Vingt siècles de christianisme. Quel héritage ? 2/2

Pascal Ide, « Vingt siècles de christianisme. Quel héritage ? Un bref parcours de théologie morale », Coll., Et l’homme dans tout ça ?, Actes du Congrès européen d’éthique à Strasbourg, 27-29 mai 2005, Saint-Légier (1806 Suisse), Éd. Emmaüs, 2006, p. 85-109.

4) Du second Concile du Vatican à Jean-Paul II

Heureusement l’histoire ne s’arrête pas là. Sous nos yeux, s’ébauche un troisième temps. Ébauchons-en les grandes lignes.

a) Un absent remarqué au Concile Vatican II

Un fait étonne : nous venons de voir combien la théologie morale est en crise ; or, les documents du Concile n’affrontent les questions de morale fondamentale que latéralement et comme en passant, ne traitent que de questions plus sectorisées de morale spéciale, notamment sociale, dans la Constitution Gaudium et spes ; enfin, ils n’abordent qu’une seule fois la question de la théologie morale [1]. Comment expliquer ce décalage ? D’abord au plan des faits, ensuite au plan des interprétations [2].

1’) Le projet

La question est d’autant plus légitime qu’un document sur la morale constituait une des préoccupations majeures de Jean XXIII lorsqu’il prit l’initiative de rassembler un Concile. Il institua une commission spéciale en vue d’élaborer un document sur ce sujet. Comme les autres commissions, celle-ci travailla selon les directives du Saint-Office et fit une enquête auprès des évêques et des facultés de théologie. Les résultats de l’enquête manifestèrent à l’évidence la crise profonde traversée par la théologie morale et la forte aspiration à un renouveau. Après maintes discussions, un avant-projet, dont le principal rédacteur était le père jésuite Hürth, vit le jour en 1961. Il était intitulé : Constitutio de ordine morali. Ouvrons-le. Le plan suit l’organisation des manuels de morale classique des derniers siècles : la loi, la conscience, les actes humains et les péchés. Ensuite, quant au contenu, notons deux faits significatifs : la source première de la morale s’identifie à la loi naturelle ; la loi évangélique vient seulement confirmer de son autorité les conclusions de la morale naturelle. Enfin, la perspective est celle d’une morale de l’obligation.

2’) Les critiques

Avant le Concile, ce projet est soumis à différents experts. Les critiques, acerbes, portent notamment sur le rôle de la Loi évangélique, autrement dit sur la spécificité chrétienne de la morale. Elles émaneront surtout du cardinal Döpfner et du père dominicain Le Guillou.

Lors de la troisième session de la Commission centrale, en février 1962, le cardinal Döpfner adresse trois critiques principales : 1. la présentation de la morale doit être plus biblique, centré sur la volonté salvifique du Christ ; 2. la Loi nouvelle apparaît extérieure, alors que la loi naturelle est intérieure ; 3. l’absence de réflexion sur le mode de connaissance des législations appartenant aux deux Testaments, à savoir les lumières de la foi et de la raison.

C’est seulement le 3 avril 1963, au début du Concile, que Marie-Joseph Le Guillou intervient. Son jugement est sévère : il parle d’« un climat intellectuel » « dominé par » un « rationalisme conceptualiste ». Ses principales remontrances, qui rejoignent les accusations de naturalisme et l’extrinsécisme adressées par Döpfner, sont au nombre de quatre : 1. l’absence de fondement dans le Mystère du Christ auquel les différentes lois participent ; 2. l’autonomie de la loi naturelle face à la Loi nouvelle ; 3. l’univocité de la loi divine ; 4. un volontarisme extrinséciste, la volonté de Dieu apparaissant extérieure à la volonté humaine. Tout à l’inverse, il faut retrouver l’ordination naturelle de l’homme à sa fin surnaturelle : « La fin surnaturelle ne contredit pas la nature mais, au contraire, la comble et répond à son vœu le plus profond ; de même la loi divine ne s’oppose pas à la loi naturelle, […] mais, au contraire, l’assume, la confirme et la fait sienne ».

3’) L’échec

Le Concile connaît donc un fort courant, parmi les théologiens et les évêques, pour que la théologie morale soit renouvelée et pour que, notamment, l’on retrouve la doctrine thomasienne de la Loi nouvelle. Le texte de Hürth connut plusieurs révisions ; le cardinal Daniélou travailla à un nouveau projet. Cependant, ces critiques, les efforts fournis n’aboutirent pas. Le schéma De re morali ne fut pas jugé assez mûr pour pouvoir être porté à l’attention de l’assemblée des Pères conciliaires.

