L’amour selon Amour et responsabilité. Présentation synoptique

« L’amour est la réalisation la plus complète des possibilités de l’homme. Il est l’actualisation maximale de la potentialité propre à la personne [1] ».

 

Karol Wojtyla propose une analyse riche et inédite de l’amour dans le deuxième chapitre de son ouvrage de 1960, Amour et responsabilité. Présupposant certaines notions philosophiques, multipliant les distinctions et même les principes de distinction [2], son étude est malaisée. Sa synthèse l’est encore davantage : le philosophe polonais n’a pas cherché à unifier ; sa forme d’esprit étant plus à l’aise avec l’analyse, il n’a pas trouvé utile de proposer un récapitulatif.

Notre intention – qui est aussi une gageure – est d’élaborer une approche synthétique de cette analyse aussi importante qu’originale. Pour cela, nous allons dessiner différents tableaux, du plus simple au plus synoptique – le tableau final ne pouvant se comprendre qu’une fois étudiés les tableaux précédents [3].

Précisons que le futur Jean-Paul II parle de manière privilégiée de l’amour entre un homme et un femme, et vise l’accomplissement parfait de l’amour qui est le don de soi réciproque dans le cadre du mariage. Mais son propos s’étend aux autres formes d’amour interpersonnel et même unilatéral.

1) Présupposés philosophiques

Doubles sont les notions que Wojtyla présuppose : anthropologiques (la structure de l’être humain) et éthiques (la structure de l’acte humain). Ces notions sont empruntées à Aristote et saint Thomas d’Aquin.

a) La structure de l’être humain

Dans son traité du vivant, Aristote distingue chez l’homme trois niveaux de vie : la vie végétative ou physiologique, commune à tous les vivants ; la vie sensible ou sensitive, commune à tous les animaux ; la vie intellective, qui est propre à l’homme. Ces trois niveaux de vie correspondent d’ailleurs aux trois étages du visage : inférieur (du menton jusqu’à la base du nez, centré sur la bouche qui est le premier organe de la nutrition) ; moyen (de la base ou pointe du nez à sa racine, regroupant une grande partie des organes des sens) ; supérieur (le front qui protège le néocortex propre à l’homme).

Cette distinction horizontale est croisée avec une distinction verticale. Le vivant en général et l’homme en particulier sont en relation avec leur environnement. Celui-ci soit entre en lui (mouvement in), soit sort de lui (mouvement out). Autrement dit, double est cette relation au milieu : d’un côté, il reçoit ; de l’autre, il émet ou donne. Et cela vaut à chacun des trois étages. Quant à la vie végétative, il reçoit la nourriture et il donne la vie. Quant à la vie sensitive, il reçoit des informations par les cinq sens et il se porte vers la réalité mû par ses émotions. Quant à la vie intellective, son intelligence est informé par la réalité, c’est-à-dire reçoit l’être, et sa volonté libre transforme le monde, c’est-à-dire se donne. Nous aboutissons donc, à trois fois deux, soit six grandes espèces d’actes qui sont caractéristiques des grandes capacités ou facultés de l’homme.

Toutes ces notions sont résumées dans le schéma suivant qui offre une vision synthétique de toutes les opérations (et facultés) humaines :

 

Niveaux de vie Entrée ou réception du réel (entre parenthèses, la faculté) Sortie vers le réel ou donation (entre parenthèses, la faculté)
Vie intellective, propre à l’homme Compréhension (intelligence) Décision (volonté libre)
Vie sensible, commune aux animaux Sensation (sens externes, imagination, mémoire) Passion, émotion (affectivité)
Vie végétative, commune aux vivants Nutrition (puissance d’assimilation) Reproduction (puissance

 

