Pascal Ide, « Benoît XVI et la laïcité », Sources vives, n° 145 (mai 2009), p. 53-73.
Un constat s’impose d’emblée. Le terme « laïcité » n’est guère employé par le pape Benoît XVI. Sur les deux premières années de son pontificat, on rencontre un peu plus d’une trentaine d’occurrences [1], dont pas moins de vingt fois dans un seul discours [2]. En cela, le Pontife romain actuel s’inscrit dans la continuité du Magistère qui est demeuré réservé dans cet usage. Le Catéchisme de l’Église catholique ignore ce mot et le Concile Vatican II le convoque une seule fois [3] – encore s’agit-il d’une note, de plus, d’une citation, enfin, traitant seulement de la participation des laïcs au service royal (munus regendi).
Une seconde raison explique cette réserve. Le terme « laïcité » est affecté d’une ambivalence congénitale. En son sens politique, il fait son apparition à la fin du xixe siècle [4] dans un contexte anti-clérical cherchant à écarter totalement la religion catholique de la scène publique. Le Larousse en donne la définition suivante : « Système qui exclut les Églises de l’exercice du pouvoir politique ou administratif, et en particulier de l’organisation de l’enseignement ». Un signe de cette ambivalence en est que le Magistère assortit très souvent l’usage du mot « laïcité » d’un adjectif qui en précise le sens et surtout en conjure les interprétations néfastes : « juste laïcité », « saine laïcité », « laïcité légitime » et, tout récemment, à la suite du Président de la République française, « laïcité positive » [5]. Le commentaire qui accompagne la reprise, par Benoît XVI, des paroles de M. Nicolas Sarkozy ne laisse pas de doute sur l’existence d’une double acception du terme « laïcité » : « Vous avez d’ailleurs utilisé, Monsieur le Président, la belle expression de ‘laïcité positive’ pour qualifier cette compréhension plus ouverte. En ce moment historique où les cultures s’entrecroisent de plus en plus, je suis profondément convaincu qu’une nouvelle réflexion sur le vrai sens et sur l’importance de la laïcité est devenue nécessaire [6] ».
Si le mot est rare sous la plume de Benoît XVI et de ses prédécesseurs, il n’est pas absent. Pour en demeurer à deux exemples plus anciens, Pie XII a parlé, en termes positifs, de « la saine et légitime laïcité de l’État [7] » – c’est cette parole qui est reprise par le dernier Concile – et Paul VI se prononce en faveur de la « juste laïcité » de la cité terrestre [8]. Surtout, au-delà du vocable, la réflexion sur le thème de la laïcité (et celui de la sécularisation qui lui est affin) est fréquente et approfondie chez l’actuel Souverain Pontife. Il n’a d’ailleurs pas attendu d’être pape pour traiter de cet important sujet. On rencontre même d’importantes convergences, voire une totale continuité entre les propos de Benoît XVI et ceux de Joseph Ratzinger, tant chez le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi – qu’il suffise de rappeler la très importante et encore trop peu connue Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, du 24 novembre 2002 [9] – que chez le théologien [10].
Nulle part, le pape actuel ne propose un développement systématique sur la laïcité ni même une définition univoque de celle-ci. Dans l’espace de ce bref article, nous ordonnerons un certain nombre de ses propos à partir d’un triple point de vue : historique, topique et systématique [11].
1) Approche historique
Comme très souvent, les réflexions systématiques du pape actuel s’enracinent dans une vision de l’histoire. Du point de vue qui nous intéresse, à savoir la laïcité, Benoît XVI découpe le passé en trois périodes. Nous parlons ici de l’ère chrétienne, même si le pape a traité à plusieurs reprises de l’histoire antérieure – époque où la religion et le politique sont étroitement conjugués au point de souvent se confondre [12].
La première partie, qui s’étend jusqu’à la Renaissance, est dominée par une présence massive de la religion dans le champ de la vie sociale et politique. Cette présence se fonde sur la conviction profonde de l’existence de Dieu et d’un Dieu qui se trouve au centre autant de la réflexion (parmi les quatre facultés constitutives de l’Université médiévale se trouve la faculté de théologie) que de la pratique (il est inconcevable de définir les normes de l’existence individuelle comme du vivre ensemble sans une référence au fondement transcendant et stable qu’est Dieu). Pour autant, on le redira, d’entrée de jeu, le christianisme s’est compris dans sa différence d’avec le pouvoir politique, à la différence des régimes politiques de l’Antiquité.
À partir de la Renaissance, mais de manière radicale, depuis l’époque des Lumières, l’Europe a développé une forme inédite de culture et de rationalité, qui exclut Dieu de la conscience publique. Assurément, celui-ci n’est pas nié de la sphère privée, mais il n’exerce plus ou plutôt de moins en moins d’influence régulatrice dans le domaine politique. Benoît XVI en a donné une image parlante lors d’un entretien télévisé en préparation de son voyage apostolique à Munich, Altötting et Ratisbonne en septembre 2006 : « Il est devenu plus difficile de croire, puisque le monde où nous nous trouvons est totalement fait par nous-mêmes, et Dieu, pour ainsi dire, n’y figure plus directement. On ne boit plus à la source, mais à la bouteille qu’on nous présente [13] ».