4’) Une relecture a posteriori. Bienheureuse faute !

Cet échec s’explique par des raisons générales : les Pères conciliaires étaient davantage préoccupées par des questions d’ecclésiologie sur la nature de l’Église, son ouverture au monde, etc.

Mais il s’éclaire aussi par des raisons plus directement éthiques : la théologie morale, son histoire n’étaient pas mûres pour permettre un renouvellement en profondeur. Probablement aurait-on abouti à un texte bâtard, de compromis, insatisfaisant, pire : régressif.

Or, le fruit que le Concile n’a pas pu porter, deux documents ultérieurs du Magistère catholique, d’une importance majeure, l’ont porté : d’une part, le Catéchisme de l’Église catholique qui, pour bon nombre, demeure l’acte doctrinal central de Jean-Paul II [3] ; d’autre part, l’encyclique Veritatis splendor, du 6 août 1993. Le premier propose un exposé complet de la morale catholique dans sa troisième partie ; le second en jette les fondements. C’est donc surtout vers l’encyclique qu’il faut se tourner pour comprendre la nouveauté importante opérée par Jean-Paul II.

b) L’encyclique Veritatis splendor

D’emblée deux traits caractérisent l’encyclique : la présence massive de l’Écriture qui, après plusieurs siècles d’éclipse, fonde à nouveau la morale chrétienne ; au centre de l’Évangile se tient la Personne du Christ : « Suivre le Christ est le fondement essentiel et original de la morale chrétienne » (n. 19). À quoi il faut ajouter un souci jamais perdu depuis l’origine : s’adresser à tout homme de bonne volonté, montrer que la norme de l’agir humain s’enracine aussi dans l’essence libre et historique de la personne. L’encyclique se divise en trois parties : la première est un long commentaire de l’Évangile du jeune homme riche où Jean-Paul II discerne tous les éléments fondant l’agir chrétien ; la seconde visite de manière systématique les grands fondements de la morale chrétienne ; la troisième en tire quelques applications. Je ne présenterai que les deux premières parties, prenant un peu de distance avec le texte pour essayer de mieux en faire ressortir l’essentiel [4].

1’) Première partie

Dans l’entretien de Jésus avec le jeune homme riche (cf. Mt 19,16-21) [5] se trouvent différents enseignements qui éclairent les fondements même de la morale évangélique :

a’) Le primat de la finalité

En effet, le dialogue s’ouvre sur une question décisive du jeune homme à Jésus : « Que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? » (Mt 19,16) Or, le « pour » introduit la question du but, de la raison d’être. C’est donc « une invitation claire à placer au début de la morale la question du bonheur et du but de la vie, à l’instar des Pères et de saint Thomas [6] ». Cela est d’autant plus vrai que la question porte sur le « bon » ; or, la béatitude est le bien suprême ; ainsi ce qui est bien et mal au plan moral est de nouveau mis en relation avec la finalité. Cette question permet aussi de sortir de la perspective étroitement moralisante.

b’) La place de la loi

Déjà, le jeune homme adresse la demande : « Que dois-je faire ? » Or, nous avons vu que la perspective première était celle du bonheur. Par conséquent, le point de vue déontologique (juridique, légaliste) n’est pas évacué, mais il n’est pas non plus surévalué ; il est au contraire subordonné au point de vue téléologique.

Ensuite, le Christ répond à la question du jeune homme en énonçant le Décalogue. Cela montre donc à nouveau que le devoir ou la loi (ici la loi suprême qu’est le Décalogue) est au bonheur ce que le chemin est à la fin.

Mais il y a plus : le Décalogue n’est pas que la loi naturelle inscrite dans nos cœurs ; il apparaît comme un don fait par Dieu dans le cadre de l’Alliance avec son peuple. Or, le don appelle la réponse. Aussi, le Christ appelle le jeune homme à une réponse d’amour et non pas seulement une réponse d’obéissance (au sens formel du terme, non au sens aimant tel qu’il apparaît dans l’attitude du Christ en Ph 2,6-11). Au passage objectif (extérieur) du déontologique au téléologique correspond un changement subjectif (intime) de l’obéissance à l’amour.