Ce schéma n’est pas seulement statique, mais dynamique. Notamment deux mouvements sont importants. Le premier est horizontal : recevoir pour donner. Seul peut donner, accomplir celui qui a d’abord reçu. Par exemple, le lion ne peut courir après la gazelle que parce que d’abord il l’a vue. Le second est vertical : chez l’homme, ce qui est sensible doit être intégré dans ce qui est intellectif. Alors que l’animal a des instincts pour le guider, l’homme n’en a pas : s’il ne vit qu’au plan sensitif, animal, il en demeure à l’impulsion, il agit dès qu’il ressent quelque chose, sans réfléchir. S’il a peur, il fuit ; s’il désire, il satisfait son désir. Mais un homme ne devient un homme que lorsqu’il traite les informations avec son intelligence et agit avec sa liberté. Par exemple, s’il ressent de la peur, il se demande avec son intelligence d’où vient cette peur, l’évalue et décide d’en affronter la cause ou de fuir ; s’il désire, il l’évalue, y satisfait en son temps et avec mesure, ou bien y renonce.

b) La structure de l’acte humain

Cette mise au point qui préside, elle aussi, implicitement au texte de Wojtyla, permet de mieux fixer le vocabulaire.

Tout acte humain, d’un côté s’enracine dans une puissance ou faculté, de l’autre est orienté vers un objet que, pour une part, on peut confondre avec sa fin. Enfin, intermédiaire entre la puissance et l’acte, la disposition (qui, si elle est bonne, s’appelle une vertu : cf. plus bas) stabilise la puissance et l’incline avec facilité vers son acte.

 

Structure générale Puissance (ou faculté) Acte (ou opération) Objet (ou fin)
Exemple dans le domaine cognitif Intelligence Connaître Être
Exemple dans le domaine affectif Affectivité sensible Désirer Bien sensible

 

Ajoutons maintenant à ce tableau une vertu qui dispose, aide la faculté à atteindre sa fin.

 

Structure générale Puissance (ou faculté) Disposition bonne (ou vertu) Acte (ou opération) Objet (ou fin)
Exemple dans le domaine cognitif Intelligence Vertu de science, par exemple mathématique Calculer Nombres
Exemple dans le domaine affectif Affectivité sensible Vertu de tempérance Intégrer Bien sensible dans le bien spirituel

2) Les différentes composantes de l’amour

a) La cellule de base de l’amour

Cette cellule distingue les éléments constitutifs nécessaires : la connaissance (qui précède l’amour) et l’amour (qui se fonde sur la connaissance).

 

Connaissance Amour
Relation La connaissance fonde l’amour : je n’aime que ce que je connais ; je n’aime pas ce que je ne connais pas
Facultés humaines Spirituelles Intelligence Volonté
Sensibles Sens (externes et internes) Affectivité sensible
Source Amour et responsabilité, p. 92-95

b) Les deux formes fondamentales de l’amour

Cette distinction, très traditionnelle, concerne l’essence de l’amour, car elle distingue les objets de l’amour. Elle oppose deux formes ou deux espèces d’amour, selon qu’il est tourné vers soi ou vers l’autre.

Le point essentiel, avec la définition, est de comprendre qu’il ne s’agit pas d’une distinction morale : notamment, l’amour de concupiscence (malgré son nom) n’est pas mauvais en lui-même, mais seulement lorsqu’il est appliqué aux personnes, car cela revient à les utiliser et donc à s’opposer à la norme personnaliste.

 

Nom Amour de concupiscence Amour de bienveillance
Définition Aimer un bien pour soi Aimer un bien pour l’autre
Application aux choses Légitime et bon Destructeur
Application aux personnes Destructeur Légitime et bon
Source Amour et responsabilité, p. 72-75

c) Les deux niveaux de l’amour

Cette distinction ne concerne plus l’essence de l’amour, c’est-à-dire son objet, mais ses « niveaux », c’est-à-dire son sujet, ce qui le reçoit et en vit.

Une première répartition se fait en fonction des deux niveaux principaux : sensibles et spirituels. Elle se fonde sur l’anthropologie (cf. plus haut) qui hiérarchise les facultés de l’homme : les facultés sensibles (les sens et l’affectivité sensible), qui sont communes à l’homme et à l’animal ; les facultés spirituelles (l’esprit, c’est-à-dire intelligence et volonté), qui lui sont propres.

Le point essentiel, là encore après les définitions, est de ne pas moraliser (l’amour sensible, en soi désordonné, devrait être dépassé par l’amour spirituel, en soi ordonné) ni même de rabattre cette distinction sur la précédente (l’amour sensible serait l’amour de concupiscence et l’amour spirituel l’amour de bienveillance).

