Complément au chapitre 5 de l’ouvrage Le Triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Emmanuel, 2018.
Le TM peut se retrouver au sein d’un groupe, d’une nation entière, voire de la communauté internationale.
a) La lutte sociale
Dans la vie économique et sociale, la multiplicité des intervenants et la complexité des situations rendent les conflits inévitables. Certes, les représentants des salariés, par exemple des organisations syndicales, ont pour finalité de faire respecter les droits et les devoirs de chaque partenaire social. L’on est toutefois en droit de se demander si, dans un certain nombre de cas, les situations ne rappellent pas le carrousel du TM : des syndicats Sauveteurs défendant les intérêt d’employés Victimaires face à des patrons Bourreaux ; mais le conflit transforme bientôt Sauveteurs et Victimaires en Bourreaux, en attendant que les médias entrent dans la danse et deviennent eux-mêmes Bourreaux ou Sauveteurs.
b) « C’est pas faute moi »
Un coopérant français en Haïti me rapportait un événement qu’il avait vécu dans un quartier de Port-au-Prince.
Un pneu de ma voiture crève sur la route. Aussitôt, un Haïtien présent sur le côté de la route me propose son aide. Je décline poliment cette offre, lui expliquant que je connais bien mon 4-4 et qu’il m’est facile de changer de roue. Le Haïtien se met alors en colère et commence à m’invectiver : « Ah, vous êtes bien tous les mêmes, vous les Français ! Quand on vous propose de vous aider, vous refusez, ainsi vous ne versez pas un euro pour nous aider. Les Américains sont bien différents de vous ; eux, au moins, ils aident notre pays ».
Il ne s’agit bien entendu pas de généraliser indûment à partir d’un exemple, même si celui-ci me fut confirmé par d’autres propos, des lectures et même des confidences d’autochtones. D’ailleurs, le créole possède une formule succulente que l’on pourrait prendre comme gingle du Victimaire : « Li pa fòt mwen » où l’on entend phonétiquement : « C’est pas faute moi = ce n’est pas ma faute ». Ici, le schéma triangulaire maléfique est étendu à des pays entiers : le Victimaire que serait Haïti ; le Bourreau que serait la France ; le Sauveteur que seraient les États-Unis. Et cette mise en scène internationale relayée par les médias du pays se joue sur fond d’un TM raté : le Haïtien intervient en Sauveteur (le Français n’a rien demandé) et, devant le refus poli de sa proposition, switche en Bourreau, confirmant, s’il y avait besoin, qu’il n’était en rien un Sauveur.
Autre exemple. Quoi qu’il en soit du détail de la situation d’une Turquie de plus en plus fragile [1], le politologue Ahmet Insel affirme que « l’identité Victimaire » est « la mieux partagée du pays [2] », les groupes turcs et kurdes s’estimant victimes les uns des autres.
c) Un masochisme occidental ?
Pour étayer l’hypothèse d’une extension du TM à des groupes, il faudrait faire appel à des concepts sociologiques en vogue comme ceux d’identité collective et d’imaginaire social [3], ainsi qu’introduire une lecture anthropologique de la mondialisation [4]. Nous nous limiterons au seul jeu du Victimaire [5]. L’un des mérites de l’œuvre de l’essayiste français Pascal Bruckner est d’avoir dénoncé l’omniprésence onéreuse de l’attitude Victimaire au plan national et international : il a posé ce diagnostic de désamour de soi avec acribie il y a plus d’un quart de siècle, à propos de la relation de la France à son passé colonial [6] ; il l’a ensuite élargi à toute l’Europe occidentale [7]. Il affine encore ce jugement dans un livre sur ce qu’il appelle de manière suggestive « le masochisme occidental » [8]. D’autres auteurs, comme l’anthropologue René Girard [9], le psychanalyste Jacques Arènes [10], le magistrat Denis Salas [11], ont montré que la figure Victimaire tend à se généraliser aujourd’hui. Clôturons ce déprimant constat par une remarque revigorante de l’écrivain Jacques Gaillard :
« Imaginez qu’Œdipe, flanqué de six lawyers d’une excellente firme, demande des dommages et intérêts, une pension et une canne blanche aux autorités grecques pour avoir laissé divaguer des sphinx au bord des routes départementales [12] ».
d) Un exemple de switch international
Un spécialiste allemand de l’histoire de l’Antiquité et précurseur de l’Ostpolitik a proposé une suggestive comparaison entre la situation de l’Europe face aux États-Unis aujourd’hui et celle des Grecs face aux Romains au second siècle avant le Christ. Des points communs flagrants entre les deux situations, le principal est le suivant. Les Grecs étaient incapables de maintenir l’ordre chez eux et avaient besoin de la superpuissance des Romains : c’est ainsi que le Sénat romain envoya des émissaires pour battre le violent Philippe V de Macédoine, au printemps de l’année 176. De même, aujourd’hui, les Européens ne peuvent règler tous les conflits et ont fait appel à la superpuissance américaine, par exemple dans le conflit des Balkans. Voire, alors que les Romains n’avaient pas de troupes en Grèce, les Américains en ont aujourd’hui en Europe et les Allemands ont supplié qu’elles ne leur soient pas enlevées.