c’) Le primat de l’amour de charité

Le Christ demande au jeune homme riche plus que de suivre les commandements : « Il te manque une seule chose : va, donne tout ce que tu as ». Il lui demande donc de passer du dû au don, de la loi à la gratuité de l’amour. De nouveau, mais plus profondément, le légalisme se trouve dépassé. L’encyclique cite à ce propos une superbe réflexion d’Augustin : « Est-ce l’amour qui fait observer les commandements, ou bien est-ce l’observance des commandements qui fait naître l’amour [7] ? »

d’) La réintégration de la vie spirituelle dans la morale

Pendant plusieurs siècles, l’épisode du jeune homme riche fut interprété comme fondateur d’une morale à deux degrés ou deux états : celui, commun à tous les fidèles, à qui suffit la pratique du Décalogue sous le signe de l’obligation ; celui, propre à une élite de mystiques, de personnes vivant en état de perfection, autrement dit les religieux, qui sont appelés à vivre du don radical de soi. Cette division correspond à celle existant dans les manuels de morale, ainsi qu’on l’a vu. Or, l’encyclique (comme d’ailleurs le Catéchisme) se refuse formellement à ce dualisme : il n’y a pas de double morale. Tout chrétien est appelé à la perfection de l’amour. Un signe en est que, dans le Sermon sur la montagne, dont on a dit qu’il s’adressait à tous, Jésus prescrit avec force : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,48) ; or, la perfection de l’amour, son œuvre propre est d’obéir aux commandements du Christ (Jn 15,15 ; cf. 1 Jn 3,23 ; 5,3). Par conséquent, grâce à cette interprétation totalement renouvelée de l’épisode du jeune homme riche, l’encyclique réconcilie spiritualité et morale, réintégrant celle-là dans celle-ci [8].

e’) L’imitation comme acte de la vie chrétienne

À l’instar de la mystique, longtemps, le thème de la sequela Christi fut aristocratiquement réservée aux parfaits. Or, Jésus demande au jeune homme de le suivre. Comme nous avons vu que cet l’Évangile s’adresse à tous, le chemin normal de la vie chrétienne est donc « la suite et l’imitation du Christ » [9].

2’) Seconde partie

Dans cette partie systématique, l’encyclique interroge les trois éléments constituants les morales de l’obligation, l’un après l’autre.

a’) La liberté

Je suis libre, lorsque je suis maître et auteur de mes actions. Certes, je suis soumis à des conditionnements, mais l’addition de dix mille conditionnements ne font pas une nécessité. Un père alcoolique peut disposer son enfant à boire, il ne le détermine pas irréversiblement ; le patron d’une entreprise peut inciter son employé à tricher, il ne l’oblige jamais, au sens propre du terme. Ma liberté me permet d’échapper à la pression du milieu, à la tyrannie du conformisme, à l’aliénation d’une passion – attitudes qui demandent parfois de l’héroïsme. Mais d’où vient cette capacité de dépasser les modes et les instincts et d’être ainsi l’auteur de son action ? L’animal, asservi à ses pulsions, n’est pas libre. Jean-Paul II répond avec force : la « vraie liberté » est « un signe privilégié de l’image divine » (n. 38). C’est parce que Dieu est libre, que l’homme qui a été créé à son image (Gn 1,26) l’est aussi. Pour autant, ma liberté est-elle capacité de décision arbitraire, est-ce elle qui crée les valeurs que je vis ? Ce serait confondre autonomie et indépendance. Dieu seul est indépendant. La liberté de l’homme n’est pas identique à la liberté de Dieu mais à son image. Autonome, elle est créative, mais dépendante, elle n’est pas créatrice. L’homme ne pourra jamais faire que l’adultère soit un bien ; maintenant, il y a mille manières de vivre l’amour dans un couple : ici intervient l’ingéniosité de la liberté aimante.

