Les études psychologiques en sont progressivement arrivées à un modèle complexe mettant en jeu les trois pôles : cognition, émotion et action – non sans affinement, ainsi que nous allons le voir.
1) Principe
Au point de départ, un grand pas fut franchi lorsque furent connectées, d’une part, l’émotion et, d’autre part, la cognition et l’action. En effet, pendant longtemps, l’émotion fut considérée comme l’ennemie de la raison – du moins est-ce ainsi que psychologie et neurosciences ont compris la philosophie cartésienne [1]. De fait, il n’est pas rare que l’état émotionnel influence le jugement et donc le traitement de l’information, ainsi que de nombreuses études l’établissent [2]. Mais les recherches expérimentales ont aussi montré que, loin de nuire à l’action et l’action rationnelle, les émotions peuvent la guider [3]. Par exemple, la colère, la joie ou la peur favorisent les comportements de survie [4].
Plus précisément, cette nouvelle perspective connecte l’émotion à l’action par le biais de l’information, donc de la cognition : l’émotion ressentie à un moment déterminé porte l’attention sur certains objectifs ; or, investis par la liberté, ces buts deviennent prioritaires vis-à-vis d’autres ; comme l’attention est un acte cognitif, l’émotion noue donc la cognition à l’action [5].
Certains psychologues ont encore affiné le modèle, en distinguant cinq composantes : a. les « sentiments » (feelings) ; b. les « pensées » (thoughts) ; c. les « tendances comportementales » (action tendencies) ; d. les « actions » (actions) ; e. les « buts émotivationnels » (emotivational goals) [6]. En réalité, nous retrouvons nos trois pôles, mais précisés :
- Le pôle affectifqui s’identifie à l’émotion.
- et e. Le pôle cognitif se dédouble : b. les pensées ou informations, qui sont neutres vis-à-vis de l’émotion et de l’action ; e. les informations qui deviennent des préparations prochaines à l’émotion et donc à l’action. La philosophie aristotélicienne dirait que b. relève de la connaissance théorique ou spéculative et e. de la connaissance pratique ou éthique.
- et d. Le pôle actif lui-même se réfracte entre c. l’inclination à l’action et d. la mise en œuvre. Là aussi, le Stagirite nous aide, lui qui distingue c. l’intention de e. l’exécution.
Le concept le plus original est celui de « but émotivationnel ». Ce néologisme est un mot valise qui joint l’émotion et la motivation. Il rend compte du fait que l’émotion n’est pas seulement liée à l’information (et aussi à notre état physiologique, puisqu’elle est une passion, donc est pâtie par le corps), mais aussi et même d’abord liée à l’action. En l’occurrence, toujours selon la grille de lecture aristotélicienne, l’émotion est finalisée par l’action, c’est-à-dire par un comportement. C’est ce que Frijda appelle la « préparation à l’action » [7]. Or, l’émotion prépare à l’action par le biais de la motivation. En effet, elle atteste que cet événement est important pour cet individu, et en l’occurrence plus important qu’un autre. Or, cette importance se traduit par une action [8]. Concrètement, les émotions positives ou agréables se traduisent par des comportements d’approche et les émotions négatives ou désagréables par des comportements d’évitement. Donc, dans ce modèle motivationnel de l’émotion, celle-ci motive l’action, c’est-à-dire y dispose [9].
Toutefois, cette interprétation en demeure à une typologie rudimentaire des effets comportementaux (approche-évitement) et à une classification elle-même simpliste des effets de valence des émotions (négatif-positif). Une nouvelle théorie, l’approche feeling is for doing (« le ressenti sert l’action »), précise ces connexions [10]. L’interprétation permet alors de comprendre que deux émotions négatives ne produisent pas les mêmes conséquences comportementales : la peur produit la fuite et la colère l’agression. Ainsi, l’émotion oriente vers une action qui est elle-même motivée, c’est-à-dire polarisée par une intention ou aimantée par une finalité [11].
Si cette approche psychologique est particulièrement passionnante en ce qu’elle confirme expérimentalement l’éthique schélérienne des valeurs, disons qu’elle demande d’être précisée sur un point. Sans entrer dans le détail. En effet, on pourrait objecter que, selon elle, l’émotion agit comme un « filtre » cognitif vis-à-vis des situations rencontrées, donc qu’elle est première vis-à-vis de la cognition. Cette affirmation inverse donc l’ordre habituel cognition-émotion, qui est fondé dans l’anthropologie (comment éprouver une émotion vis-à-vis d’une personne ou une chose sans d’abord les avoir intériorisés, donc les connaître ?).
