Les anges dans la nature 2/3

Pascal Ide, « Les anges dans la nature », Carmel. Les anges, nos invisibles frères, 99 (2001), p. 33-50.

4) Mode d’action des anges dans la nature

Le principe dionysien de hiérarchie est encore très général. En quoi consiste plus précisément cette présence active des anges dans la nature ? Ce qui était seulement une question au Moyen Age est devenu une difficulté redoutable pour la mentalité moderne : comment concevoir une interaction entre deux réalités aussi hétérogènes qu’un pur esprit et une réalité purement matérielle ? cette relation ne relève-t-elle pas de la pensée mythologique ou du moins de la toute-puissance qui a toujours rêvé que l’esprit commande aux objets ?

Tout d’abord, nous disposons de deux autres exemples d’action d’une réalité incorporelle sur une réalité matérielle : Dieu qui est purement spirituel (Jn 4,24) et l’âme humaine qui est aussi dénuée de toute matérialité et agit sur le propre corps dont elle est l’acte et avec qui elle forme un être un [1]. C’est donc que la communication entre ces deux ordres de réalité n’est pas a priori impossible ni inconcevable. Ensuite, c’est le dualisme cartésien qui, ayant identifié la matière à la substance étendue et l’esprit à la substance pensée fut conduit à ce divorce et a rendu incompréhensible une communication entre eux. Mais des voix se sont fortement élevées contre ce dualisme, notamment dans le courant phénoménologique. Enfin, c’est une loi de l’histoire qui a déjà été relevée, l’homme, comme la nature, a horreur du vide : le mépris des questions concernant les interactions matière-esprit a engendré une prolifération de réflexions plus ou moins équilibrées (notamment dans le secteur paranormal [2]).

Il nous faut donc recoudre les deux pièces de l’unique tunique du créé : côté ange, comment peut-il agir sur la réalité matérielle ? côté cosmos, par quel aspect peut-il se proportionner à l’action d’un pur esprit ? Les considérations de ce paragraphe paraîtront sans doute ardues et rébarbatives à certains, car elles présupposent des notions de cosmologie philosophique qu’il est impossible de réunir en quelques lignes.

a) Du côté de l’ange

En termes techniques : quelle est la cause efficiente, l’origine motrice de l’action de l’esprit pur sur le cosmos ? L’âme humaine agit sur son corps car elle est en le principe d’être ; Dieu agit sur le cosmos car il en est l’origine créatrice. Mais comment envisager une telle action pour l’ange ? Il vaut mieux partir de l’exemple du Créateur, même si l’ange, comme créature, est plus proche de l’âme humaine. En effet, l’ange ressemble à Dieu sous l’angle de son incorporéité. Or, Dieu fait tout « avec sagesse et par amour », dit la quatrième prière eucharistique ; autrement dit, il crée et gouverne le monde par son intelligence (« avec sagesse ») et sa libre volonté (« par amour »). Pur esprit à l’image de Dieu, l’ange est aussi doué d’intelligence et de volonté. C’est donc par l’entremise de ces deux facultés que lui aussi, mais selon un mode très inférieur au mode divin, agit sur le monde matériel [3]. Concrètement, l’ange peut agir sur un corps (par exemple le déplacer) en lui appliquant sa pensée et son intelligence, c’est-à-dire en y pensant et en le voulant. C’est de la télékinésie au sens propre du terme, mais instantanément efficace [4].

Ce mode d’action permet de comprendre comment l’ange est présent dans un lieu. Il existe deux modes d’une telle présence. Soit parce qu’on est appliqué au lieu par son étendue : tel est le cas du corps ; mais l’ange est dénué de corps. Soit parce qu’on y applique sa puissance, c’est-à-dire sa décision. Et tel est le cas de l’ange qui décide d’être présent dans un endroit : il y est virtualiter, dit saint Thomas, ce qui signifie non pas virtuellement, mais par sa puissance [5]. Dans le premier cas, le corps est contenu par le lieu qui le limite ; dans le second, c’est l’ange qui contient le lieu et se dérobe à sa limitation.