Le pape ne se contente pas de décrire ce phénomène de sécularisation-exclusion ou d’en analyser les causes [14]. Il propose un discernement qui, toujours, se solde par un jugement négatif. Selon lui, la totale privatisation des convictions religieuses, reléguées dans le domaine des choix subjectifs, est l’origine ultime de nos difficultés actuelles. Dans un discours à la Curie romaine (ces discours qui, prononcés juste avant Noël, sont toujours très attendus), il affirmait : « le grand problème de l’Occident est l’oubli de Dieu : c’est un oubli qui se diffuse. En définitive, je suis convaincu que tous les problèmes particuliers sont liés à cette question [15] ». Le signe, selon lui, le plus parlant, de cet échec radical d’une société construite sur le refus de Dieu, réside dans l’affaissement des biens et des droits humains les plus fondamentaux. Loin d’être la promotion d’une juste autonomie de l’homme, la mort de Dieu conduit, tôt ou tard, à la mort de l’homme. Bien entendu, le pape fait allusion aux « deux idéologies destructrices, le fascisme-nazisme et le communisme [16] » athées qui ont ensanglanté le siècle précédent, tuant des hommes par millions. Mais il parle aussi, pour notre siècle, de « l’influence d’un sécularisme qui exalte les mirages de la consommation et qui fait de l’homme la mesure de lui-même [17] ». Certes, l’absence de Dieu se solde par une perte des repères éthiques fondamentaux :
« La culture européenne […] s’est formée à travers les siècles grâce à la contribution du christianisme. Puis, à partir du siècle des Lumières, la culture de l’Occident s’est éloignée de ses fondements chrétiens à une vitesse croissante. En particulier au cours de la période la plus récente, le déclin de la famille et du mariage, les atteintes à la vie humaine et à sa dignité, la réduction de la foi à une expérience subjective et la sécularisation de la conscience publique qui a suivi, nous révèlent avec une dramatique clarté les conséquences de cet éloignement [18] ».
Mais, plus radicalement, répétons-le, derrière cette crise des valeurs, il y va de la personne humaine. Dans un regard de sagesse porté sur notre monde, le Pontife romain affirme que, si l’homme n’apparaît plus comme image de Dieu, il se transforme en moins qu’un homme : il devient pour l’autre homme, dans la sphère économique et technique [19], un instrument et, dans la sphère politique, un loup : aujourd’hui,
« Dieu reste exclu de la culture et de la vie publique, et la foi en Lui devient plus difficile, également parce que nous vivons dans un monde qui se présente presque toujours comme notre œuvre, dans lequel, pour ainsi dire, Dieu n’apparaît plus directement, semble devenir superflu, voire même étranger. En étroite relation avec tout cela, a lieu une réduction radicale de l’homme, considéré comme un simple produit de la nature, et comme tel n’étant pas réellement libre, et en soi susceptible d’être traité comme tout autre animal. On a ainsi un authentique renversement du point de départ de cette culture, qui était une revendication du caractère central de l’homme et de sa liberté [20] ».
Toutefois, contrairement à ce que certains observateurs ont cru noter, Benoît XVI n’en reste pas à ce constat désenchanté. Tout d’abord, il sait se réjouir de l’époque présente : « Nous vivons une période historique exaltante en raison des progrès que l’humanité a accomplis dans de nombreux domaines du droit, de la culture, de la communication, de la science et de la technologie [21] ». Ensuite, le pape n’hésite pas à souligner les affirmations de certains prestigieux philosophes contemporains, réputés agnostiques, tels John Rawls ou Jürgen Habermas, qui ont défendu la nécessité de la contribution des confessions religieuses au débat public [22].
Plus encore, l’histoire ne s’arrête pas avec le coup de force des Lumières et ses conséquences désastreuses. Nous rappelions plus haut le discours à Nicolas Sarkozy. La ‘laïcité positive’ symbolise une compréhension nouvelle où la religion, loin d’être exclue de la sphère publique, se trouve réintégrée, dans sa juste distinction d’avec le politique. Voici comment le pape l’explicite :
« Il est en effet fondamental, d’une part, d’insister sur la distinction entre le politique et le religieux, afin de garantir aussi bien la liberté religieuse des citoyens que la responsabilité de l’État envers eux, et d’autre part, de prendre une conscience plus claire de la fonction irremplaçable de la religion pour la formation des consciences et de la contribution qu’elle peut apporter, avec d’autres instances, à la création d’un consensus éthique fondamental dans la société [23] ».
Une attestation encore plus claire et plus aboutie de ce troisième état des relations entre le politique et le religieux est, pour le pape, la société américaine. Lors de l’audience du mercredi sur la place Saint-Pierre, au retour de son voyage apostolique aux États-Unis en avril 2008, il abordait ce sujet :
« Lors de la rencontre avec le Président dans sa résidence, j’ai eu l’occasion de rendre hommage à ce grand pays, qui dès les origines a été édifié sur la base d’une heureuse conjugaison entre principes religieux, éthiques et politiques, et qui constitue encore à présent un exemple valable de saine laïcité, où la dimension religieuse, dans la diversité de ses expressions, est non seulement tolérée, mais valorisée comme ‘âme’ de la nation et garantie fondamentale des droits et des devoirs de l’homme. Dans ce contexte, l’Église peut accomplir de manière libre et engagée sa mission d’évangélisation et de promotion humaine, et également de ‘conscience critique’, en contribuant à la construction d’une société digne de la personne humaine et, dans le même temps, en encourageant un pays comme les États-Unis – vers lesquels tous se tournent comme l’un des principaux acteurs de la scène internationale – à la solidarité mondiale, toujours plus nécessaire et urgente, et à l’exercice patient du dialogue dans les relations internationales [24] ».