b’) La loi

Si l’homme est libre mais dépendant, de quoi dépend-il ? De la loi, c’est-à-dire du second pôle. Pour notre monde, la loi est l’ennemie jurée de la liberté. Le modèle romantique du grand amour n’est pas le mariage mais l’amour libéré de toute contrainte. Jean-Paul II va opérer un véritable retournement. La loi n’est aliénante que si elle s’impose du dehors. Or, loin d’être une réalité extérieure à la liberté, elle lui est tout au contraire intérieure. La juste liberté est « que l’homme possède en lui-même sa loi, reçue du Créateur » (n. 40). Qu’est-ce à dire ? Prenons l’exemple du mensonge. Pourquoi le Décalogue le prohibe-t-il ? Car il détruit l’homme. Quelle personne supporte qu’on lui dise un mensonge en face ? Qui, adulte ou enfant, ne se sent profondément meurtri lorsqu’il découvre qu’on lui a sciemment caché le vrai ? Et si le mensonge fait mal, c’est qu’il est un mal. C’est donc aussi qu’à l’inverse, la vérité est un bien. Voilà le terme clef : la loi authentique n’est pas un diktat arbitrairement décrété par une institution et variable selon les lieux et les temps, elle est l’expression d’un bien pour l’homme. Mais pourquoi la Loi énoncée par le Décalogue est-elle un bien pour l’homme ? Car c’est Dieu qui est l’auteur et de cette Loi et du cœur de l’homme. Voilà pourquoi on parle de loi naturelle : non parce qu’elle pousserait sur les arbres, mais parce qu’elle correspond à la nature de l’homme [10].

c’) La conscience

Mais comment l’homme prend-il connaissance de cette loi ? C’est là que le troisième pôle, la conscience, entre en scène. Entre loi et liberté, en tension sinon en conflit, la conscience joue le rôle d’arbitre, c’est-à-dire a pour mission de décider ce qui est bien ou, du moins me semble bien. En réalité, la conscience n’est pas une capacité de décision, mais de jugement. Elle est un œil, et non une lumière, elle « n’est pas un oracle, mais un organe », disait le philosophe moraliste allemand Robert Spaemann [11]. Pas plus que mon intelligence ne peut décider ortolan ce qui n’est qu’un , pas plus ma conscience n’est habilitée à décréter bien une calomnie ou mal un acte d’adoration de Dieu. La conscience est donc le lieu où « se révèle le lien entre la liberté et la vérité » (n. 61) : c’est parce que ma conscience voit (et non pas décide de) la vérité de la loi naturelle, qu’elle peut incliner la liberté à agir en ce sens qui est un bien pour moi. En conscience je perçois qu’accepter ce cadeau d’entreprise serait de la corruption passive et, à la lumière de cette vérité, il m’appartient de décider librement de le refuser. Voilà pourquoi la vérité libère (Jn 8,32). Voilà surtout pourquoi la vérité est une splendeur [12] : ce qui est splendide rayonne et attire ; et la vérité, qui conduit au bonheur, rayonne. Le bien n’est pas seulement une donnée subjective qui varie selon les individus (« Plaisante vérité qu’une rivière borne », disait Pascal) : les valeurs sont universelles. De même qu’il n’y a qu’un seul Dieu, il y a une seule humanité à l’image de Dieu.

Nous sommes maintenant à même de comprendre le retournement opéré par Jean-Paul II dans son encyclique : loi, liberté et conscience sont en guerre (et en guerre fratricide), tant qu’elles ne sont pas réconciliées ; or, leur réconciliation ne peut s’opérer qu’en Dieu et par Dieu. Au précédent schéma, horizontal, il faut substituer un autre schéma, horizontal et vertical, où Dieu lui-même établit l’unité au fond même de nos cœurs : la réconciliation ne peut s’opérer qu’à l’intime de l’homme. La norme n’étrangle plus la liberté (ce qui ne veut pas dire qu’elle soit aisée à vivre), puisque les deux sont les dons du même Dieu. Inscrite au fond de mon cœur, le commandement ne fait plus violence à ma volonté libre ; et c’est la conscience qui a pour mission d’assurer la médiation entre la prescription et le libre arbitre : dans la vérité exprimée par la loi, elle discerne le bien à accomplir avec la grâce de Dieu et renvoie l’homme à la responsabilité de sa liberté.

d’) La participation comme clé

Mais la réponse demande une dernière élucidation. Comment s’opère le lien entre la Loi de Dieu et cette loi naturelle inscrite dans le cœur de l’homme ? Cette relation est indiquée par un terme technique auquel l’encyclique recourt à des endroits stratégiques : la participation. étymologiquement, « participation » signifie l’acte de « prendre part ». Et celui qui prend part possède cette part sans pour autant posséder le tout. Quand vous participez à une fête, à la fois vous vous y impliquez personnellement, vous y venez, vous préparez éventuellement quelque chose, et, dans le même temps, vous n’en êtes pas l’organisateur. De même, la loi, par exemple le Décalogue, exprime le dessein bienveillant de Dieu à notre égard, et en même temps ne s’identifie pas à ce dessein providentiel : elle en est une part. Par conséquent, la présence de la loi naturelle en nous est une participation à la loi éternelle de Dieu.