 

Nom Amour sensible Amour spirituel
Objet en termes de bien Biens sensibles, enracinés dans le corps (beauté, force, attrait sexuel, etc.) Bien en tant que bien perçu par l’intelligence (qualités morales, spirituelles, etc.)
Objet en termes de valeurs de l’être aimé Valeurs sensibles, sensuelles, etc. Valeurs de la masculinité et de la féminité, de la personne, etc.
Valeur morale Neutre Bon
Lien avec les deux formes de l’amour Tend vers l’amour de concupiscence Tend vers l’amour de bienveillance
Application aux choses Légitime et bon Destructeur
Application aux personnes Destructeur Légitime et bon
Source Amour et responsabilité, tout le chapitre 2

d) Subdivision des objets

Cette première distinction demande à être affinée. En effet, chaque niveau de l’amour peut et doit être subdivisé selon son objet. Cette distinction en espèces est aussi une distinction hiérarchique :

Au plan spirituel, Wojtyla distingue quatre niveaux qui vont de la bien-veillance (vouloir le bien) au don de soi, du moins au plus total, du plus extérieur au plus intime, du plus large au plus exclusif, du plus spirituel au plus intégré (spirituel et incarné), donc du plus pauvre au plus riche en signes (langages de l’amour). Le tableau n’a recueilli qu’une partie des caractéristiques.

Au plan sensible, Wojtyla distingue aussi quatre formes en fonction de leur objet selon qu’elles se portent sur les valeurs sensibles en général ou les valeurs sensibles liées à la sexualité, soit corporelle (génitale), soit globale (masculin-féminin).

C’est ici que l’apport de Wojtyla est le plus original.

 

Les deux genres d’amour Les espèces d’amour Caractéristiques de leur objet
Amour spirituel Amour sponsal conjugal Don de soi réciproque et total
Amour sponsal Don de soi unilatéral et total
Amour d’amitié Bienveillance réciproque intime
Camaraderie Bienveillance réciproque sans intimité
Amour sensible Amour de sympathie Valeurs sensibles et réciproques
Amour affectif Valeurs du masculin et du féminin
Sensualité Valeurs sexuelles du corps
Émotion Valeurs sensibles sans réciprocité nécessaire
Source Amour et responsabilité, p. 80-104

e) Les degrés d’achèvement de l’amour

En effet, l’amour est finalisé par la communion des personnes. Concrètement, celui qui aime veut être uni à l’être aimé. On peut donc distinguer deux degrés dans l’amour selon qu’il atteint ou non sa finalité.

 

Nom Amour unilatéral Amour réciproque
Définition Amour non partagé Amour partagé, communion
Exemple dans le cadre de l’amour sensible Sensualité, amour affectif Amour de sympathie
Exemple dans le cadre de l’amour spirituel Amour sponsal Camaraderie, amitié, amour conjugal
Source Amour et responsabilité, p. 76-80

f) Les vertus de l’amour

Les vertus sont des dispositions habituelles à bien agir. Elles sont intermédiaires entre la faculté et l’opération, autrement dit entre la puissance et l’acte. L’entrée dans la sphère morale exige la présence de ces vertus qui ordonnent les mouvements affectifs vers le bien de la personne.

 

Vertu Chasteté Amitié Charité
Les formes grecques de l’amour [4] La vertu de l’éros La philia L’agapè
Définition Vertu morale acquise, espèce de la tempérance, Vertu morale acquise, annexe à la justice, qui règle la relation gratuite à autrui Vertu théologale qui donne d’aimer comme Dieu aime, c’est-à-dire en se donnant
Perfectionne l’amour… sensible et surtout sensuel volontaire, c’est-à-dire de bienveillance de don de soi
Source Amour et responsabilité, p. 104-129

3) Le tableau synthétique final

Tentons de synthétiser l’essentiel de ces analyses en un seul tableau. Faut-il le préciser ?, mais cette synopse ne peut être présentée d’emblée : trop chargée d’informations, elle ne pourra que perdre son lecteur ; présupposant trop de notions, elle ne pourra que le décourager.

