La conception théologique de la personne chez Jean-Paul II

Allons directement au cœur. Les deux passages conciliaires que Jean-Paul II cite le plus souvent dans ses différents discours sont : « le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe Incarné. […] le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation » ; « l’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don sincère de lui-même [1] ». Ces deux textes, tirés de la constitution Gaudium et Spes, sont d’autant plus signifiants que Wojtyla est intervenu de manière décisive sur le « schéma XIII » [2], qui va devenir ladite constitution et que ses prises de parole étaient principalement focalisées sur la personne humaine. Fut-il l’un des principaux rédacteurs de ces textes ?

Nous concentrerons notre attention sur le second « passage assez simple mais d’une extraordinaire densité [3] », qui constitue « une des clés de l’enseignement conciliaire [4] », parce qu’il présente, in a nutschell, toute une théologie de la personne et répond aux questions laissées en suspens [5]. Jean-Paul II ne développe jamais longuement ce texte, mais, rassemblés, les multiples commentaires qui s’égrènent tout au long de son pontificat, finissent par constituer cette théologie [6]. Je soulignerai trois points en relation directe avec notre problématique.

  1. La finalité de la personne est le don de soi : « l’homme […] ne peut pleinement se trouver que par le don sincère de lui-même », affirme le dernier Concile. Là où Wojtyla parlait de « participation » et se risquait, notamment à la suite de Scheler, à l’identifier à l’amour, Jean-Paul II parle de don de soi-même. L’acte par excellence, plénier, de la personne, est désormais identifié au don : « la vraie richesse – dit le pape relisant Gaudium et spes 24 et 35 – ne consiste pas dans le fait d’avoir quelque chose et de donner quelque chose, mais dans la capacité de se donner soi-même [7] ».
  2. Le don de soi permet de comprendre de façon nouvelle la relation de la personne à son acte. En effet, nous avons vu que, au terme de Personne et acte, Wojtyla appelait de ses vœux une « élaboration nouvelle » de la connexion existant entre d’un côté le couple personne-acte et de l’autre l’agir en commun, désormais le don à l’autre. Pour l’agir individuel ou général, indépendamment de ses modalités individuelle ou commune (l’expérience : « j’agis »), cette relation se comprenait en termes d’efficience, de transcendance et d’intégration. Or, à travers le don de soi, la personne éprouve de manière neuve ces trois expériences ; en retour, celles-ci trouvent leur accomplissement plénier dans le vécu de la donation.

Tout d’abord, la personne s’éprouve comme la source du don de soi. Le texte affirme que l’homme « ne peut se trouver [seipsum invenire] ». La forme pronominale caractérise la capacité de réflexion et d’auto-appropriation de l’homme, autrement dit sa liberté. La personne est donc la cause efficiente, libre et responsable de cet acte : « la liberté s’accomplit dans l’amour, c’est-à-dire dans le don de soi [8] ».

Ensuite, la personne qui se transcende dans le don est achevée par lui : le « don sincère de soi […] constitue la pleine actuation de la finalité propre à la personne humaine. Son autotéléologie ne consiste pas à être pour soi-même […], mais à être pour les autres, être don [9] ». Tel est le sens du verbe « se trouver » dans le passage de Gaudium et spes, tel que l’expose Jean-Paul II : « Être une personne signifie tendre à la réalisation de soi (le texte conciliaire dit « se trouver ») [10] ».

Enfin, la personne s’intègre dans le don, elle intègre ses différents dynamismes. Cela vaut notamment des dynamismes affectifs, émotionnels. On a pu reprocher à la thématique du don de soi de proposer une vision trop volontaire de la personne. C’est oublier que le don de soi présente, à côté de sa dimension effective, une dimension affective. La donation de soi est source de paix – « Là où cherche le bien de l’autre, parce qu’il « est la seule créature que Dieu a voulu pour elle-même », là donc où l’on aime vraiment, naît la véritable paix. Le fondement de la paix est l’amour [11] » –, de joie – Jean-Paul II cite aux séminaristes de Naples la parole du psalmiste : « Bienheureux qui donne avec joie [12] » – et naît de l’amour – « la pleine fructification de la liberté est l’amour, en particulier l’amour par lequel l’homme se donne lui-même [13] ». Avec l’amour, nous retrouvons une nouvelle fois l’intuition de Scheler, mais dont la subjectivité trop unilatérale est dorénavant lestée de l’objectivité du don de soi.

Ainsi, le don est porteur d’une capacité neuve de nouer la personne et l’acte intersubjectif dans la triple expérience de cause, d’achèvement et d’intégration. Le constat d’inachèvement énoncé par la conclusion de Personne et acte ne venait donc pas d’une cause occasionnelle (par exemple un manque de temps ou de ressources), accidentelle et remédiable, mais d’une raison beaucoup plus radicale : le mystère de la personne ne s’éclaire donc et ne peut se vivre pleinement que dans la lumière que procure la Révélation chrétienne.

