homme moderne, dissèque en organes par l’anatomiste, découpé en tissus et cellules par l’histologiste, pulvérisé en molécules par le biochimiste, volatilisé en électrons, protons, neutrons par le physicien se présente sous la forme d’un nuage de particules élémentaires. Derrière cette fragmentation le médecin retrouve ou maintient l’unité sans cesse renouvelée, mais constante de son patient ». (Grandeur et tentations de la médecine, Paris, Buchet-Chastel, 1973)

[10] Elles font du corps « un simple assemblage de pièces, susceptibles elles-mêmes d’échanges strandardisés ». (François Dagognet, Savoir et pouvoir en médecine, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », Le Plessis Robinson, Institut Synthélabo, 1998, p. 282)

[11] « Chaque portion de notre corps ou chaque maillon de nos chaînes physiologiques internes dépendrait d’un locus, logé sur l’un de nos chromosomes, ce qui nous vaudrait une image hypermorcelée, en mosaïque (une division en mille morceaux) ». (Ibid., p. 284)

[12] Byron Good, Comment faire de l’anthropologie médicale ? Médecine, rationalité et vécu, trad. Sylvette Gleize, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1998, p. 150.

[13] « Anne Fagot-Largeault : l’éthique et la médecine », Propos recueillis par Monique Canto-Sperber, Magazine littéraire, 361 (janvier 1998), p. 102.

[14] Cf., par exemple, Professeur Philippe Naquet, « La culpabilité libératrice », in Marie de Solemne, Innocente culpabilité, Paris, Dervy, 1998, p. 57-69.

[15] Cf. notamment Paul Carton, L’apprentissage de la santé, histoire d’une création et d’une défense doctrinale, Paris, Maloine, 1943, où il raconte l’histoire de la naturopathie.

[16] Sur quelques étapes du passage de la représentation objectiviste de la santé à sa représentation naturaliste, cf. ma Postface à Dr Patrick Theillier et Dr Michel Geffard, Une nouvelle approche biomédicale des maladies chroniques. L’endothérapie multivalente, coll. « Ecologie humaine », Paris, François-Xavier de Guibert, 2001, p. 341-353.

[17] C’est ainsi que l’anthropologue américain Byron Good oppose à « la médecine occidentale [qui] considère le corps comme une machine biologique complexe », la médecine zinécanthèque, dans la région du Chiapas au Mexique, pour qui la maladie est « un aspect de la personne considérée dans son ensemble et dans la relation à la société […] et au surnaturel ». (Comment faire de l’anthropologie médicale ?, p. 74. Il se fonde sur les travaux de deux ethnologues : Horacio Fabrega et Daniel B. Silver, Illness and Shamanistic Curing in Zinacantan : An Ethnomedical Analysis, Stanford, Stanford University Press, 1973.

[18] Cf. la thèse justement fameuse de Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, p.u.f., 1966 ; Id., « Le normal et le pathologique », La connaissance de la vie, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 21992, p. 155-169.

[19] François Laplantine, Anthropologie de la maladie. Etude ethnologique des systèmes de représentations étiologiques et thérapeutiques dans la société occidentale contemporaine, coll. « Science de l’homme », Paris, Payot, 1986. Il est intéressant que l’auteur n’approche la santé qu’au terme du processus de guérison et non pas d’emblée pour elle-même.

[20] Cf. la deuxième partie de l’ouvrage (p. 53-175). On observera que les quatre approches suivent, grosso modo, les quatre causes d’Aristote, ici appliquées à la maladie. En effet, la première distinction se prend du sujet (cause matérielle), la seconde de l’origine (cause efficiente), la troisième de la nature de la maladie (cause formelle) et la quatrième du sens (cause finale). Le travail de Laplantine présente, de ce fait, une véritable largeur de vue.

[21] Cf. Ibid., p. 76.

[22] On aurait pu faire la même démonstration à partir des quatre formes élémentaires de la maladie décrites par la troisième partie (Ibid., p. 177-232).

[23] Cf. le travail séminal de Keit Thomas, Religion and the Decline of Magic, London, Peregrine Books, 1971.

[24] Cf. Jean Bottéro, « La magie et la médecine règnent à Babylone », Les maladies ont une histoire, coll. « L’Histoire », Paris, Seuil, 1984.

[25] Ce qui vaut pour Babylone vaut plus encore de l’Egypte (cf. Thierry Bardinet, Les papyrus médicaux de l’Egypte pharaonique, coll. « Penser la médecine », Paris, Fayard, 1995).

[26] Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, p.u.f., 1975, rééd. coll. « Quadrige », p. 59.

[27] Cf. les développements de l’ouvrage des Dr Patrick Theillier et Michel Geffard, L’endothérapie multivalente.

[28] Arthur Rimbaud, « Génie », in Œuvres complètes, éd. Antoine Adam, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1972, p. 154-155.

9.10.2020
 

Les commentaires sont fermés.