Enfin, non seulement cette laïcité comprise comme délimitation des sphères de compétence du politique et du religieux n’est pas contraire à la foi chrétienne, mais elle en est le fruit direct : « la laïcité légitime de l’État […], si elle est correctement comprise, n’est pas en opposition avec le message chrétien, mais lui doit au contraire beaucoup, comme le savent bien les experts de l’histoire des civilisations [25] ». En répondant aux questions posées par les journalistes au cours de son vol vers la France, Benoît XVI précisait :
« Il me semble évident aujourd’hui que la laïcité en soi n’est pas en contradiction avec la foi. Je dirais même qu’elle est un fruit de la foi parce que la foi chrétienne était, dès le commencement, une religion universelle, donc pas identifiable avec un État et présente dans tous les États et différente dans les États. Pour les chrétiens, il était toujours clair que la religion et la foi n’étaient pas politiques, mais une autre sphère de la vie humaine… La politique, l’État, n’étaient pas une religion mais une réalité profane avec une mission spécifique [26] ».
2) Approche topique. Entre sécularisme et confusion
La relecture historique qui vient d’être ébauchée, les deux dernières citations, les adjectifs qui accompagnent la laïcité prônée par Benoît XVI (« saine », « authentique », « positive », etc.), pourraient faire croire que celui-ci s’oppose à une seule autre conception de la laïcité : la laïcité « fermée » ou combative des Lumières. Mais le contraire d’une erreur, disait Joseph de Maistre, est une erreur [27]. L’exclusion du politique et l’exclusion du religieux s’appellent l’une l’autre. Le pape n’y fait-il pas allusion dans sa réponse aux journalistes à bord de l’avion, avant le départ pour la Turquie ?
« En Europe, nous assistons au débat entre laïcité ‘saine’ et laïcisme. Et il me semble précisément que cela est également important pour le véritable dialogue avec la Turquie. Le laïcisme, c’est-à-dire une idée qui sépare totalement la vie publique de toute valeur des traditions, est une impasse, une voie sans issue. Nous devons redéfinir le sens d’une laïcité qui souligne et conserve la véritable différence et autonomie entre tous les domaines, mais également leur coexistence, la responsabilité commune. Ce n’est que dans le contexte de valeurs qui ont fondamentalement une origine commune, que la religion et la laïcité peuvent vivre, dans une relation féconde réciproque. Nous, Européens, devons repenser notre raison laïque, laïciste et la Turquie doit donc, à partir de son histoire, de ses origines, réfléchir avec nous sur la façon de reconstruire à l’avenir ce lien entre laïcité et tradition, entre raison ouverte, tolérante, qui a comme élément fondamental la liberté, et les valeurs qui confèrent son contenu à la liberté [28] ».
De fait, la laïcité, telle que la conçoit le pape actuel, écarte non pas une ni même seulement deux, mais trois visions incorrectes : la réduction du religieux au politique ; la réduction inverse du politique au religieux ; enfin, en réaction à ces deux confusions, la séparation totale des deux sphères [29].
Le militantisme athée absorbe et détruit toute dimension religieuse. Autant Jean-Paul II, le pape de la chute du mur de Berlin, a souvent affronté la thématique de l’athéisme, autant Benoît XVI n’en traite presque jamais. La situation historique des deux pontifes suffit à expliquer cette différence.
La relecture de l’influence des Lumières proposée ci-dessus relève du troisième cas de figure : en ce régime qui ressemble fort à celui du divorce, le domaine politique et le domaine religieux ne communiquent plus ; l’État se sépare du religieux et l’exclut. L’on fonde souvent une telle vision sur la parole même du Christ : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc 12,17). Pourtant, cette phrase n’affirme pas seulement la distinction des deux domaines. L’ayant citée, en commentant son voyage apostolique en France, le pape continue :
« Sur les monnaies romaines était imprimée l’effigie de César et c’est pourquoi celles-ci devaient lui être restituées, mais dans le cœur de l’homme il y a l’empreinte du Créateur, unique Seigneur de notre vie. L’authentique laïcité n’est donc pas faire abstraction de la dimension spirituelle, mais reconnaître que précisément celle-ci, de manière radicale, est la garante de notre liberté et de l’autonomie des réalités terrestres, grâce aux préceptes de la Sagesse créatrice que la conscience humaine sait accueillir et mettre en œuvre [30] ».
Pour distinguer sa vision propre qui prône l’union dans la distinction de ce régime de séparation, le Saint Père mobilise d’ailleurs parfois la différence entre laïcité et laïcisme, ainsi que nous venons de le voir [31].
Enfin, Benoît XVI n’ignore pas le risque actuel de confusion entre Cité de Dieu et cité des hommes. Il l’aborde volontiers sous l’angle des relations entre la raison et la foi ; quoique différente, cette thématique recouvre notre problème : le politique est au religieux ce que la raison est à la foi [32]. Ce mépris de la raison par la foi a fait l’objet d’un discours célèbre mais trop peu étudié : la conférence prononcée à l’Université de Ratisbonne, lors du voyage apostolique en Allemagne de septembre 2006 [33]. Son propos est résumé dans une phrase prononcée pas moins de cinq fois : « Ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu [34] ». A plusieurs reprises, notamment en ce dernier discours, le pape a employé la formule originale et forte de « pathologies de la religion » : « Aujourd’hui […], nous connaissons les pathologies et les maladies mortelles de la religion […], les destructions de l’image de Dieu à cause de la haine et du fanatisme [35] ». Or, ces pathologies viennent d’un manque d’usage de la raison critique et s’avèrent au total beaucoup plus humaines que divines [36]. De même, la claire distinction des domaines de compétence du politique et du religieux, constamment rappelée par Benoît XVI, évite les empiètements et les instrumentalisations, toujours à craindre, du religieux par le politique. En ce sens, la laïcité protège la religion non pas contre elle-même, mais contre certaines déviations et extensions indues qui aliènent son essence. On ne se félicitera jamais assez de la disparition des États pontificaux… Le pape le rappelait sur un continent où un certain nombre n’ont pas toujours su assez cloisonner engagements politiques et chrétiens :
« Ce travail politique n’est pas de la compétence immédiate de l’Église. Le respect d’une saine laïcité – y compris la pluralité des positions politiques – est essentielle dans la tradition chrétienne. Si l’Église commençait à se transformer directement en sujet politique, elle ne ferait pas davantage pour les pauvres et pour la justice, au contraire elle ferait moins, parce qu’elle perdrait son indépendance et son autorité morale, en s’identifiant avec une seule voie politique et avec des positions partiales discutables [37] ».