  1. Le passage conciliaire contient enfin un dernier enseignement qui est loin d’être négligeable. On se souvient que Scheler voyait en Dieu le fondement de la personne ; mais il n’établissait pas de corrélation entre Dieu et l’acte de l’homme, notamment l’amour. De son côté, Wojtyla n’abordait pas ce sujet pourtant essentiel dans Personne et acte. Le passage de Gaudium et spes commenté par le philosophe devenu pape ne se contente pas d’articuler la personne humaine et son acte par excellence qu’est le don. Elle ajoute que l’homme est la « seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même ». Au don de soi en aval est adjoint le don de Dieu en amont : tel est le fondement ultime de la relation entre personne et acte. En effet, il existe une corrélation nécessaire entre ces deux donations : l’homme, « créature que Dieu a voulue ‘pour elle-même’ […], par conséquent, ne peut se trouver complètement que par le don d’elle-même [14] ». Il est hors de question de développer ce point. Je souhaitais seulement montrer que, pour Jean-Paul II, à la suite du Concile, le fondement radical non seulement de la personne, mais de sa relation à l’acte, se trouve en son origine divine et même trinitaire : « Le modèle d’une telle interprétation de la personne – écrit le pape en commentant Gaudium et spes 24 –, est Dieu même comme Trinité, comme communion de Personnes. Dire que l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de ce Dieu, c’est dire aussi que l’homme est appelé à exister « pour » autrui, à devenir un don [15] ».

Pascal Ide

[1] Concile Œcuménique Vatican II, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes [désormais cité GS], n. 22, § 1 et n. 24, § 3.

[2] Cf. Dionigi Tettamanzi, Verità e libertà. Temi e prospettive di morale cristiana, Casale Monferrato, Piemme, 1993, p. 274. Sur les interventions conciliaires de Karol Wojtila en général, cf. Aa.Vv., L’arricchimento della fede. Elaborazione dei pensieri del cardinale Karol Wojtila sul rinnovamento conciliare, Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 1981.

[3] Discours à la Fédération italienne des consulteurs familiaux d’inspiration chrétienne, 2-3-1990, n. 4.

[4] Étienne Michelin, « ‘La vocation ultime de l’homme est unique, à savoir divine’. Thérèse de l’Enfant-Jésus au cœur de Vatican II », in Thérèse de l’Enfant-Jésus Docteur de l’Amour, Venasque, Centre Notre-Dame de Vie, Éd. du Carmel, 1990, p. 73 à 110, ici p. 101, note 190.

[5] D’ailleurs, le premier texte à la fois rejoint le second sur bien des points (éclairage théologique achevant l’éclairage philosophique [plene manifestat] ; la dimension trinitaire ; la relation, en aval, entre l’homme et sa vocation ; la relation, en amont, entre l’homme et l’amour de Dieu), le complète (en soulignant davantage la médiation christologique et le mystère) et se trouve complété par lui (notamment quant à la dynamique du don).

[6] Ils ont été rassemblés et commentés, dans la perspective du don, par Pascal Ide, « Une théologie du don. Les occurrences de Gaudium et spes, n. 24, § 3 chez Jean-Paul II », Anthropotes, 17/1 (2001), p. 149-178 et 17/2 (2001), p. 129-163. Pour une mise en perspective de ce texte conciliaire relu par Jean-Paul II dans la perspective de la personne, cf. les développements de Michael Waldstein, dans John-Paul II, Man and Woman He Created Them. A Theology of Body, éd. Michael Waldstein, Boston, Pauline Books & Media, 2006, introduction, p. 23-24 et p. 87-94.

[7] Discours aux religieuses à la Cathédrale de Notre Seigneur à La Paz, 10 mai 1988, n. 7.

[8] Lettre encyclique Centesimus annus pour le premier centenaire de Rerum novarum, 1 mai 1991, n. 87.

[9] Rencontre avec le monde de la culture au Grand Théâtre national de Varsovie, 8 juin 1991, n. 2. Cf. n. 5.

[10] Lettre apostolique Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme, 15 août 1988, n. 7.

[11] Discours à une rencontre avec des jeunes de France, Luxembourg, Belgique, 3 avril 1986.

[12] Homélie au séminaire Majeur à Naples, 10 novembre 1990, n. 1.

[13] Allocution à la réunion plénière du Sacré Collège, 11 juin 1979, n. 7.

[14] Audience générale, 21 mai 1986, n. 2. C’est moi qui souligne. Même lien dans l’Audience générale du 16 janvier 1980, n. 5.

[15] Mulieris dignitatem, op. cit., n. 7. Cf. le contexte immédiat de GS 24, § 3. Ce texte conciliaire révèle « qu’il y a une certaine ressemblance entre l’unité des Personnes divines et celle des fils de Dieu associés dans la vérité et dans l’amour [suit une citation de la fin de GS 24] » (Message de la Messe de Pâques Urbi et Orbi, 3 avril 1994, n. 3).

22.10.2019
 

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