Mais sur quels corps l’ange peut-il agir ? La réponse se déduit aussi de ce qui vient d’être dit. Le champ d’action de l’ange est lié à sa volonté. Il s’étend donc aussi loin que ce qu’il décide. Nous le comprendrons mieux par comparaison. L’âme humaine (et plus généralement l’âme des êtres vivants) ne peut agir que le corps qu’elle anime ; son action s’étend à d’autres corps seulement par l’intermédiaire de son corps propre. Si je veux déplacer ma main, il me suffit de le vouloir ; en revanche, si je veux déplacer cette chaise, je dois me lever et la prendre dans ma main : mon âme n’a pas le pouvoir de déplacer les objets à distance. En revanche, l’ange n’est pas lié à un corps : sa capacité d’action transcende donc les limites matérielles. « L’ange est là où il agit [6] ». Concrètement, cela signifie qu’il peut être présent en tout lieu où et quand il le décide, affranchi de la loi à laquelle tout corps physique est soumis, à savoir la limitation de la vitesse de la lumière [7] : l’ange peut se trouver sur Bételgeuse et, instantanément après, sur notre Terre (comme je peux penser à une galaxie à l’autre bout du cosmos et, aussitôt après, porter mon attention sur la chaise qui me porte). Il demeure que l’esprit pur est limité, sa puissance aussi : il ne peut appliquer son intelligence et sa liberté à tous les corps, mais seulement à une chose à la fois ; il n’est donc pas présent à tous les lieux en même temps, sans toutefois jamais être circonscrit par ces derniers [8]. Enfin Dieu non seulement n’est pas circonscrit à un lieu, mais il peut agir sur tout corps, puisqu’il est partout présent par sa puissance créatrice [9].

Le pouvoir d’action de l’ange sur les corps physiques est donc non pas intermédiaire entre celui de l’homme (de l’âme humaine) et celui de Dieu, mais plus large que celui de l’être humain quoiqu’infiniment moins étendu que celui de son Créateur.

b) Du côté de la matière

Ayant vu l’origine de l’action angélique, considérons maintenant son impact. Qu’est-ce qui, du côté de la matière, peut se prêter à son action ?

La doctrine de saint Thomas est constante. Se fondant sur les affirmations de saint Augustin et du Pseudo-Denys déjà vues, il affirme un pouvoir réel mais limité de l’ange sur la matière. La raison générale en est la « proportion » entre l’ange et la matière [10] : on pourrait aussi parler de convenance ou d’affinité.

A lire attentivement l’exposé de la Somme de théologie qui est le plus systématisé et le plus clair, l’Aquinate semble faire appel à deux principes explicatifs complémentaires que j’appellerai principe de similitude (ou d’assimilation) et principe de proximité (ou de contagion). Il emprunte le premier à Aristote : « omne agens agit sibi simile », ce que l’on peut traduire, approximativement : « tout agent agit en s’assimilant son effet », c’est-à-dire en produisant un effet semblable à lui. Le second principe vient du Pseudo-Denys : « La sagesse divine […] unit ce qu’il y a de plus élevé dans les ordres inférieurs avec ce qu’il y a de moins élevé dans les ordres supérieurs [11] ».

Du premier principe, Thomas déduit que les anges ne peuvent pas engendrer, par eux-mêmes et directement, d’êtres nouveaux [12]. Du second, il tire comme conséquence qu’ils peuvent immédiatement déplacer les objets, c’est-à-dire les mouvoir localement [13]. Autant le principe de contiguïté est limitatif, autant le principe de similitude est positif.

Pour bien comprendre ces déductions, il faut faire appel à une distinction établie par Aristote. Celui-ci démontre qu’il existe trois (et seulement trois) sortes de changement : le déplacement local, la modification qualitative (qui conduit jusqu’à l’apparition ou la disparition de substance) et la croissance quantitative (qui n’existe que chez le vivant). Cela correspond assez bien à ce qu’étudient respectivement la physique, la chimie et la biologie. Remarquons aussi que le déplacement local peut, indirectement, engendrer une modification qualitative (la translation du pneu sur l’asphalte cause son échauffement), voire un changement biologique (la disposition des chromosomes sur la plaque équatoriale permet la division cellulaire). Le pouvoir d’intervention immédiat sur le déplacement ouvre donc à une intervention médiate sur les autres sortes de changement. Enfin, ces trois types de changement affectent diversement le corps physique : le déplacement local ne le change pas intrinsèquement (la planète en translation n’est pas modifiée par celle-ci [14]) ; en revanche, la modification qualitative transforme la réalité physique : la chaleur est une propriété interne (peu importe qu’elle soit ou non réversible) au corps chaud ; de même la croissance, puisque, sous son action, le corps vivant change de taille.

Appliquons ces notions à l’action angélique. Le principe de similitude exige une ressemblance entre l’agent et son effet. Or, l’ange n’est pas composé de matière. Voilà pourquoi il ne peut opérer de modifications qualitatives ou quantitatives ; et encore moins faire apparaître ou disparaître un nouveau corps. Le principe de contiguïté demande que l’on prenne en compte le dynamisme supérieur de la réalité matérielle. Or, de tous les changements physiques, le mouvement local est le plus parfait, celui qui est le plus proche des réalités spirituelles. Il serait long de le démontrer ; mais ce qui fut dit en donne un signe : la translation seule n’affecte pas le corps, elle ne le concerne que de l’extérieur. Voilà pourquoi les anges exercent leur action sur les réalités corporelles par le biais du mouvement local. Thomas dit de plus que, de tous les changements, « le mouvement local est celui qui cause le plus petit changement », ce qui le proportionne à l’action angélique [15]. Autrement dit, l’action des anges sur la matière est régi par un troisième principe que l’on pourrait dire de minimalité.