Il ne suffit pas d’affirmer que la « saine laïcité » conjugue le politique et le religieux. Certes, cette articulation est plus qu’une distinction qui reconduirait au troisième cas de figure exposé ci-dessus, à savoir la séparation. Mais, parce qu’elle se contente de juxtaposer sans spécifier la nature de la relation, la conjonction de coordination « et » constitue un échec de la pensée et, si elle n’est pas explicitée, se solde tôt ou tard, par un retour aux prises de position unilatérales et partisanes.
3) Approche doctrinale
Nous avons, intentionnellement, différé jusqu’à maintenant, sinon une définition du moins une description de la laïcité selon le pape actuel. En effet, les deux approches, historique et topique, ont permis de l’incarner dans l’épaisseur de la réalité.
Nous venons de le dire, la laïcité, telle que la comprend et la défend Benoît XVI, dit plus que la distinction entre Dieu et César. Elle est aussi une corrélation entre les deux domaines du politique et du religieux. Ce lien est double. Dans un premier sens, l’État exerce une fonction à l’égard de la religion : non seulement, négativement, en défendant la liberté religieuse des citoyens, mais positivement, en reconnaissant son existence et une existence pas seulement privée, mais collective :
« La religion, étant également organisée en structures visibles, comme cela a lieu pour l’Église, doit être reconnue comme présence communautaire publique. Cela comporte en outre qu’à chaque confession religieuse (à condition qu’elle ne soit pas opposée à l’ordre moral et qu’elle ne soit pas dangereuse pour l’ordre public), soit garanti le libre exercice des activités de culte – spirituelles, culturelles, éducatives et caritatives – de la communauté des croyants. A la lumière de ces considérations, l’hostilité à toute forme d’importance politique et culturelle accordée à la religion, et à la présence, en particulier, de tout symbole religieux dans les institutions publiques, n’est certainement pas une expression de la laïcité, mais de sa dégénérescence en laïcisme [38] ».
Mais, dans l’autre sens, la religion joue aussi un rôle vis-à-vis du politique. C’est ce point qui, notamment en France, rencontre le plus d’incompréhensions, voire de résistances. Et c’est ici que la réflexion du pape prend toute son ampleur, toute sa force et se fait véritablement originale. Comment formuler ce lien ?
Souvent, la réflexion chrétienne sur la laïcité se contente, au mieux, d’accorder à la voix de l’Église un surcroît de sens, surtout dans une société en désarroi. On constatera que la foi dans le Christ, riche de références symboliques fortes, actuellement en déficit, présente une fécondité pour la vie sociale. Ces constats prendront d’ailleurs heureusement la forme d’une invitation adressée aux chrétiens à s’engager dans la cité des hommes et apporter leur contribution au bien commun.
Benoît XVI dit plus. L’apport de la religion n’est pas seulement un plus à souhaiter au politique mais un socle nécessaire à apporter aux valeurs terrestres [39]. Dans un important paragraphe de son encyclique Deus caritas est, le pape montre que, sans rien sacrifier de son autonomie, le politique ne peut se passer d’une référence à un fondement transcendant, autrement dit à Dieu [40]. Résumons l’un de ses principaux arguments : « L’ordre juste de la société et de l’État est le devoir essentiel du politique ». Ainsi, « le politique est plus qu’une simple technique pour la définition des ordonnancements publics », il a pour but de réaliser la justice. Et comme la justice est une question éthique, le politique s’enracine donc sur l’éthique. Mais l’éthique renvoie à un fondement encore plus décisif. En effet, « cette question [comment réaliser la justice] en présuppose une autre plus radicale : qu’est-ce que la justice ? » Or, la réponse pose une difficulté. Seul un œil pur, une intelligence droite ne confond pas ce qui est objectivement juste avec son intérêt subjectif : « pour pouvoir agir de manière droite, la raison doit constamment être purifiée, car son aveuglement éthique, découlant de la tentation de l’intérêt et du pouvoir qui l’éblouissent, est un danger qu’on ne peut jamais totalement éliminer ». La politique, comme l’éthique, ont donc besoin d’une instance purificatrice. Où la trouver sinon dans la foi ? Certes, « la foi a sa nature spécifique de rencontre avec le Dieu vivant, rencontre qui nous ouvre de nouveaux horizons bien au-delà du domaine propre de la raison. Mais, en même temps, elle est une force purificatrice pour la raison elle-même. Partant de la perspective de Dieu, elle la libère de ses aveuglements et, de ce fait, elle l’aide à être elle-même meilleure ». Benoît XVI connaît l’allergie contemporaine à l’égard de toute confusion entre politique et foi. Aussi insiste-t-il : « la doctrine sociale catholique […] ne veut pas conférer à l’Église un pouvoir sur l’État moderne ». Il demeure que celui-ci a besoin de l’aide de la foi « pour faire en sorte que ce qui est juste puisse être ici et maintenant reconnu, et aussi mis en œuvre ».