Or, la suite de l’histoire a montré que, en demandant la protection de Rome, les Grecs n’ont fait que changer de seigneur. En effet, le petit pays est devenu dépendant du grand protecteur qui occupe son pays. Un homme politique de la Ligue achéenne, dans le Péloponnèse, qui observait la situation, l’a éclairée en énonçant un principe d’une surprenante actualité : « Je ne suis pas si naïf que je ne reconnaisse la différence de puissance entre Rome et nous. Mais toute superpuissance a, par nature, tendance à opprimer de plus en plus ceux qui lui sont inférieurs [13] ». Autrement dit, en s’imposant, les sauveurs se sont transformés en Sauveteurs, donc en Bourreaux. Le Victimaire qui demande aujourd’hui à l’autre de jouer au Sauveteur doit donc s’attendre à ce qu’il devienne demain son Persécuteur. Conclusion : grand est aujourd’hui le risque que Washington ne nous considère plus comme des alliés, mais comme des pays à sa disposition.
Le TM trace aussi la voie d’une réponse : la liberté, non pas la liberté de faire ce que l’on veut, mais la capacité responsable d’assumer son destin et d’en prendre les moyens. D’abord, une différence notable doit être soulignée : « L’Europe est beaucoup plus forte que la Grèce antique ; elle est même à niveau économique égal avec la grande puissance américaine ». Toutefois, elle court le risque de craindre à ce point l’insécurité qu’elle fasse appel aux États-Unis ; sa chance (son choix) est « le courage d’une véritable autonomie [14] ». Bien évidemment, si l’Europe prenait son indépendance, les Américains, comme les Romains, ne manqueraient pas de se plaindre amèrement de l’ingratitude des pays aidés ; mais ce serait oublier que leur don n’a jamais été sans contre-partie.
Pascal Ide
[1] Cf. Aurélien Denizeau, « L’inatendue fragilité de la Turquie », Études, 4228 (juin 2016) n° 6, p 19-28.
[2] Ahmet Insel, La nouvelle Turquie d’Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, Paris, La Découverte, 2015, p. 180-181.
[3] Cf. Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, trad. Françoise Bouillot, Paris, Payot & Rivages, 2001 ; coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2005 ; Id., Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, même trad. et même éd., 2007 et coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2009. Cf. Aussi Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, La Découverte, 1996, coll. « Poche », 2002. Cf. aussi les travaux pionniers de Cornelius Castoriadis : L’institution imaginaire de la société, coll. « Points », Paris, Seuil, 1975. Pour les clés métaphysiques et noétiques, cf. Id., Les carrefours du labyrinthe. 2. Domaines de l’homme, coll. « Points-Essais », Paris, Seuil, 1986, notamment « Imaginaire : la création dans le domaine social-historique », p. 272-298. Cf. Danilo Martuccelli, « Cornelius Castoriadis. Promesses et problèmes de la création », Cahiers internationaux de sociologie, 113 (2002) n° 2, p. 285-305. Disponible sur https://www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de-sociologie-2002-2-page-285.htm
[4] Cf. Marc Abélès, Anthropologie de la globalisation, Paris, Payot, 2008.
[5] Certains imaginaires nationaux sont davantage habités par la posture Sauveteuse, comme les États-Unis d’Amérique. Quant à ceux qui louchent du côté du Bourreau, il suffit de penser à certains des pays du Proche-Orient qui font l’objet d’une surveillance particulière par les Ministères de la Défense…
[6] Cf. Pascal Bruckner, Le sanglot de l’homme blanc. Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi, Paris, Seuil, 1983, réédité dans la coll. « Points Actuels », 1986.
[7] Cf. Id., La tentation de l’innocence, Paris, Bayard, 1997.
[8] Cf. Id., La tyrannie de la pénitence. Essai sur le masochisme occidental, Paris, Grasset, 2006.
[9] Ce thème qui traverse presque toute l’œuvre, se retrouve d’abord dans La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.
[10] Cf. Jacques Arènes, « Tous victimes ? », Études, 403 (juillet-août 2005) n° 7, p. 43-52.
[11] Cf. Denis Salas, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette, 2005.
[12] Jacques Gaillard, Des psychologues sont sur place, Paris, Mille et une Nuits, 2003, p. 151.
[13] Cité par Peter Bender, « Lorsque les Grecs devinrent insolents », Études, 398 (avril 2003) n° 4, p. 475-482, ici p. 477.
[14] Ibid., p. 482.