La dynamique du don à la lumière symbolique de l’espace 1/3

Les lecteurs du site sont sans doute habitués à lire que, selon moi, le don est une valse. Il est rythmé par trois temps : recevoir, s’approprier, donner. Par exemple, la parole de l’autre qui est un don, demande d’abord que nous l’écoutions (recevoir), puis que nous la gardions (s’approprier) et enfin que nous y répondions (donner). Ici, ces trois moments du don sont revisités à la lumière de la symbolique spatiale.

Être enveloppé d’amour

Pascal Ide, « 1. Être enveloppé d’amour », Feu et lumière, 237 (mars 2005), p. 50-53.

 

L’homme a besoin d’être enveloppé d’amour. J’oserais dire que ce besoin est le plus important de tous ceux qui habitent le cœur de l’homme, car c’est le plus originaire.

Il n’est que trop clair que le petit enfant se construit à partir de l’amour de ses parents. Et ce besoin d’être aimé demeure toute la vie. Aimer et être aimé constituent les deux aspirations les plus profondes de l’homme selon Jean Vanier. Nous croyons parfois que devenir adulte, c’est quitter le besoin d’être aimé pour ne plus vivre que de don de soi. Cette conviction est erronée. Ce besoin, comme tout besoin, fonde toute notre existence. Quel que soit son éloignement de la source, le fleuve ne cesse d’en naître.

Or, ce besoin d’être aimé se manifeste comme un enveloppement. Il y a là plus qu’une image. C’est une réalité. Bercer n’est-il pas le geste consolateur par excellence, celui qui dit l’amour mieux que toute parole (cf. encadré) ? Prendre un enfant dans ses bras, n’est-ce pas lui montrer qu’on l’aime ? Est-ce un hasard si la piété populaire a représenté Marie prenant Jésus dans ses bras, aux deux extrémités de sa vie, à Noël et à sa mort ? Le fauteuil à bascule employé dans certaines agapéthérapies évoque cet amour enveloppant. Lors de sa [toute récente] venue à Lourdes, Jean-Paul II eut cet aveu étonnant : « Chers frères et sœurs malades, je voudrais vous serrer dans mes bras, l’un après l’autre, de manière affectueuse et vous dire combien je suis proche de vous et solidaire de vous. Je le fais spirituellement ». La parole du Saint-Père nous permet de comprendre qu’il n’est pas la peine de poser le geste physique (cela pourrait être imprudent) pour que notre amour soit véritablement enveloppant.

Voici un autre exemple. Lucienne Sallé rencontre, lors d’une session à Paray-le-Monial, une dame âgée qui lui raconte l’histoire de sa nièce. Cette jeune femme, atteinte du sida, l’a annoncé à sa tante juste avant qu’elle parte pour Paray-le-Monial et la tante le raconte avec souffrance et amertume : sa nièce, ses parents sont « coupables » ; tout ce qu’elle a essayé de faire pour sa nièce, qu’elle a élevée, a échoué. « Aucune de mes paroles d’apaisement ne peut arrêter ce flot d’accusations ». Lucienne Sallé se tourne vers le Sacré-Cœur : « Que faut-il pour que cette personne, venue ici prier durant une semaine, retrouve la foi dans la force de cet amour, pour elle-même et pour sa nièce ? » Soudain, une idée lui vient : « Vous aimez votre nièce. – Oui, répond la tante avec la même agressivité. » « Je n’avais pas prévu la solution que je lui propose alors : ‘Vous aimez votre nièce ; elle est très malade et elle va mourir ; maintenant, vous pouvez la bercer jusqu’à sa mort, comme vous le faisiez lorsqu’elle était enfant’. Cette fois la femme se tait puis, doucement, elle me demande de bien vouloir lui écrire ce que je viens de dire. » Ce que fait Lucienne Sallé, sans rien ajouter de plus que ces dernières paroles. Elle commente : « En retrouvant des gestes essentiels à la vie, comme celui de bercer son enfant, cette femme s’est réconciliée avec elle-même » [1].

Ce geste d’enveloppement, la nature ne l’a-t-elle pas déjà ébauché ? En effet, une des très grandes trouvailles de la vie est l’utérus. Combien de millions d’années a-t-on attendu cette extraordinaire conquête qu’est le mammifère ! Avant lui, l’œuf fécondé, le petit est soumis aux hasards du vent ou de l’eau ; l’invention de la coquille le protège mieux mais le coupe de tout contact autre que thermique avec l’entourage. C’est seulement avec l’invention de la matrice que la mère va pouvoir porter, en elle, son petit, jusqu’à ce qu’il puisse se confronter avec le monde extérieur. Or, qu’est-ce que le ventre de la maman (ce « sein », ces « entrailles » qu’ose mentionner chaque « je vous salue Marie ») sinon ce lieu aimant qui accueille le nouvel être, l’enveloppe et lui permet de grandir ? Et l’utérus entoure le tout petit non seulement pour le protéger et le nourrir, mais, plus encore, à raison de sa valeur infinie. Inversement, combien la fécondation in vitro prive l’enfant d’un de ses plus grands biens (donc d’un de ses droits les plus fondamentaux) : celui de l’abri aimant du corps de sa maman. Qui peut mesurer les conséquences du traumatisme constitué par cette privation ?

