Peut-on guérir de tout ?

Notre époque et notre société sont habitées par une “soif in­extinguible” de santé parfaite, ainsi que le remarquait déjà Ivan Illich en 1975. Notre Occident, mais aussi une bonne partie du Nouveau monde, a vécu sous la tutelle intellectuelle du marxisme pendant des décennies. Le marxisme offrait une vision totale de la société et de l’histoire, analysant les mécanismes d’aliénation et promettant des lendemains qui chantent sous la figure d’une société sans classe où toute domination aurait disparu. On connaît la suite. Le marxisme est intellectuellement mort et le mur de la honte s’est écroulé. Cela tient notamment à ce qu’il a laissé impensé et négligé au moins deux aspects : l’individu comme tel, avec ses besoins psychologiques et spirituels, et le présent. Aujourd’hui, à la double idolâtrie de la société et de l’avenir s’est substitué un culte effréné du bien-être jusqu’au narcissisme, et de l’instant présent jusqu’à la négation de l’engagement durable. D’où cette monomanie de sa santé, de son apparence, etc.

Il est aisé et fréquent de dénoncer les excès de ce souci de soi. L’on risque alors d’osciller entre le « tout social » et le « tout psy » ou le « tout bio ». La juste attitude consiste, me semble-t-il, à déchiffrer les besoins légitimes et à les nourrir, tout en les situant. Certaines communautés nouvelles brésiliennes sont sur ce point exemplaires. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail d’une histoire complexe. On sait l’impact de la théologie de la libération en Amérique latine, dont la matrice intellectuelle est le marxisme. Si elle se souciait de donner une maison à des populations exploitées, elle oubliait d’étancher la soif spirituelle. Or, des communautés comme Canção Nova ou Shalom ont pris garde de ne pas se limiter à la dimension verticale de prière, mais ont aussi intégré la dimension horizontale de service social. Voire de se mettre aussi à l’écoute des blessures intérieures. Aujourd’hui, il ne s’agit donc pas d’opposer théologie de la libération et théologie de la rédemption, ni même de prophétiser l’apparition d’une théologie de la guérison, mais de proposer une articulation des trois aspects, au nom d’une vision intégrale de l’homme, être corporel, psychique, relationnel et spirituel-théologal.

Une bonne santé physique n’est-elle pas  essentielle pour une  bonne santé spirituelle ?

Il est de bon ton – et souvent légitime – de vitupérer contre cette obsession de la santé physique. Que ce soit d’ailleurs sur mode plus matérialiste ou plus spiritualiste, grosso modo « new age ». Les ayatollah de la pureté bio n’ont rien à envier aux terroristes du « sans ride, sans graisse, sans poil ». Il ne faudrait toutefois pas oublier que l’on vient d’une époque où l’on croyait que la sainteté pouvait, voire devait s’édifier sur les décombres de sa santé. Qu’il suffise de rappeler combien les carmélites mourraient par essaim de tuberculose dans des couvents non chauffés, avant qu’on ne prenne en compte la parole de la petite Thérèse : « J’ai souffert du froid à en mourir ». Le pape Pie XII rappelait aux chrétiens qu’ils doivent veiller à être en bonne santé.

Pour sortir de ces extrêmes, il nous faut d’abord retrouver l’équilibre entre corps et âme. L’homme est « un de corps et d’âme », dit le Concile Vatican II. Pour autant, ceux-ci sont hiérarchisés : l’âme seule est immortelle. Ces données entraînent trois conséquences pratiques qui sont autant de normes : 1. Il nous faut prendre soin de notre corps. « Celui ne prend pas le temps de se soigner devra prendre le temps d’être malade », disait un médecin. 2. En cas de nécessité spirituelle, il est possible d’outrepasser les besoins immédiats de son corps : peut-on imaginer des parents qui, au nom de leur besoin de sommeil, ne se lèveraient pas en pleine nuit lorsque leur bébé hurle ? 3. Celui qui a dépassé ses limites physiques doit se réparer.

Le Christ appelle l’homme au salut, non à la guérison. L’obsession de la guérison ne risque-t-elle pas d’oublier l’enjeu premier qui est inscrit dans le nom de Jésus : « Dieu sauve » ?

Cette question permet de compléter la réponse précédente et d’intégrer un second critère. L’enjeu est ici la juste connexion entre salut et santé. Il s’agit là encore de trouver l’équilibre entre deux excès : la séparation et la confusion. La santé concerne notre identité (l’équilibre harmonieux de nos fonctions), le salut notre ouverture à Dieu.

Transcrivons aussi ces données en quelques règles simples : 1. Le chrétien a le devoir, individuel et social, de se soigner, y compris préventivement. Il doit accorder un temps, une énergie et des dépenses mesurés à sa guérison physique. 2. En cas de nécessité théologale, la santé peut – voire, dans le cas extrême de l’appel au martyre, doit – être sacrifiée au salut. 3. S’il est malade, il mettra en pratique les trois conseils de Ben Sirac, dans l’ordre : « Quand tu es malade, a) ne t’énerve pas, b) prie le Seigneur, c) puis aie recours au médecin » (Si 38,9.12). A quoi il faut ajouter : 4. La sainteté rejaillit sur la santé. 5. L’état de maladie n’empêche nullement la sainteté, voire peut être l’occasion d’une plus féconde offrande à Jésus.

Pascal Ide

27.1.2018
 

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