Ce texte est le support d’une retraite, prêchée lors d’une marche dans le désert en 2001. Sa facture orale a été conservée.
1 Le Seigneur est mon berger : je ne manque de rien.
2 Sur des prés d’herbe fraîche, il me fait reposer.
Il me mène vers les eaux tranquilles
3 et me fait revivre ;
il me conduit par le juste chemin pour l’honneur de son nom.
4 Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal,
car tu es avec moi : ton bâton me guide et me rassure.
5 Tu prépares la table pour moi devant mes ennemis ;
tu répands le parfum sur ma tête, ma coupe est débordante.
6 Grâce et bonheur m’accompagnent tous les jours de ma vie ;
j’habiterai la maison du Seigneur pour la durée de mes jours.
Ce psaume, peut-être le plus populaire, assurément l’un des plus aimés, peut nous aider à choisir Jésus comme Berger de nos vies, surtout dans cette traversée du désert [1]. Cela est d’autant plus possible qu’il décrit la conduite à la fois du côté de Dieu : le fait de sa conduite, la modalité de cette conduite (comment il nous conduit), le but (où il nous conduit) et du côté de l’homme (comment il peut et doit se laisser conduire).
Le psaume se répartit de lui-même en deux parties, chacune se subdivisant en deux strophes. En effet, le Seigneur est (amoureusement) présenté : 1) comme Berger, a) dans les jours heureux (v. 1-3), b) comme dans les jours désolés (v. 4) ; 2) et comme Hôte qui à la fois a) me reçoit à sa table (v. 5) b) et m’accueille définitivement en sa Maison (v. 6). Mais cette distinction logique rigoureuse ne doit pas effacer le mouvement narratif qui nous entraîne de la profession initiale de foi à la possession finale de l’espérance.
1) Le Seigneur est mon Berger
a) Présentation du Berger
1’) « Le Seigneur est mon berger »
Le « berger » doit s’entendre au sens fort et extensif de l’Orient ancien : il est à la fois guide qui conduit, maître qui enseigne et roi qui gouverne. Pasteur et Docteur.
La présentation allie l’objectif de la fonction avec le subjectif de la relation. En effet, le psalmiste utilise le possessif « mon » ; non pas « nous » ; mais la première personne du singulier ; or, celle-ci signifie une intimité. Quand bien même, le berger aurait-il des milliers de brebis, le suis sa brebis propre, à titre unique, ce qui ne veut pas dire préférentiel et encore moins exclusif.
Enfin, comment le chrétien n’évoquerait-il pas le Christ qui se dit lui-même le « Bon Berger » (Jn 10,11.14).
2’) « Je ne manque de rien » (v. 1b)
Dieu n’apparaît pas seulement comme le berger mais aussi celui qui prend soin de son troupeau.
D’abord son souci est absolu puisqu’il couvre tous les besoins, puisqu’il est assuré que « rien ne manquera ». Comment ne pas songer à la parole de Jésus recevant ses disciples de retour de mission : « Quand je vous ai envoyés sans bourse, sans sac et sans souliers, avez-vous manqué de quelque chose ? – De rien, lui répondirent-ils ». (Lc 22,35)
Ensuite, le souci divin est immédiat. En effet, le verbe est au présent. Dieu ne nous assure pas seulement de son soutien dans le futur, mais dès aujourd’hui.
Enfin, là encore on remarquera la note individuelle du propos : c’est moi qui ne manque de rien. Le Berger ne se contente pas de pourvoir au bien en général. La doctrine de la Providence nous assure que le gouvernement de Dieu à l’égard des hommes est personnalisé. C’est ce qu’atteste la doctrine classique de l’ange gardien.
Autrement dit, le don du Berger pour moi, est sans restriction (absolu), sans retard (immédiat) et sans retour (il le fait pour moi) : c’est le don parfait.
b) Son action aux jours heureux
Le psalmiste va maintenant détailler en quoi consiste le don de Dieu pour moi, son œuvre.
1’) « En de verts pâturages, il me fait reposer ; vers les eaux du repos, il me mène ».