Nous atteignons ainsi le noyau de l’encyclique : la relation de l’homme avec Dieu. L’humanisme athée a totalement faussé les relations de l’homme à Dieu, en la résumant dans ce syllogisme : si Dieu existe, Il est tout ; or, l’homme est (je suis) quelque chose ; donc Dieu n’existe pas. Cependant Dieu et l’homme ne s’additionnent pas. L’alternative n’est pas Dieu sans l’homme ou l’homme sans Dieu, mais Dieu par et dans l’homme [13]. C’est ce que signifie la notion de participation : « Dieu appelle l’homme à participer à sa providence » (n. 43). Il donne à la créature faite à son image de prendre part à son être ; précisément, par sa liberté, il prend part à la liberté de Dieu ; par la loi (naturelle) inscrite en son cœur (cf. Rm 2,14-15), il est partie prenante de la Loi éternelle qui est identiquement Dieu provident ; enfin, par sa conscience, il participe à la lumière de Dieu. Dieu ne se substitue pas à l’homme, mais lui donne toute sa place. Tout au contraire, l’humanisme athée avait établi une concurrence entre l’homme et Dieu ; mais c’était les placer sur le même plan, confondre le donateur divin et le récipiendaire humain. L’encyclique refuse donc une théologie que l’on pourrait appeler de la place de parking : lorsque la place est prise par une voiture, on ne peut pas en mettre une autre [14]. En regard, Dieu est celui qui donne à toutes choses, la vie, le mouvement et l’être (cf. Ac 17,28).

e’) La réconciliation de la morale du devoir et de la morale du bonheur

Cette conception de la participation trouve son application immédiate à la morale. La vision moderne estime que plus la loi prend de place, plus la liberté en perd. De manière rigoureuse, de même que loi et liberté s’opposent, de même Dieu et homme sont en conflit. L’un des deux termes est de trop. On l’a vu, Jean-Paul II inverse la relation. La participation donne à l’homme son autonomie, tout en maintenant la dépendance : quand je participe à la fête, j’en suis heureux (autonomie) tout en sachant que je n’en suis pas l’auteur (dépendance). Participante, la liberté est capacité de s’autodéterminer, de se décider, à l’image même de la libre souveraineté divine ; participée, la liberté n’est pas l’auteur des valeurs qui la motivent. De même, la loi naturelle (ce qui signifie, rappelons-le, une loi conforme à ma nature) est une participation de la loi éternelle de Dieu : loin d’être l’ennemie de l’homme, elle lui est intérieure ; mais loin d’en être l’auteur, l’homme ne peut que la recevoir (de sa conscience et, s’il en discerne la source, de Dieu). La loi naturelle dit : « Tu ne voleras pas » ; la conscience convenablement formée perçoit là, non pas une contrainte aliénante, mais l’expression d’un bien qui peut guider sa vie, à savoir que la propriété d’autrui est digne de respect.

Une telle manière de considérer la norme change tout : si la loi naturelle est présente en l’homme, si elle lui est intérieure, parce que l’homme participe de Dieu, elle devient son bien le plus cher, elle exprime son bonheur.

On pourrait donc dire que, accomplissant une œuvre vraiment et profondément novatrice, Jean-Paul II permet une réconciliation de la morale du bonheur et de la morale de la loi. L’encyclique Splendor Veritatis reprend le schéma loi-liberté-conscience développé ces cinq derniers siècles, mais le pollinise grâce au premier schéma, centré sur la finalité et la vertu.

 

 

c) Le Catéchisme de l’Église catholique

Les fondements que l’encyclique éclaire d’une manière si renouvelée, à partir de l’Écriture, le Catéchisme de 1992 les avait déjà mis en application [15]. Qu’il ait été édité quelques mois auparavant est négligeable quand on sait combien d’années de travail sont nécessaires pour porter à achèvement une œuvre aussi immense que Splendor veritatis.

Le Catéchisme est composé de quatre parties ; la troisième, intitulée « La vie dans le Christ » traite toute entière de la morale. Il est bien sûr hors de question même de la survoler. Je soulignerai seulement trois points, les deux premiers dans la continuité directe de ce qui fut dit de l’encyclique.

