Sur les figures ambiguës et leur intérêt philosophique, je renvoie au premier article : « Les figures ambiguës 1/4. Une illustration de la différence entre objet matériel et objet formel »
Jusqu’à maintenant, nous nous sommes centrés sur des notions épistémologiques. Le premier article sur les figures ambiguës furent l’occasion de trois leçons épistémologiques : sur la précieuse distinction scolastique entre objet matériel et objet formel ; son application aux différentes anthropologies ; sur l’interdisciplinarité. Ce dernier article, lui, nous introduira à un concept métaphysique majeur : le mystère.
1) Une nouvelle figure ambiguë
Pierre Feschotte, ingénieur-chimiste et professeur à la faculté de sciences à l’université de Lausanne fait appel à une expérience pour montrer la différence entre la réalité extérieure et notre vécu intérieur [1]. Partant de cette expérience, je la recyclerai pour illustrer une vérité métaphysique que je dévoilerai au terme. Le professeur suisse part d’une figure tracée sur une feuille qui fait s’entrecroiser six segments :
On peut d’abord la voir comme une figure plane et fermée, accolant quatre triangles et les inscrivant au sein d’un quadrilatère (ou tétragone) irrégulier à partir des deux médianes le traversant. Mais on peut aussi, par notre activité intellectuelle, quitter la géométrie plane et voir cette figure comme un tétraèdre, donc une figure tridimensionnelle ou plutôt la projection 2D d’une figure 3D. Et c’est là que nous voulions en venir.
De fait, nos yeux sont spontanément portés à transformer la figure plane en pyramide. L’on pourrait alors demander : « Que voyons-nous ? » Arrêtez-vous avant de passer à la suite. Résistez à l’envie d’anticiper en regardant les prochaines figures. En effet, ce bref article est intéressant non pas par l’information qu’il donne à connaître, mais par la transformation qu’il vous donne de vivre.
Souvent, en entendant la question, vous pressentez un piège et devinez qu’il y a plusieurs réponses possibles. Vous êtes alors heureux de voir deux figures et, fort de l’enseignement tiré de l’article suscité, vous êtes encore plus heureux d’arriver à suffisamment maîtriser votre attention pour passer aisément de l’une à l’autre. Nous pouvons à nouveau en tirer les leçons que nous savons, notamment sur la différence entre l’objet matériel et l’objet formel.
En fait, notre dessin cache un troisième tétraèdre, qui sera différent selon les personnes. En plus de les visualiser, décrivons-les. Pour cela, posons la pyramide à trois côtés sur sa base ; convenons d’appeler pointe le point qui est au-dessus ; symbolisons les quatre coins en commençant par le haut et en tournant dans le sens horaire, par les lettres A à D ; enfin nommons le point d’intersection E. Nous nous trouvons donc en face de trois pyramides possibles :
- le tétraèdre dont la pointe est A, le point C en avant et l’arête horizontale DB en arrière :
- le tétraèdre dont la pointe est A, le point C en arrière et l’arête horizontale DB en avant :
- le tétraèdre dont la pointe est E :
2) L’interprétation métaphysique
Nous pouvons maintent en tirer la leçon philosophique. Nous avons fait l’expérience que, lorsque nous croyons avoir tout découvert, il y a encore autre chose à découvrir. En effet, la réalité est toujours plus riche que toute saisie humaine (et même angélique). En un mot, l’être est mystère [2].
Je n’emploie pas le terme mystère dans un sens vague [3], mais dans le sens précis que lui a donné le penseur suisse Hans Urs von Balthasar. Forgé sur le verbe grec muô, « se taire » (qui a donné le français « muet »), le mystère renvoie d’abord à une réalité secrète, à jamais dissimulée. Mais, pour Balthasar, le mystère dit quelque chose de plus. Il est une réalité en quelque sorte biface, composée d’une apparition, en quelque sorte d’une surface, et d’un fond ou profondeur. Et ces deux aspects étroitement imbriqués forment une seule réalité dynamique, vivante : d’un côté, le fond invisible se donne à connaître dans l’apparition ; de l’autre, l’apparition n’épuise jamais le fond. Prenons l’exemple d’un visage ou d’une parole : ils révèlent la personne (combien de fois, telle expression ou telle tonalité nous dé-masque à notre insu ?) ; toutefois, ils ne donnent jamais accès à la totalité de son cœur (combien de fois les mots nous manquent et notre physionomie nous trahit plus qu’elle ne nous traduit ?). Ainsi, le mystère est une apparition visible qui conduit à un noyau invisible, tout en laissant sur le seuil du sanctuaire.
Revenons à notre figure. Au fait, j’ai oublié de vous dire que le dessin tridimensionnel dissimule une quatrième figure… Vous pouvez d’ailleurs déduire son existence de nos descriptions antérieures, en observant une étrange asymétrie. En effet, le tétraèdre dont la pointe est E devrait se dédoubler comme celui dont la pointe est A : la pointe E peut se trouver soit en avant du plan horizontal, soit en arrière. Mais encore faut-il voir cette quatrième pyramide et pas seulement en déduire logiquement l’existence ! Pour cela, il s’agit d’observer le point E en dessous de notre plan, c’est-à-dire en arrière ou au fond, ce qui suppose que le tétraèdre soit transparent. Mais qu’il est difficile de le voir, tant qu’on ne souligne pas tel ou tel trait [4] ou, à l’inverse, on ne transforme pas les deux diagonales (intérieures) en pointillé. Et, plus malaisé encore, de passer d’un point de vue à l’autre, avec flexibilité et intégration.
Concluons. Cette figure ambiguë est triplement mystérieuse au sens défini ci-dessus (le visible qui est le signe d’un invisible par surcroît) : d’abord, la 2D recèle et décèle la 3D ; ensuite, la 3D elle-même est riche à l’excès de deux, non, trois, non, quatre figures tétraèdriques ; enfin, quand nous croyons avoir tout saisi des ressources présentes dans cette simple figure simple, nous découvrons que nous avons toujours et peineusement besoin de multiplier les approches, sans jamais pouvoir les englober et les maîtriser dans un unique regard…
Pascal Ide
[1] Cf. Pierre Feschotte, Les mirages de la science, Chatou, Les Trois Arches, 1990.
[2] Cf. Pascal Ide, Être et mystère. La philosophie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Présences » n° 13, Namur, Culture et vérité, 1995, notamment l’introduction.
[3] Ni même dans le sens développé avec profondeur par Gabriel Marcel. Cf., par exemple, Gabriel Marcel, « Appendice : Position et approches concrètes du mystère ontologique », Le monde cassé, coll. « Les Îles », Paris, DDB, 1933, p. 251-301. Cf. entrée « Mystère », dans Simonne Plourde, en coll. avec Jeanne Parain-Vial, l’abbé Marcel Belay et René Davignon, Vocabulaire philosophique de Gabriel Marcel, coll. « Recherches. Nouvelle série » n° 6, Montréal, Bellarmin, Paris, Le Cerf, 1985.
[4] C’est ce que fait Ernst Zürcher dont je m’inspire (Les arbres entre visible et invisible. S’étonner, comprendre, agir, Arles, Actes Sud, 2016, p. 267. Cf. p. 22). Il ne propose d’ailleurs pas un quatrième dessin. Je vous laisse vous-même le composer (comme j’ai dû le faire…).