Le premier don du Seigneur est de donner le repos. En effet, c’est le propre du berger que de conduire son troupeau à la paix, ainsi que le dit la Bien-aimée du Cantique, presque contemporaine du psalmiste : « Dis-moi, ô toi que mon cœur aime, où mènes-tu paître on troupeau ? Où le mets-tu au repos à l’heure de midi ? » (Ct 1,7) On songe aussi au repos que le Christ savait accorder non seulement à ses Apôtres mais à ses auditeurs : d’abord, il les fait s’asseoir ; ensuite, il les restaure (cf. plus bas) en leur multipliant les pains ; enfin, en saint Marc, dont on sait la sobriété et l’absence de description pittoresque, il est dit que la foule s’étendit « sur l’herbe verte » (Mc 6,38) ; n’est-ce pas là une allusion au Ps 22 ?
On pourrait se demander : le psaume parle d’un unique repos ; or, il est symbolisé de deux manières différentes : le pâturage n’est pas l’eau ; de plus, « en » qui indique l’espace présent s’oppose à « vers » qui signale un espace ailleurs. Plus que redondance, n’y a-t-il pas là sinon contradiction du moins incompatibilité ?
En réalité, double est le repos, celui du chemin qui a pour finalité de refaire les forces, de détendre, il constitue un acte encore imparfait ; et celui du terme qui est l’accomplissement définitif, l’acte achevé. Or, « au verset 2a, le repos est provisoire », c’est « celui du voyageur à l’étage » : en effet, il est dit que le Berger « me fait reposer » ; en revanche, « au verset 2b, c’est le repos au terme tout à fait de la route » : en effet, ce terme est signalé par la préposition « vers ».
Ne nous est-il pas signifié que notre Berger s’intéresse autant au chemin qu’au but ?
2’) « Il restaure mon âme »
Second bien procuré par le divin Bienfaiteur : restaurer, nourrir l’âme ; or, en hébreu, nefesh, signifie la « vie ».
Comment ne pas penser à l’Eucharistie ? D’abord, c’est le propre de la nourriture eucharistique que de nourrir l’âme, que de donner la vie (selon le rapprochement expressément fait par Jésus en Jn 6). Ensuite, les eaux du repos dont il est question font allusion à l’eau du rocher durant l’Exode (Ex 16-17) ; or, cette eau est liée à la manne, symbole de la manne. Enfin, on a vu que l’allusion aux pâturages pouvait renvoyer à la multiplication des pains ; or, sans en rien nier la réalité historique du miracle, celle-ci trouve aussi l’une de ses significations dans l’eucharistie (surabondance, etc.).
3’) « Il me guide aux sentiers de Justice pour l’honneur de son Nom »
La Providence de mon Berger ne veille pas seulement sur ma paix et sur ma vie, mais aussi sur mon absence de péché ; son travail est aussi préventif. En effet, la Justice dont il est question est non pas la justice morale ou civile, mais la justice divine ; or, celle-ci est ajustement en Dieu : être juste, c’est être a-justé à Dieu.
Plus encore, le psaume ajoute la raison pour laquelle Dieu veille sur la justice : « l’honneur de son Nom ». Qu’est-ce à dire ? Le Nom, dans la vision hébraïque, c’est la personne elle-même. Or, Dieu est fidèle et riche en miséricorde, selon les deux aspects de son amour (cf. Ex 34,6). C’est donc au nom même de ce qu’il est, bon et fidèle, et non pas au nom de notre égoïsme et de notre instabilité que le Berger nous assure de nous guider. Comment ne pas se réjouir et avoir confiance ?
Et justement : le Berger continuera-t-il à me guider les mauvais jours, lorsque je me déroberai à sa grâce ou serai sujet à l’angoisse ?
c) Son action aux jours sombres
Que fera le Seigneur quand je traverse un « ravin de ténèbres » ?
1’) « Passerais-je un ravin de ténèbres, je ne crains aucun mal » (v.
Le psalmiste décrit d’abord son attitude (subjective) : l’absence de crainte. Or, face à un mal, le contraire de la crainte, le sentiment qui s’éveille en nous est l’espoir. Au plan théologal : l’espérance.
Comment, là encore, ne pas songer au Christ ? En effet, il est dit que, pour entrer dans le jardin des Oliviers, il « traversa le torrent du Cédron » (Jn 18,1) ; or, ce faisant, il entre dans sa Passion qui est un abîme insondable de ténèbres. Plus que tout homme et en place de tout homme, Jésus affirme : « Je ne crains aucun mal ».