  1. Grande est la place accordée à la Parole de Dieu et celle-ci, loin d’être décorative, est fondatrice. C’est ainsi que toute la seconde section de la troisième partie est structurée à partir des dix commandements, donnée éminemment scripturaire traversant autant l’Ancien que le Nouveau Testament – singulièrement, ils sont au cœur de l’enseignement du Christ dans le Sermon sur la montagne (cf. Mt 5,17-47) –. Dans le même ordre d’idées, que la partie portant sur la morale suive la partie consacrée aux sacrements est riche de sens : l’agir du chrétien s’enracine dans la grâce salvifique du Dieu Trinité et en constitue l’épanouissement.
  2. Loin d’opposer morale de la loi et la morale du bonheur, le Catéchisme les entrelace. Il est par exemple significatif que la susdite seconde section (ou morale spéciale) se fonde sur le Décalogue et non sur les vertus, comme fait Thomas d’Aquin dans la partie de sa Somme de théologie réservée à la morale spéciale (IIa-IIae). Toutefois, le Catéchisme ne renvoie pas les deux approches, déontologique et téléologique, dos à dos. Il donne nettement la priorité à la perspective finaliste. Il y aurait un exercice passionnant à entreprendre : comparer le plan du chapitre « La dignité de la personne humaine » (Catéchisme de l’Église catholique, troisième partie, première section, chapitre 1) qui, grosso modo, correspond à la morale individuelle (générale), avec celui de la morale générale de la Somme de théologie de Thomas d’Aquin (Ia-IIae) résumé ci-dessus. À nouveau, la lecture du plan apparaîtrait comme une mine insoupçonnée d’informations. En l’occurrence, on se rendrait compte que le Catéchisme concilie. Ainsi, à côté de l’homme image de Dieu (a. 1) et du bonheur (a. 2), trouve place un traité sur la liberté de l’homme (a. 3) ; après avoir traité des actes humains (a. 3) et des passions (a. 4) et avant de parler des vertus (a. 7) et du péché (a. 8), il est question de la conscience (a. 6). Toutefois, le principe intégrateur demeure « la vocation à la béatitude » qui précède la liberté, la conscience et la loi ; et plus d’un observateur a noté que le squelette de ce chap. 1 est un décalque impressionnant de la Ia-IIae.

Ajoutons que cette conciliation des deux approches éthique, le Catéchisme n’en rend pas compte ; à la limite, il juxtapose. Cette justification réflexive sera l’œuvre de l’encyclique.

  1. J’ajouterai un troisième point. Tournons-nous une dernière fois vers la seconde section. De manière très classique, le Catéchisme de l’Église catholique propose une relecture des dix commandements à la lumière des deux préceptes de la charité : la première table correspond au précepte de l’amour de Dieu et la seconde au précepte de l’amour du prochain. Comment mieux montrer que la grâce surélève le plan créé mais aussi que l’éthique ainsi proposée appelle tout homme fait à l’image de son Créateur ?

5) Conclusion

Nous avons qualifié de révolutionnaire le tournant opéré par Guillaume d’Ockham ; redécouvrant les sources de la morale chrétienne, le travail de Jean-Paul II mérite tout autant ce qualificatif. Il serait toutefois gravement erroné d’identifier ce ressourcement à une restauration. Loin de vilipender la période qui va de la fin du Moyen-Âge à notre temps, l’encyclique Splendor Veritatis et le Catéchisme de l’Église catholique ont su, chacune dans son ordre propre – respectivement : les fondements et le développement –, opérer un fin discernement, gardant ce qu’il y avait de meilleur dans le sens aigu de la conscience et de la liberté caractéristique de l’époque moderne, mais en le purifiant et le refondant dans la vocation de l’homme à la béatitude éternelle.

L’éthique déontologique trouve désormais une toute nouvelle assise dans l’objectivité attirante du bien ; en retour, l’éthique téléologique gagne une meilleure prise en compte des dynamismes du sujet. Et la conjugaison s’opère dans la lumière supérieure de l’Écriture. Car, au fond, sans le savoir, le jeune homme riche de l’Évangile n’avait-il pas déjà tout dit, en conjuguant bien et devoir dans sa question : « Que faut-il que je fasse de bon ? » (Mt 19,16) Mais, surtout, il s’était adressé à la seule personne apte à lui répondre, le Christ, en l’appelant avec un titre qui, en lui-même, épouse le bien et l’autorité : « Bon Maître » (Mc 10,17).