Nous répondrons que double est la connaissance : inconsciente et consciente. Or, plus viscérale et plus totale, l’émotion est plus conscientisable. Aussi, bien des informations se conscientisent par le biais de l’affect. C’est ainsi que les pèlerins d’Emmaüs ne comprennent qui est la personne rencontrée qu’en repartant de ce qu’ils ont ressenti en sa présence : « Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ? » (Lc 24,32). Aussi faudrait-il distinguer non pas deux temps, mais trois : connaissance inconsciente de la valeur ou du bien – retentissement émotionnel ou affectif – prise de conscience de l’information jusqu’ici infraconsciente.
Ajoutons enfin que le modèle à cinq composantes (et trois pôles) est encore précisé par la théorie de l’affect as information qui fut évoquée plus haut. En l’occurrence, l’acte de cognition apparaît alors non seulement comme un acte d’information, qui est généraliste, mais comme un acte d’attention, qui est ciblé ou spécialisé. Or, de nombreuses recherches ont montré la connexion existant entre les émotions et les mécanismes attentionnels [12]. En effet, ainsi que nous l’avons vu, les émotions trient les informations pertinentes pour l’accomplissement d’un comportement [13].
2) Application à deux émotions
Ce qui est vrai de l’émotion en général l’est de la culpabilité en particulier. Les études retrouvent les différentes composantes anthropologiques qui viennent d’être dessinées.
a) La culpabilité
- Bien évidemment, la culpabilité est éprouvée comme un sentiment et un sentiment fortement désagréable [14], au point que certains parlent d’une détresse [15]. L’analyse précise d’ailleurs en distinguant deux sortes d’émotion : les émotions dites primaires, comme la joie, le dégoût, la peur ou la colère, qui se caractérisent par leur immédiateté, c’est-à-dire par l’évaluation directe d’une situation ; les émotions dites « réflexives » (self-conscious) qui supposent un retour sur soi ou en soi, pour évaluer la situation vécue [16]. Or, la culpabilité demande cette intériorisation.
- et e. La culpabilité conduit à b. une connaissance et e. une connaissance évaluative (qui prépare prochainement à l’action). En l’occurrence, elle survient lorsqu’une personne mesure ses actions à une norme morale et juge qu’elle l’a transgressé, estimant par exemple qu’elle a personnellement causé du tort à autrui [17].
- et d. Enfin, cette connaissance qui, en psychologie suit l’émotion (et, pour nous, lui succède consciemment, mais la précède inconsciemment) appelle une action, en l’occurrence, la réparation: c. elle suscite un désir et d. convoque une responsabilité : corriger ses actions, réparer les dommages causés dans le présent [18] et modifier son comportement dans le futur [19].
b) La honte
Cette grille de lecture permet aussi de différencier la culpabilité de sentiments proches comme la honte. Encore plus brièvement :
- À l’instar de la culpabilité, la honte est un sentiment très désagréable et réflexif, accompagné d’un désir de se cacher, voire de disparaître.
- et e. À l’inverse de cette même culpabilité qui provient d’une relation interpersonnelle, elle naît d’une représentation sociale ou publique [20]. Plus précisément, elle naît d’une auto-conviction de rejet ou d’exclusion sociale [21].
- et d. Enfin et en conséquence, cette émotion engendre chez la personne honteuse un besoin de réintégrer le groupe, de se « fondre dans la masse », ou, plus définitivement, de s’en extraire en s’isolant ou en se faisant « oublier ». Dans une conception théorique unissant émotion et prise de décision, une différence majeure concerne donc les tendances comportementales associées : fuite et retrait pour la honte, volonté de réparer pour la culpabilité.
Pascal Ide
[1] Cf. Antonio R. Damasio, L’erreur de Descartes. La raison des émotions, trad. Marcel Blanc, Paris, Odile Jacob, 1995 ; Spinoza avait raison, trad. Jean-Luc Fidel, Paris, Odile Jacob, 2003.
[2] Cf., par exemple, Herbert Bless, Gerd Bohner, Norbert Schwarz & Fritz Strack, « Mood and persuasion: A cognitive response analysis », Personality and Social Psychology Bulletin, 16 (1990) n° 2, p. 331-345 ; Wesley Moons & Diane Mackie, « Thinking straight while seeing red: The influence of anger on information processing », Personality and Social Psychology Bulletin, 33 (2007) n° 5, p. 706-720 ; Larissa Z. Tiedens & Susan Linton, « Judgment under emotional certainty and uncertainty: The effects of specific emotions on information processing », Journal of Personality and Social Psychology, 81 (2001) n° 6, p. 973-988.
[3] Cf. Ralph Adolphs, Daniel Tranel, Hanna Damasio & Antonio R. Damasio, « Impaired recognition of emotion in facial expressions following bilateral damage to the human amygdala », Nature, 372 (1994) n° 6507, p. 669-672.
[4] Cf., par exemple, Paul Ekman, « Basic Emotions », Tim Dalgleish & Mick Power (éds.), Handbook of Cognition and Emotion, New York, John Wiley & Sons Ltd, 1999, p. 45-60.