2’) « Car tu es avec moi »
Le psalmiste décrit ensuite la cause (objective) de son attitude de confiance absolue : la présence du Berger. En effet, l’expression indique cette présence doublement. Quant à son contenu qui affirme, au présent (actuel), le présent (don) d’une présence. Quant à sa forme : comment ne pas être bouleversé par la brusque, inattendue apparition du « tu » ? Or, le « tu » exprime une proximité ; il exprime aussi une interpellation, donc là encore une familiarité. D’ailleurs, a contrario, si le psalmiste avait dit : « Je suis avec toi », le sens eût été semblable (la proximité identique), mais n’aurait pas souligné l’initiative du Berger de se rendre présent, avec la fidélité qui lui est propre. Ainsi la certitude caractéristique de l’espérance, irréductible à la certitude de la foi ou de la charité, se fonde sur l’indéfectible présence de celui qui se laisse interpeller comme un « Tu ».
Une nouvelle fois, le texte lui-même autorise son prolongement et son application christologique toujours à l’épisode de Gethsémani. En effet, dans sa prière au jardin des oliviers, Jésus remet sa volonté entre les mains du Père dans un acte de parfaite obéissance ; or, qui est ce « tu » sinon le Père ? C’est d’abord Jésus qui a prononcé, à notre place, la parole du psaume, en moment où les ténèbres insondables de la Passion vont l’engloutir : « Tu es avec moi ».
3’) « Ton bâton et ta houlette me rassurent » (« me consolent »)
Le psalmiste précise la raison de sa confiance en précisant la nature de la présence de Dieu. Elle est double : la houlette qui montre le bien et le bâton qui écarte le mal. En effet, la houlette est un long bâton, caractéristique du berger, dont le bout recourbé guide, indique le chemin à la brebis ; le bâton, quant à lui, il est une arme efficace contre la bête dangereuse (c’est lui que le berger David utilise contre l’ours et le lion : 1 Sm 17,34-37 ; cf. v. 40.43). Et l’effet de ces deux moyens complémentaires est d’apporter à la brebis la sécurité ; plus encore, le verbe signifie aussi « consoler », ainsi que l’atteste l’usage dans le second Isaïe, le Livre de la Consolation d’Israël (cf. Is 40,1 ; 49,13 ; 51,12).
Une dernière fois, nous pouvons prolonger notre propos dans une lecture typologique. Une fois sa volonté abandonnée totalement entre les mains du Père, le Christ est consolé par des anges (l’ange de la consolation de Paray-le-Monial) : il est rassuré. Plus encore, c’est l’Esprit-Saint lui-même qui vient : son autre nom n’est-il pas le Consolateur ? De plus, selon l’interprétation de Balthasar se fondant sur l’Écriture, l’Esprit est celui qui conduit le Christ à chaque pas, lui dévoilant le dessein du Père ; or, telle est la fonction du bâton que d’indiquer à la brebis son chemin ; or, Jésus est l’Agneau.
4’) Conclusion
Nous sommes ici au cœur du psaume. D’abord, cette importance est signifiée par son topos : nous sommes au cœur du psaume. Ensuite, les Saints ou les génies ne s’y sont pas trompés qui se sont nourris de ce passage. Deux témoignages relevés par Blaise Arminjon : « On raconte de François d’Assise qu’il fredonnait ce verset 4 du psaume 23 quand il traversa les lignes ennemies pour se rendre chez le sultan d’Égypte ». En 1941, année sombre pour le philosophe juif qu’il était, année de sa mort aussi et de sa plus grande proximité avec le christianisme, Henri Bergson confiera à son journal cet aveu : « Les centaines de livres que j’ai lus ne m’ont pas procuré autant de lumière et de réconfort que ces vers du psaume 23 : Le Seigneur est mon Berger, je ne manque de rien ; passerais-je un ravin de ténèbres, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi ». Enfin, il se dessine en filigrane dans les trois phrases du verset 4, non seulement une présence trinitaire, mais cette théophanie se manifeste au sein même du mystère pascal, précisément à Gethsémani.
Pascal Ide
[1] Je m’inspirerai du commentaire de Blaise Arminjon, Sur la lyre à dix cordes. A l’écoute des psaumes au rythme des Exercices de saint Ignace, coll. « Christus. Essais » n° 73, Paris, DDB-Bellarmin, 1990, p. 303-316.