Mais, en raison du lien existant entre les types de changement, par l’intermédiaire du déplacement, le pur esprit peut intervenir sur les modifications qualitatives et quantitatives. Cependant, ce pouvoir est médiat ; de plus, il demeure limité, puisqu’il doit passer par les potentialités et les dynamismes contenus dans le corps mû : « Il ne faut pas croire que les anges prévaricateurs font ce qu’ils veulent de la matière des choses visibles [16] ». Et saint Augustin continue en donnant l’exemple des magiciens du pharaon qui, opposés à Moïse, fabriquèrent des serpents : « ils n’en furent pas les créateurs ». Cela est aussi vrai des bons anges qui, sur le point de la puissance naturelle d’agir, ne diffèrent pas des démons [17].

A partir de ce qui vient d’être dit, il serait possible d’expliquer beaucoup de possibles manifestations angéliques : hors de l’homme, comme de faire tourner une table, etc. ; mais aussi en l’homme, comme l’action sur l’imagination (par le biais des mouvement neuronaux) [18].

[1] Cf. Concile Œcuménique Vatican II, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 22. Je présuppose ici connue ou admise la distinction de l’âme et du corps (cf. Pascal Ide, Le corps à cœur. Essai sur le corps humain, Versailles, Ed. Saint-Paul, 1996, IIème partie, chap. 5-6).

[2] Cf. par exemple Philippe Wallon, Expliquer le paranormal, Paris, Albin Michel, 1996. Sa bibliographie montre l’importance du sujet aujourd’hui.

[3] Cf. De malo, q. 16, a. 1, ad 14um.

[4] D’ailleurs, la télékinésie ou pouvoir de l’esprit à mouvoir des corps à distance est une prérogative proprement angélique (cf. ST, Ia, q. 117, a. 3 et 4 ; cf. Pascal Ide, Le corps à cœur, op. cit., Annexe 3).

[5] ST, Ia, q. 52, a. 1.

[6] De la foi orthodoxe, L. I, 13, PG 94, 853.

[7] La théorie de la relativité restreinte élaborée par Albert Einstein en 1905 démontre qu’aucun corps ne peut dépasser la vitesse de la lumière (qui est d’environ trois cent mille km/s dans le vide).

[8] Cf. ST, Ia, q. 52, a. 2.

[9] Cf. ST, Ia, q. 8, a. 1 et 3.

[10] S. Thomas dit par exemple que « la matière corporelle n’est pas une puissance proportionnée [proportionata] à l’acte par lequel les substances spirituelles sont en acte ». (Questions quodlibétales 9, q. 4, a. 5, c., Turin-Rome, Marietti, 1949, p. 189)

[11] Les noms divins, chap. 7, § 3, PG 3, 872 b. La traduction de Gandillac à partir du texte grec est sensiblement différente : « elle unit perpétuellement l’achèvement de ce qui précède au principe de ce qui suit » (Ibid., p. 145).

[12] Cf. ST, Ia, q. 110, a. 2.

[13] Cf. ST, Ia, q. 110, a. 3.

[14] C’est notamment pour cela que la seule observation des changements intrinsèques du corps ne peut m’assurer de son déplacement (c’est l’un des fondements de ce que la physique appelle le principe de relativité galiléen).

[15] De malo, q. 16, a. 11.

[16] Saint Augustin, La Trinité, PL 42, 875, L. III, viii, 13, in Œuvres, trad. Marcellin Mellet et Thomas Camelot, coll. « Bibliothèque augustinienne », Paris, DDB, 1955, p. 297.

[17] Cf. ST, Ia, q. 64, a. 1 et 2.

[18] Saint Thomas le disait déjà avec les ressources de la physiologie de son temps : « tout ce qui peut résulter du mouvement local d’êtres corporels est soumis à la puissance naturelle des anges. Or, il est manifeste que les fantasmes sont parfois l’effet, chez nous, d’un déplacement de esprits et des humeurs des corps ». (ST, Ia, q. 111, a. 3) Traduisons : ces « esprits » et ces « humeurs » correspondent à ce que l’endocrinologie et la neurologie nous disent aujourd’hui des modifications neurohormonales à l’intérieur du cerveau ; or, elles dépendent de déplacement local d’ions (par exemple sodium ou calcium) et de molécules dans et entre les cellules.

2.11.2017
 

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