[5] Cf. Richard P. Bagozzi, Hanz Baumgartner, Rik Pieters & Marcel Zeelenberg, « The role of emotions in goal-directed behavior », Cynthia Huffman, David Glen Mick & Srinivasan Ratneshwar (éds.), The why of consumption: Contemporary perspectives on consumer motives, goals, and desires, London, Routledge, 2000, p. 36-58.
[6] Cf. Ira Roseman, Cynthia Wiest & Tamara S. Swartz, « Phenomenology, behaviors, and goals differentiate discrete emotions », Journal of Personality and Social Psychology, 67 (1994) n° 2, p. 206-221.
[7] Cf. Nico H. Frijda, The emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
[8] Cf. Nico H. Frijda, The laws of emotion, Mahwah (New Jersey), Lawrence Erlbaum Associates Publishers, 2007. Cf. l’article en ligne : Anna Tcherkassof & Nico H. Frijda, « Les émotions : une conception relationnelle », L’Année psychologique, 114 (2014) n° 3, p. 501-535.
[9] Cf. Klaus R. Scherer, « On the nature and function of emotion: A component process approach », Approaches to Emotion, 2293 (1984) n° 317, p. 31.
[10] Cf. Marcel Zeelenberg & Rik Pieters, « Feeling is for doing: A pragmatic approach to the study of emotions in economic behavior », David DeCremer, Marcel Zeelenberg & J. Keith Murnighan (éds.), Social psychology and economics, Mahwah (New Jersey), Erlbaum, 2006, p. 117-137 ; Marcel Zeelenberg, Rob M. A. Nelissen, Seger M. Breugelmans & Rik Pieters, « On emotion specificity in decision making: Why feeling is for doing », Judgment and Decision Making, 3 (2008) n° 1, p. 18-27.
[11] Cf. aussi David DeSteno , Richard E. Petty, Derek D. Rucker, Duane T. Wegener & Julia Braverman, « Discrete emotions and persuasion: The role of emotion-induced expectancies », Journal of Personality and Social Psychology, 86 (2004) n° 1, p. 43-56.
[12] Cf., par exemple, Karin Mogg & Brendan P. Bradley, « Attentional Bias in Generalized Anxiety Disorder Versus Depressive Disorder », Cognitive Therapy and Research, 29 (2005) n° 1, p. 29-45.
[13] Cf., par exemple, Kristi M. Olafson & F. Richard Ferraro, « Effects of emotional state on lexical decision performance », Brain and Cognition, 45 (2001) n° 1, p. 15-20 ; Feliciano Ferraro, Brent King, Beth Ronning, Krista Pekarski & Jessica Risan, « Effects of induced emotional state on lexical processing in younger and older adults », The Journal of Psychology, 137 (2003) n° 3, p. 262-272.
[14] Cf. Roy F. Baumeister, Arlene Stillwell & Todd F. Heatherton, « Guilt as interpersonal phenomenon », Psychological Bulletin, 115 (1994) n° 2, p. 243-267.
[15] Cf. Andrew Ortony, Gerald L. Clore & Allan Collins, The cognitive structure of emotions, Cambridge (England), Cambridge University Press, 1988.
[16] Cf. Paul Ekman, « Expression and the nature of emotion », Klaus R. Scherer & Paul Ekman (éds.), Approaches to Emotion, Hillsdale (New Jersey), Lawrence Erlbaum, 1984, p. 319-343 ; Carroll E. Izard, The face of emotion, East Norwalk (Connecticut), Appleton-CenturyCrofts, 1971 ; Philip N. Johnson-Laird & Keith Oatley, « Basic emotions, rationality, and folk theory », Cognition and Emotion, 6 (1992) n° 3-4, p. 201-223.
[17] Cf. June Price Tangney & Ronda L. Dearing, Shame and Guilt, New York, Guilford Press, 2002 ; Jessica L. Tracy & Richard W. Robins, « Appraisal antecedents of shame and guilt: support for a theoretical model », Personality & Social Psychology Bulletin, 32 (2006) n° 10, p. 1339-1351.
[18] Cf. Jonathan Haidt, « The moral emotions », Richard J. Davidson, Klaus R. Scherer, & H. Hill Goldsmith (éds.), Handbook of affective sciences, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 852-870.
[19] Franck W. Wicker, Glen C. Payne & Randall D. Morgan, « Participant descriptions of guilt and shame », Motivation and Emotion, 7 (1983) n° 1, p. 25-39.
[20] Ronnie Janoff-Bulman, « Characterological versus behavioral self-blame: Inquiries into depression and rape », Journal of Personality and Social Psychology, 37 (1979) n° 10, p. 1798-1809.
[21] June P. Tangney, Jeffrey Stuewig, Debra Mashek & Mark Hastings, « Assessing Jail Inmates’ Proneness to Shame and Guilt: Feeling Bad About the Behavior or the Self ? », Criminal Justice and Behavior, 38 (2011) n° 7, p. 710-734.