Au nom de l’analyse politique et non plus seulement de celle de l’histoire, le pape affirme donc l’illusion d’une auto-fondation du politique, des droits de l’homme et, en positif, la nécessité d’une référence à un horizon absolu [41]. La raison avancée est la purification (ici de la raison) qui est un terme heureux pour désigner l’action médicinale de la grâce. Elle fait implicitement appel à la condition pécheresse et blessée de l’homme. Mais la religion ne se contente pas de guérir l’intelligence de ses aveuglement et la volonté de ses faiblesses ; elle est aussi et d’abord porteuse de culture et d’un art de vivre. Il faudrait ici par exemple rappeler l’importante conférence donnée lors de rencontre avec le monde de la culture au Collège des Bernardins, à Paris. De manière magistrale, le pape y a montré combien l’impératif monachique, précisément bénédictin du « rechercher Dieu » (quaerere Deum), a façonné l’Europe, culturelle et donc, en partie, politique.
Benoît XVI décrit la relation entre religieux et politique constitutive de la laïcité de plusieurs manières La dimension spirituelle ou religieuse apparaît, vis-à-vis des réalités terrestres, comme garantie [42], promotion [43], « fonction irremplaçable pour la formation des consciences [44] », « force [45] », voire comme « âme [46] ». Toutes ces expressions et d’autres convergent vers le concept de fondement : « Une saine laïcité de l’État en vertu de laquelle les réalités temporelles sont dirigées selon les normes qui leur sont propres est donc légitime, sans exclure toutefois les références éthiques qui trouvent leur fondement ultime dans la religion [47] ». Celle-ci assure seule la stabilité du politique.
Une telle conception des relations entre le domaine religieux et le domaine politique ne s’opère-t-elle pas au détriment de celui-ci ? L’analyse du pape ne reconduit-elle pas subrepticement à la « pathologie » ci-dessus épinglée comme réduction de César à Dieu ? L’on peut déjà répondre que, dans toutes ses analyses, Benoît XVI ne cesse de rappeler la pleine autonomie de l’État et en retour l’ ‘incompétence’ de l’Église en matière politique [48] : « L’Église en tant que telle ne fait pas de politique – nous respectons la laïcité [49] ». Il appartient à chaque peuple et non à l’Église d’organiser la vie politique et sociale. Toutefois, si cette réponse est absolument satisfaisante en pratique, elle demeure spéculativement insuffisante : elle fait appel au « et » (tenir ensemble l’autonomie du politique et le rôle fondateur du religieux), donc tombe sous le coup de notre reproche de juxtaposition.
En fait, le pape apporte souvent une précision d’importance, mais qui demande à être explicitée. En effet, sa conception de la laïcité entrelace non pas deux mais trois instances : politique, morale et religieuse. Presque toutes les interventions de Benoît XVI les mentionnent, par exemple le passage de l’encyclique Deus caritas est analysé ci-dessus. La sphère éthique et la sphère religieuse jouent un rôle fondateur à l’égard du domaine politique, mais un rôle différencié. D’un mot, le politique se fonde prochainement sur le moral, alors qu’il ne se fonde qu’ultimement sur le religieux. Cette distinction se trouve implicitement dans certains textes déjà cités :
« Une saine laïcité de l’État en vertu de laquelle les réalités temporelles sont dirigées selon les normes qui leur sont propres est donc légitime, sans exclure toutefois les références éthiques qui trouvent leur fondement ultime dans la religion [50] » ;
« Une saine laïcité de l’État implique sans aucun doute que les réalités temporelles s’appuient sur des normes qui leur sont propres, auxquelles appartiennent également toutefois les instances éthiques qui trouvent leur fondement dans l’essence même de l’homme et renvoient donc, en dernière analyse, au Créateur [51] ».
Ainsi – mais le terme ne se trouve pas chez Benoît XVI –, la morale exerce une fonction médiatrice entre le politique et le religieux. On peut aussi formuler cette articulation autrement : l’instance morale fait intrinsèquement partie du domaine politique, alors que le religieux, tout en le fondant, lui demeure extrinsèque. N’est-ce pas ce qu’affirme cette précieuse remarque du préfet Joseph Ratzinger : « Pour la doctrine morale catholique, la laïcité [est] comprise comme autonomie de la sphère civile et politique par rapport à la sphère religieuse et ecclésiastique – mais pas par rapport à la sphère morale [52] » ?
Conclusion
Croisons brièvement, pour finir, les trois perspectives qui viennent d’être détaillées. L’histoire, notamment celle de notre pays, n’a-t-elle pas exploré successivement toutes les formes de laïcité ? Si les deux derniers siècles, depuis la Révolution Française, ont connu les deux régimes d’exclusion (et même de persécution) puis de séparation, la France a connu, auparavant, un régime de « chrétienté » où la distinction était insuffisante. Fort de la troisième approche, doctrinale, et face aux limites ou aux échecs de ces divers modèles, ne serait-il pas temps (kairos) de mettre en place un régime de véritable intelligence dans la claire distinction des domaines de compétence, où le politique s’enracinerait dans l’éthique et celle-ci serait ultimement éclairée par une vision complète, donc aussi religieuse, de l’homme ?
[1] Durant la même période, le terme « laïcisme » est employé moins de dix fois.