L’enveloppement d’amour trouve aussi sa place dans la vie spirituelle. Ne parle-t-on pas du « manteau protecteur » de la Vierge Marie ? Celle-ci ne montre-t-elle pas, dans un rêve fameux, à saint Dominique, qu’elle tient tous les frères prêcheurs (les dominicains), enveloppés dans les plis de son manteau ? Jésus affirme avec force : « Mes brebis […] nul ne les arrachera de ma main ». Et comme « le Père et moi, nous sommes un », « nul ne peut rien arracher de la main du Père » (Jn 10,28-30). Or, la main de Dieu est cet espace sécurisant et englobant qui peut contenir l’intégralité de la création.

Enfin, l’enveloppement est un mystère si grand qu’il est présent dans la vie trinitaire elle-même. En effet, le prologue de saint Jean ne dit-il pas que le Fils est présent « dans le sein du Père », comme enveloppé de son amour, et cela dès « le commencement » (Jn 1,18 et 1) ?

Nous avons dit que le besoin d’être enveloppé d’amour couvre toute l’existence. Mais la vie ne demande-t-elle pas de nous détacher ?

Je distinguerai deux sortes d’enveloppement : intérieur et extérieur. Au point de départ, l’enfant a besoin de se sentir entouré. Puis, progressivement, l’expérience l’assure que l’absence ne rime pas avec la désespérance. Une catéchiste me disait qu’elle remarquait très vite l’enfant insécurisé : dès que la maman était partie, celui-ci ne peut pas se fixer sur son travail, il reste aux aguets, levant et tournant la tête avec inquiétude, comme quêtant le retour de sa mère. John Bolwby, fondateur de la théorie de l’attachement, a observé que, plus un petit enfant se sent aimé, sécurisé, plus il peut se détacher de sa mère et explorer un vaste territoire. Voilà pourquoi il parle de l’amour parental comme d’une base sécuritaire. Autrement dit, la sécurité enveloppante demeure, mais elle est intériorisée. La différence ne se fait donc pas entre ceux qui ont besoin et ceux qui n’ont pas besoin de cet enveloppement d’amour, mais entre ceux qui multiplient les demandes de rassurement, donc se ressourcent à l’extérieur et ceux qui peuvent durer longtemps sans ce réconfort, car ils se sentent, se savent et se croient aimés. Concrètement, leur histoire leur procure suffisamment d’expériences d’être aimé (ce que la PNL appelle des ancrages positifs) pour leur assurer qu’ils peuvent se lancer. Ceux qui n’expriment pas le besoin d’être aimé, d’être entouré d’amour, soit ont parfaitement intériorisé cet enveloppement, soit, et ce n’est pas rare, l’ont nié et compensent dans de multiples consolations, souvent peu humanisantes, soit se mésestiment et s’autodétruisent, bruyamment ou silencieusement.

Je terminerai en donnant trois conseils :

– Nourrissons notre besoin d’être enveloppé d’amour par nos relations à nos proches, à nos amis. Il est essentiel qu’il y ait, dans notre entourage, une personne qui nous accueille au point que nous puissions jusqu’au bout dire ce qui nous habite.

– Mais plus encore nourrissons ce besoin par notre relation au Père, au Fils, au Saint-Esprit. Commençons nos journées, nos rencontres par cet acte de foi, ce « oui » à l’amour enveloppant et inconditionnel de Dieu pour nous. L’Eucharistie est un lieu privilégié où nous pouvons demander, dans la foi et la confiance, à Jésus de venir nous bercer, nous entourer d’amour. Faut-il préciser que cette demande peut être adressée à Marie qui a elle-même tenu à être notre mère ?

– Travaillons à intérioriser cet enveloppement. Se savoir aimé ne suffit pas. Il faut surtout le croire, faire confiance à celui qui nous le dit. Se nourrir de ses paroles, de ses attentions. Quand l’angoisse d’abandon nous étreint, avant de faire une demande à l’autre, faisons mémoire des paroles, gestes, etc., d’enveloppement que nous avons déjà reçus. Ainsi, progressivement, nous apprenons à vivre en renonçant au rassurement immédiat, en allongeant le temps entre les demandes sécurisantes.

Pascal Ide

[1] Cf. le bel exemple donné par Lucienne Sallé dans Femmes pour L’aimer, Laval-Nantes, Siloë, 2000, p. 7-9.

11.2.2019
 

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