Puissance de la gratitude : analyse de film chapitre 2

Chapitre 2 : Le Seigneur des anneaux

Le Seigneur des anneaux. 1. La communauté de l’anneau, film fantastique américano-néo-zélandais de Peter Jackson, 2003. Avec Eliah Wood, Ian McKellen, Viggo Mortensen, Liv Tyler.

Scène 21 (en entier), de 1 h. 21 mn. 25 sec. à 1 h. 23 mn. 00 sec.

  1. a) Résumé de l’histoire

Le réalisateur Peter Jackson a imaginé une scène qui ne se trouve pas dans la trilogie fantastique de Tolkien, Le Seigneur des anneaux, mais en respecte profondément l’esprit [1]. Elle se déroule entre un homme de haute lignée royale, Aragorn, et une femme elfe, Arwen Undomiel, qui est la fille du seigneur Elrond, de Fondcombe. La scène fait mémoire de leur première rencontre, il y a très longtemps, dans le même lieu, où Arwen a accepté de se lier à Aragorn et d’ainsi perdre son incorruptibilité et devenir mortelle. Le cadre est extraordinairement féerique, la bande-son enchanteresse (les chants d’oiseau, la rumeur de la source et la vocalise d’Enya). On objectera que cet exemple est fictif. La fiction recueille parfois le suc du réel. D’ailleurs, Tolkien appelait son épouse son « Arwen ».

  1. b) Déroulement de la scène

 

 « Arwen. – Vous souvenez-vous de notre première rencontre ?

Aragorn. – J’ai cru que je m’étais égaré dans un rêve.

Arwen. – De longues années ont passé (passant sa main sur son front, puis la laissant doucement descendre sur sa joue), vous n’aviez pas alors les mêmes tourments. Que vous avais-je dit ?

Aragorn, semblant se réveiller d’un rêve et caressant le bijou que porte Arwen en pendentif. – Vous avez dit vouloir vous lier à moi, abandonnant de ce fait l’immortalité de votre peuple.

Arwen. – C’est ce que je ferai. Je préfère partager une existence humaine avec vous qu’affronter tous les âges de ce monde toute seule. (Elle dépose le pendentif dans la main d’Aragorn).

Arwen. – Je choisis une vie mortelle.

Aragorn. – Vous ne pouvez m’offrir cela.

Arwen. – C’est à moi de décider à qui offrir ma vie tout comme mon cœur ». (Elle ferme doucement la main d’Aragorn sur le bijou. Ils s’embrassent tendrement)

  1. c) Commentaire de la scène

Habituellement, nous identifions la reconnaissance à un simple remerciement. Ici, nous voyons mis en scène un très grand acte de gratitude. Celui-ci présente cinq composantes :