[2] Discours aux participants au Congrès national d’études de l’union des juristes catholiques italiens, Rome, samedi 9 décembre 2006. Tous les textes cités se trouvent sur le site officiel du Vatican : http://www.vatican.va/
[3] Concile Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Église Lumen Gentium, n. 36.
[4] Le Littré le mentionne pour la première fois en 1881 dans son Supplément.
[5] De même, les chrétiens qui s’affrontent à ce thème proposent le plus souvent une distinction pour clarifier leur propos. Donnons-en seulement deux exemples. Le cardinal Pierre Eyt distingue la laïcité du refus (ou du moins de réticence et de restriction) qui est « le refus de donner à toute forme de transcendance spirituelle ou religieuse la moindre part de l’espace public, ainsi que de lui reconnaître une capacité d’expression et de compétence regardant la société » et la laïcité du respect : elle se comprend « comme la mise en oeuvre, équitable et respectueuse, de la présence et de l’action dans le champ social d’une pluralité d’expressions organisées se manifestant sur le plan religieux et spirituel » (Bulletin diocésain de Bordeaux, in La documentation catholique, n° 2190, 18 octobre 1998, p. 873-875, ici p. 873). L’historien René Rémond distingue la sécularisation qui « n’implique pas de jugement de valeur, ni ne suppose d’intentionnalité particulière : c’est un simple constat de fait », de la laïcisation qui « suppose une action délibérée du politique ou d’une autre force sociale pour soustraire un domaine d’activité à l’influence du religieux. Il traduit une initiative volontaire, une véritable intentionnalité » (Le christianisme en accusation. Entretiens avec Marc Leboucher, Paris, DDB, 2000, p. 85).
[6] Allocution au Palais de l’Élysée, Paris, vendredi 12 septembre 2008.
[7] Pie XII, Allocution Alla vostra filiale, 23 mars 1958, AAS 50 (1958), p. 220
[8] 17 juin 1965.
[9] La troisième partie est intitulée : « Principes de la doctrine catholique sur la laïcité et le pluralisme ».
[10] Cf. par exemple, Joseph Ratzinger, Église, œcuménisme et politique, Philippe Jordan, Philippe-Ernst Gudenus et Beat Müller, Paris, Payard, 1987, p. 197-360 ; L’Europe, ses fondements, aujourd’hui et demain, trad. Gabriel Ispérian, Saint-Maurice, Éd. Saint-Augustin, 2005, p. 53-98.
[11] Je me permettrais, dans le cours de l’exposé, d’emprunter quelques brefs développements à mon ouvrage : « Le Christ donne tout ». Benoît XVI, une théologie de l’amour, Paris, L’Emmanuel, 2007.
[12] On se souvient de la première formule d’un pouvoir politique qui nous est parvenue. Datant d’il y a quatre millénaires, elle parle d’un pharaon à qui est attribué un pouvoir divin. De fait, le roi de Haute et de Basse-Egypte est considéré comme le fils du dieu-soleil Rê : « Ce qu’il aime, il le fait ; ce qu’il n’aime pas, il ne le fait pas ; tout ce qui sort de sa bouche s’exécute dans l’instant » (cité par Jean Rouvier, Les grandes idées politiques. Des origines à Jean-Jacques Rousseau, Paris-Bruxelles-Montréal, Bordas, 1973, p. 7).
[13] Entretien à la télévision publique de Bavière, Bayerischer Rundfunk (ARD), à la chaîne de télévision publique allemande ZDF, à la chaîne d’information allemande Deutsche Welle, et à Radio Vatican, samedi 5 août 2006.
[14] Voici ce qu’affirmait Joseph Ratzinger la veille même du décès de Jean-Paul II : « À l’époque des Lumières, on a essayé de penser et de définir les normes morales essentielles en disant que celles-ci seraient valides etsi Deus non daretur, même si Dieu n’existait pas. Dans l’opposition des confessions [que l’on songe aux guerres des religions qui a si fort marqué la conscience occidentale] et dans la crise de l’image de Dieu qui prévalait, on tenta de maintenir les valeurs essentielles de la morale en dehors des contradictions et de chercher pour elles une évidence qui les rendît indépendantes des multiples divisions et incertitudes des philosophies et confessions [de foi] variées. On voulut ainsi assurer les fondements de la vie en commun et, plus généralement, les fondements de l’humanité. À l’époque cela sembla possible, car les grandes convictions de fond créées par le christianisme résistaient en grande partie et semblaient indéniables. Mais il n’en est plus ainsi. La recherche d’une telle certitude rassurante, qui pût rester incontestée au-delà de toutes les différences, a échoué » (Subiaco, le vendredi 1er avril 2005).
[15] Discours à la Curie romaine, vendredi 22 décembre 2006.
[16] Discours au clergé du diocèse de Rome, jeudi 2 mars 2006.
[17] Discours aux évêques des Pays Baltes en visite « ad limina », vendredi 23 juin 2006. En confirmation parmi beaucoup d’autres, le grand sociologue allemand Max Weber affirmait dans une conférence prononcée à la fin de la Première Guerre mondiale : « nous savons ou nous croyons qu’à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il n’existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref, que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision » (Le savant et le politique, trad. de Julien Freund, coll. « Recherche en sciences humaines », Paris, Plon, 1959, p. 78).
[18] Discours aux directeurs, journalistes et techniciens de l’Avvenire, de Sat2000, de la station de radio Inblu et de l’agence Sir, vendredi 2 juin 2006.