Le tableau doit être parcouru de bas en haut, car il s’achemine vers la forme la plus élevée de l’amour. Toutefois, une forme plus élevée, loin d’effacer ou de nier les formes moins hautes, les intègre et en a besoin pour s’incarner.

 

Formes et degrés d’amour La connaissance qui fonde l’amour [5] L’amour [6] Relation aux formes d’amour Vertus [7] Sources
Faculté Opération Objet (valeur) Faculté Opération Objet (valeur)
Amour sponsal conjugal Intelligence et sens Connaissance réciproque et intime Personnes en leur intimité unique Volonté libre et affectivité sensible Don de soi réciproque et total Communion totale des personnes Tend vers l’amour de bienveillance et l’amour de concupiscence Charité, amitié et chasteté p. 89-91
Amour sponsal Intelligence et un peu les sens Connaissance unilatérale et intime Personne en son unicité Volonté libre et un peu l’affectivité Don de soi unilatéral et total Valeur unique de la personne Charité (agapè) et chasteté p. 86-89
Amour d’amitié Connaissance réciproque et subjective Personnes en leur intimité Bienveillance réciproque intime Valeurs intimes des personnes Tend vers l’amour de bienveillance et un peu l’amour de concupiscence Amitié et chasteté p. 82-84
Camaraderiee Intelligence Connaissance réciproque et encore extérieure Personnes en leur extériorité Volonté (ou affectivité spirituelle) Bienveillance réciproque sans intimité Valeurs extérieures des personnes Tend vers l’amour de bienveillance Amitié (philia) p. 84-86
Amour de sympathie  

Sens (externes comme la vue et internes comme l’imagination)

Perception sensible particulière Valeurs sensibles et réciproques Affectivité sensible Sentiment (pathie) Valeurs sensibles et réciproques Tend vers l’amour de concupiscence (éros)

Chasteté

p. 80-82
Amour

affectif

Valeurs du masculin et du féminin Sentiment Valeurs du masculin et du féminin p. 100-104
Sensualité Valeurs sexuelles du corps Émotion particulière Valeurs sexuelles du corps p. 95-100
Émotion Perception sensible générale Valeurs sensibles Émotion générale Valeurs sensibles Neutre (amoral) p. 92-95
Amour en général Facultés de connaissance Prise de conscience Bien (valeur) de l’autre Affectivité en général Bien (valeur) de l’autre Attrait Bien (valeur) de l’autre p. 65-71

 

Faudrait-il ajouter deux colonnes à gauche, en deuxième position, pour une définition, et en troisième position, pour un exemple pour chaque forme et degré d’amour ? Faudrait-il aussi ajouter une colonne avant celle consacrée aux vertus et intitulée « Relation aux formes d’amour (tend vers) » ? Elle indiquerait que l’acte tend soit à la concupiscence soit à la bienveillance. Enfin, peut-être serait-il plus clair de présenter le tableau dans le sens de la largeur.

Pascal Ide

[1] Karol Wojtyla, Amour et responsabilité. Étude de morale sexuelle, trad. par Thérèse Sas revue par Marie-Andrée Bouchaud-Kalinowska, Paris, Éd. du Dialogue et Stock, 1978, p. 74.

[2] Les principes de distinction sont au nombre de trois : entre les points de vue (les trois sous-parties du chapitre) ; entre les formes d’amour (les parties spécifiques) ; entre les composantes de l’amour (les parties intégrales).

[3] Il serait bon de présenter ces tableaux et l’accès au dernier tableau, avec l’aide d’un PowerPoint : 1. en avançant de manière progressive ; 2. en le couplant avec la pyramide des facultés humaines (car ils se superposent) ; 3. en le rendant plus attractif, par exemple avec des couleurs différentes, voire avec des images (!).

[4] Même si Wojtyla n’établit pas une connexion avec les trois termes désignant l’amour en grec, elle ne semble pas déplacée et offre un éclairage complémentaire.

[5] Cf. « Analyse générale de l’amour », p. 65 s.

[6] Cf. « Analyse psychologique de l’amour », p. 92 s.

[7] Cf. « Analyse morale de l’amour », p. 109 s.

8.8.2019
 

Les commentaires sont fermés.