  1. La gratitude concerne un bien qui a été accompli. Elle requiert donc la mémoire : « Vous souvenez-vous de notre première rencontre ? » La réponse jaillit : « J’ai cru que je m’étais égaré dans un rêve ». Pour Tolkien, comme pour son ami Lewis (l’auteur des Chroniques de Narnia), l’imaginaire est non pas une évasion du réel, mais son accomplissement. En revanche, l’amnésie prépare à l’ingratitude. Je songe à cet homme qui, lorsque son épouse faisait quelque chose de beau, l’écrivait pour ne jamais oublier.
  2. Certes, l’homme de la gratitude n’est ni le pessimiste ronchon qui se lamente de cette vallée de larmes, ni l’optimiste ingénu qui dénie le mal. « L’optimiste est un imbécile heureux et le pessimiste un imbécile malheureux », disait Bernanos. Il est un réaliste qui voit les difficultés, sans les laisser altérer son espérance du bien. Or, en réenracinant dans le passé, la seconde demande d’Arwen en assume le poids de souffrance, les « tourments » des « longues années [qui] ont passé » : « Que vous avais-je dit ? »
  3. La gratitude est un acte de reconnaissance plein de délicatesse qui ne veut rien perdre des dons offerts par l’autre. En répondant : « Vous avez dit vouloir vous lier à moi, abandonnant de ce fait l’immortalité de votre peuple », Aragorn nomme exactement le double cadeau que lui a fait Arwen : le don de son cœur et l’abandon de l’immortalité (aussi symbolisé par le pendentif). On pourrait trouver cet abandon bien romantique et peu réaliste. En fait, il représente ce que le couple (mais aussi les amis ou ceux qui vivent en communauté) sont appelés à vivre. D’abord les époux se donnent l’un à l’autre. C’est seulement après qu’ils découvrent ce à quoi ils doivent renoncer, leur rêve de fusion. En renonçant à la juxtaposition des « je », voire à l’absorption d’un des « je » par l’autre, ils entrent dans l’acceptation, souvent douloureuse, de l’altérité (le « tu » est encore plus différent qu’ils ne se l’étaient représenté, au point que, parfois, ils se demandent s’ils n’ont pas épousé un autre conjoint…). Et si l’épreuve de cette altérité est surmontée dans la fidélité et la conversion profonde (où l’on cesse d’attendre que l’autre change pour hâter de se transformer), le couple accède au « nous » de l’authentique communion d’amour. La mort physique consentie par Arwen symbolise toutes les morts à soi-même qui sont la condition du véritable amour.
  4. La gratitude ouvre à l’avenir, qui est ici le libre don de soi. Touchée profondément de la mémoire que fait Aragorn du don premier, Arwen répond en s’engageant : « C’est ce que je ferai … ». Et elle scelle sa parole par un acte : le cadeau du pendentif. Avec la même précision qu’Aragorn, elle transforme les dons promis en réalité : son immortalité (« offrir ma vie… ») et son être (« … tout comme mon cœur »). Et ce double don est libre : « Je choisis une vie mortelle », dit-elle pour le premier ; « C’est à moi de décider », dit-elle pour le deuxième.
  5. La gratitude ne s’habitue jamais au don. Elle ne le transforme jamais en dû. En effet, puisqu’Arwen a promis, il pourrait sembler normal qu’elle s’engage désormais. Or, même si cet engagement actuel s’inscrit dans la continuité de la promesse, il constitue un nouvel acte de liberté : nouveau car, désillusionnée, Arwen a traversé, avec Aragorn, l’épreuve, dans la fidélité ; nouveau, car cette décision doit se sceller par une communion de vie. Aussi, une nouvelle fois, Aragorn signifie-t-il la grandeur du don fait par Arwen : « Vous ne pouvez m’offrir cela », c’est-à-dire l’immortalité. La formulation paraît négative. En réalité, elle signifie la vive conscience du don immérité. La gratitude est la jeunesse éternelle du cœur, son printemps jaillissant. Combien de couples perdent leur pétillement car ils ne savent plus se remercier dans le quotidien. « Auriez-vous l’amabilité, si cela ne vous dérange pas, de me faire passer la salière ? », demande la maîtresse de maison à son invité en lui souriant. Puis, se retournant vers son mari : « Passe-moi le poivre ».

La gratitude est donc l’âme secrète du don de soi, c’est-à-dire son moteur intime. Elle s’enracine dans la mémoire émerveillée de tous les bienfaits reçus et appelle en retour une réponse d’amour. Par cette réponse, le don circule, fait naître un échange et parfois même une communion. Voilà pourquoi la scène s’achève par un doux baiser, cet échange des souffles qui symbolise l’union des âmes. « Nous avons reçu non pas l’esprit de ce monde, mais l’Esprit qui vient de Dieu, afin que nous sachions quels dons Dieu nous a faits » (1 Co 2,12 ) [2].

Pascal Ide

[1]Cf. John Ronald Reuel Tolkien, Le Seigneur des anneaux, trad. Francis Ledoux, Paris, Christian Bourgois, 1972-1973, tome 3, p. 343 et 428-439.

[2]Cf. le commentaire qu’en donne S. Bernard de Clairvaux, Sermon De misericordiis, dans Sermons variés, trad. Françoise Callerot Pierre-Yves Emery et Gaetano Raciti, coll. « Sources chrétiennes » n° 526, Paris, Le Cerf, 2010, p. 220-229.

8.10.2020
 

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