Pascal Ide

[1] La seule référence explicite est le Décret Optatam totius, n. 16.

[2] Sur cet historique (surtout sous l’angle de la liberté), cf. Pierre d’Ornellas, Liberté, que dis-tu de toi-même ? Une relecture des travaux du Concile Vatican II. 25 janvier 1959-8 décembre 1965, Saint-Maur, Ed. Parole et Silence, 1999, p. 27-610.

[3] Faut-il rappeler qu’il avait été préparé à cet apport par sa formation de philosophe moraliste ?

[4] Je citerai l’encyclique en indiquant les numéros entre parenthèses.

[5] Ce passage de l’Ecriture est particulièrement aimé de Jean-Paul II. Il en propose aussi un long commentaire dans le texte important de sa Lettre apostolique à tous les jeunes du monde à l’occasion de l’année internationale de la jeunesse (31 mars 1985, n. 1-9). Une approche complémentaire très suggestive, cf. Paul Beauchamp, « L’homme riche (Marc 10,17-22) », D’une montagne à l’autre. La Loi de Dieu, Paris, Seuil, 1999, p. 13-28.

[6] Servais-Thomas Pinckaers, Pour une lecture de Veritatis Splendor, coll. « Cahiers de l’École cathédrale », Paris, Mame, 1995, p. 18. Souligné dans le texte.

[7] Cité dans l’encyclique Veritatis Splendor, n. 22.

[8] Sur la séparation, létale, de la spiritualité et de la morale, cf. Réginald Garrigou-Lagrange, Les trois âges de la vie intérieure prélude de celle du ciel, Paris, Le Cerf, 1938, 2 volumes, début du premier tome. Bien que plus récent (et touchant la question plus globale de la théologie), l’article de Pierre Verdeyen (« La séparation entre théologie et spiritualité. Origine, conséquences et dépassement du divorce », Nouvelle revue théologique, 127/1 (janvier-mars 2005), p. 62-75) me semble remonter trop haut et non sans polémique, à savoir au douzième siècle.

[9] Ce faisant, l’encyclique s’oppose implicitement à une doctrine chère à Luther celui-ci estimait que le thème de l’imitation accordait trop de place à l’effort humain ; or, refusant toute participation de l’homme au salut, le Réformateur écarte tout mérite ; aussi distingue-t-il la suite, notion évangélique, de l’imitation qui ne l’est pas (cf. O. Tarvainen, « Der Gedanke der Conformitas Christi in Luthers Theologie », Zeitschrift für systematische Theologie, 22 (1953), p. 26-43 ; Marc Lienhard, Au cœur de la foi de Luther Jésus-Christ, Paris, Desclée, 1991, p. 248-262).

[10] Cf. Pascal Ide, « La nature humaine, fondement de la morale », Coll., Handicap, clonage… La dignité humaine en question, Actes du colloque de bioéthique de Paray-le-Monial de mai 2003, Paris, L’Emmanuel, 2004, p. 79-155.

[11] Notions fondamentales de morale, trad. Stéphane Robilliard, coll. « Champs », Paris, Flammarion, 1999, p. 105.

[12] Selon le titre de l’encyclique qui, intentionnellement, est sorti le jour de la fête de la Transfiguration, le 6 août.

[13] Sur la si difficile question de la juste relation Dieu-créature et grâce-liberté, cf. l’exposé merveilleusement limpide de Charles Journet, Entretiens sur la grâce, Saint Maurice (Suisse), éd. Saint-Augustin, 21985, iie entretien, p. 35-64.

[14] Et à qui objecterait que le terme « participation » n’est pas biblique, il suffit de remarquer qu’il traduit de manière rigoureuse en théologie systématique ce que la Bible exprime par image de Dieu (cf. Gn 1,26) si l’homme est créé à l’image de Dieu, cela signifie que sa liberté et sa conscience, autrement dit sa volonté et son intelligence, sont un reflet, c’est-à-dire une « part » créée de la Liberté et de la Sagesse de Dieu.

[15] A noter que, à la suite de la première édition, du 8 décembre 1992 (annoncée comme provisoire), un certain nombre de corrections et de modifications de détail ont été apportées. Désormais l’édition définitive (appelée editio tipica) qui fait autorité est celle de 1997 ; elle est parue en français en 1998 (coédition Le Centurion, Le Cerf, Fleurus-Mame, Librairie éditrice vaticane).

19.1.2019
 

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