[19] Un grand juriste italien du dix-neuvième siècle notait : « Supprimez la religion dans une société, l’homme deviendra bientôt une marchandise » (Luigi Taparelli d’AzÉglio, Traité systématique de droit naturel, 1800, chap. IX. Cité par Mgr Jean-Louis Tauran, Discours à l’OSCE, Porto, vendredi 6 décembre 2002).
[20] Discours de Vérone, 4e Congrès ecclésial national de l’Église italienne, le 19 octobre 2006.
[21] Discours aux participants au congrès national d’études de l’union des juristes catholiques italiens, samedi 9 décembre 2006.
[22] Allocution préparée pour l’inauguration de l’année académique à l’Université La Sapienza de Rome, 17 janvier 2008 ; Jürgen Habermas, « Vorpolitische Grundlagen des demokratischen Rechtstaates? », in Jürgen Habermas et Joseph Ratzinger, Dialektik der Säkularisierung. Über Vernunft und Religion, Freiburg-in-Brisgau, Herder, 2007, p. 34.
[23] Allocution au Palais de L’Élysée, vendredi 12 septembre 2008.
[24] Audience générale, Rome, mercredi 30 avril 2008.
[25] Lettre à M. Pier Ferdinando Casini, Président de la Chambre des Députés de la République italienne, 18 octobre 2005.
[26] Entretien accordé vendredi 12 septembre 2008. La géographie accrédite l’histoire, ainsi que l’observe l’historien français René Rémond : « la carte des pays où le principe de laïcité est reconnu et à peu près respecté dans la pratique coïncide approximativement avec celle des pays d’imprégnation chrétienne » (Les grandes inventions du christianisme, Paris, Bayard, 1999).
[27] Les erreurs opposées appartiennent au même genre et la vérité ne s’en dégage (aux deux sens du terme) qu’en intégrant ce qu’elles formulent de sensé dans une perspective supérieure.
[28] Aéroport de Rome-Fiumicino, mardi 28 novembre 2006.
[29] Cette répartition recoupe en bonne partie la typologie proposée par Dominique Foyer distinguant « cinq ‘régimes’ théologico-politiques » « Une notion en débat : la ‘laïcité positive’ », Revue d’éthique et de théologie morale, n° 250 (septembre 2008), p. 39-61, ici p. 55-57).
[30] Audience générale, Rome, mercredi 17 septembre 2008.
[31] Cf., par exemple, Discours à S. E. M. Luis Felipe Bravo Mena, nouvel ambassadeur du Mexique près le Saint-Siège à l’occasion de la présentation des lettres de créance, vendredi 23 septembre 2005 ; Discours aux participants au congrès national d’études de l’union des juristes catholiques italiens, samedi 9 décembre 2006 ; Discours de Vérone, 4e Congrès ecclésial national de l’Église italienne, le 19 octobre 2006 ; etc.
[32] L’on pourrait continuer la liste : ce que l’éros est à l’agapè (cf. Lettre encyclique Deus caritas est sur l’amour chrétien, 25 décembre 2005, 1ère partie), ce que l’espoir est à l’espérance (cf. Lettre encyclique Spe salvi sur l’espérance chrétienne, 30 novembre 2007). Il y va, au fond, d’une méditation plus générale sur les relations entre la nature est à la grâce, qui est constante chez le pape (cf. Pascal Ide, « La distinction entre éros et agapè dans Deus caritas est », Nouvelle revue théologique, 128 [2006] n° 3, p. 353-369) et, plus globalement encore, d’une méditation du mystère du Christ, vrai Dieu et vrai homme, qui, en sa personne, unit finitude et infini.
[33] Discours à l’Université de Ratisbonne, Version définitive, 12 septembre 2006.
[34] Il s’agit d’une citation de Manuel II Paléologue, Entretiens avec un Musulman. 7ème controverse, 3b, coll. « Sources chrétiennes » n° 115, Paris, Le Cerf, 1966.
[35] Homélie à la messe sur l’esplanade de l’« Islinger Feld », Ratisbonne, mardi 12 septembre 2006.
[36] « On flaire avec angoisse un ordre humain qui, pour soulager les peurs qui le minent, se fait volontiers passer pour un ordre divin » (Christiane Singer, Derniers fragments d’un long voyage, Paris, Albin Michel, 2007, p. 91).
[37] Discours à la Session inaugurale des travaux de la 5ème Conférence générale de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes, dimanche 13 mai 2007.
[38] Discours aux participants au Congrès national d’études de l’union des juristes catholiques italiens, Rome, samedi 9 décembre 2006.
[39] Le Concile Vatican II l’affirmait déjà en termes mesurés, affirmant d’abord la distinction – « entre les droits et les devoirs qui leur incombent du fait de leur appartenance à l’Église, et ceux qui leur reviennent en tant que membres de la société humaine » –, puis leur union, exprimée en terme d’harmonie – les fidèles « doivent s’efforcer de les mettre en harmonie les uns avec les autres, se rappelant que, dans toute chose temporelle, ils doivent se guider d’après la conscience chrétienne » –, enfin, la mesure ultime qu’est Dieu – « car aucune activité humaine, même dans les choses temporelles, ne peut être soustraite à l’autorité de Dieu. […] De même qu’on doit reconnaître qu’une cité terrestre, aux prises – et à juste titre – avec des problèmes terrestres, obéisse à des lois qui lui sont propres, de même faut-il, et au même titre, rejeter la théorie néfaste qui prétend construire la société sans tenir aucun compte de la religion et qui combat ou détruit la liberté religieuse des citoyens » (Constitution dogmatique sur l’Église Lumen Gentium, n. 36). Pour le fondement, cf., le texte décisif et bien connu sur le double sens de l’expression « autonomie des réalités terrestres », de la Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 36. Benoît XVI le salue ainsi : « Cette affirmation conciliaire constitue la base doctrinale de la ‘saine laïcité’ » (Discours aux participants au Congrès national d’études de l’union des juristes catholiques italiens, samedi 9 décembre 2006).
[40] Deus caritas est, n° 28, a.
[41] J’évoquerai une hypothèse. Les analyses de Benoît XVI ne convergent-elles pas avec certaines de celles d’un grand pape social et politique, Léon XIII, au début de la fameuse encyclique dite du « ralliement » – le caractère trop exclusif de la thèse, la question de la liberté religieuse et la prise en compte du pluralisme religieux étant bien entendu exceptés ? La démonstration est assez limpide pour se passer de commentaires. Léon XIII veut montrer que la religion « peut créer le lien social », donc « la paix d’une nation ». En effet, le but de la société civile est le perfectionnement moral. C’est là la finalité de la société. « Or la moralité, dans l’homme, […] suppose nécessairement Dieu, et, avec Dieu, la religion ». « En effet, l’idée de moralité importe avant tout un ordre de dépendance à l’égard du vrai, qui est la lumière de l’esprit ; à l’égard du bien, qui est la fin de la volonté ». Mais « quelle est donc la vérité principale et essentielle, celle dont toute vérité dérive ? c’est Dieu. Quelle est donc encore la bonté suprême, dont tout autre bien procède ? c’est Dieu. » Et Léon XIII remonte des objets au sujet et de la finalité à l’origine : « Quel est enfin le créateur et le conservateur de notre raison, de notre volonté, de tout notre être, comme il est la fin de notre vie ? Toujours Dieu ». Or, « la religion est l’expression intérieure et extérieure de cette dépendance que nous devons à Dieu à titre de justice ». La conclusion, nécessaire, suit : « tous les citoyens sont tenus de s’allier pour maintenir dans la nation le sentiment religieux vrai, et pour le défendre au besoin » (Léon XII, Lettre encyclique Au milieu des sollicitudes, 16 février 1892, Pontificis Maximi Acta, Roma, Typographia Vaticana, vol. XII, 1893, p. 19-41, ici p. 21 à 23).
[42] « L’authentique laïcité n’est donc pas faire abstraction de la dimension spirituelle, mais reconnaître que précisément celle-ci, de manière radicale, est la garante de notre liberté et de l’autonomie des réalités terrestres, grâces aux préceptes de la Sagesse créatrice que la conscience humaine sait accueillir et mettre en œuvre » (Audience générale, Rome, mercredi 17 septembre 2008).
[43] « Une saine laïcité de l’État implique sans aucun doute que les réalités temporelles s’appuient sur des normes qui leur sont propres, auxquelles appartiennent également toutefois les instances éthiques qui trouvent leur fondement dans l’essence même de l’homme et renvoient donc, en dernière analyse, au Créateur. Dans les circonstances actuelles, en rappelant la valeur qu’ont pour la vie non seulement privée mais surtout publique, certains principes éthiques fondamentaux, enracinés dans le grand héritage chrétien de l’Europe et en particulier de l’Italie, nous ne commettons donc aucune violation contre la laïcité de l’État, mais nous contribuons au contraire à garantir et à promouvoir la dignité de la personne et le bien commun de la société » (Discours aux participants à l’assemblée générale de la conférence épiscopale italienne, Salle du Synode Jeudi 18 mai 2006).
[44] Allocution au Palais de l’Élysée, Paris, vendredi 12 septembre 2008.
[45] « Dans le respect de la laïcité légitime de l’État. […], il existe des questions encore ouvertes […]. Le peuple slovène a le droit d’affirmer et de faire valoir l’âme chrétienne, qui en a façonné l’identité et l’a inscrit dans le contexte de l’Europe, dont les racines les plus profondes tirent leur force de la semence évangélique qui œuvre sur le continent depuis presque deux millénaires » (Discours à S. E. M. Ivan Rebernik, nouvel ambassadeur de Slovénie près le Saint-Siège, samedi 16 septembre 2006).
[46] Le passage fut cité plus haut : Audience générale, Rome, mercredi 30 avril 2008.
[47] Discours au Président de la République italienne Carlo AzÉglio Ciampi, vendredi 24 juin 2005.
[48] J’emploie ici le terme dans le même sens que Régis Debray mais en inversant l’attribution. En effet, celui-ci proposait de distinguer, lui aussi, deux acceptions au terme laïcité : « Le temps paraît maintenant venu de passer d’une laïcité d’incompétence (le religieux, par construction, ne nous regarde pas) à une laïcité d’intelligence (il est de notre devoir de le comprendre) » (Rapport remis à M. le ministre de l’Education nationale, février 2002. Les propos tenus dans la tribune du Monde du 25 janvier 2008 sont moins mesurés, voire plus critiques).
[49] Entretien avec les journalistes pendant le vol vers le Brésil, mercredi 9 mai 2007. Benoît XVI continue : « mais elle offre les conditions dans lesquelles une politique saine, avec la solution aux problèmes sociaux qui en découle, peut se développer ».
[50] Discours au Président de la République italienne Carlo AzÉglio Ciampi, Rome, vendredi 24 juin 2005.
[51] Discours aux participants à l’assemblée générale de la Conférence épiscopale italienne, Rome, jeudi 18 mai 2006.
[52] Congrégation pour la Doctrine de la Foi [Card. Joseph Ratzinger], Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, 24 novembre 2002, n. 6. Souligné dans le texte.