Tolkien dans les tranchées

1. Quelques faits [1]

Lorsque l’Angleterre rentre en guerre, John Ronald Reuel Tolkien vient de finir brillamment ses études à Oxford et de se marier avec Édith. En conscience, il part, en juin 1916, comme officier et engagé volontaire. Il ne reviendra qu’en novembre.

L’épreuve est terrible. C’est « comme un mort » qu’il quitte sa femme qu’il aime profondément et qu’il a épousée trois mois auparavant. Là-bas, dans les tranchées, il rencontre les poux, la putréfaction, le danger incessant, l’horreur quotidienne de la mort violente qui frappe au hasard. Mais beaucoup plus, c’est la mort de tant et tant d’amis qui l’affectera. Rien que le premier jour de l’offensive sur la Somme, le 1er juillet 1916, presque 20 000 soldats britanniques tomberont. De fait, tous ses amis, sauf un, Christopher Wiseman, mourront. En particulier, il apprendra le décès de deux des amis très chers, Robert Quilter Gilson et Geoffrey Bache Smith, avec qui il forma durant le collège un club, le TCBS (Tea Club and Barrovian Society), partageant pendant de longues années de hauts projets littéraires et le même désir de « témoigner pour Dieu et la Vérité » (Lettre du 12 août 1916).

2. Le retentissement sur son œuvre

Il est toujours risqué d’établir des relations trop univoques entre la vie d’un auteur et son œuvre, sauf indications expresses. Les cloisonner est tout aussi irréaliste. La première intuition de l’œuvre romanesque de Tolkien et les premiers textes datent de cette guerre et, plus précisément, de 1916, à l’hôpital, alors qu’il survit à la bataille de la Somme. Or, la première des histoires de ce qui deviendra sa Mythologie ou plutôt son Légendaire s’intitule « La chute de Gondolin ».

Contrairement à ce que l’on a parfois dit, Le Seigneur des anneaux fait écho non pas à la seconde Guerre mondiale, mais à la première. L’attestation la plus transparente en est le passage par le Marais des morts, près du Mordor : comme le terrain de bataille de la Somme, ce lieu est un labyrinthe boueux où Frodon et Sam croisent les cadavres en putréfaction à chaque pas. Tolkien ne parle-t-il pas aussi de la « bataille des Larmes Innombrables » [The Battle of Unnumbered Tears] dans le Silmarillion ?

Le professeur de philologie n’a pas seulement croisé la mort pendant cette guerre atroce, mais aussi le courage, la gaieté et la simplicité sans retour sur soi des soldats. Or, ne s’agit-il pas des traits de caractère des hobbits, notamment de l’exemplaire Sam Gamegie ? De fait, il a souvent dit qu’il s’en est inspiré. La Terre du Milieu n’est-elle pas notre terre, à des temps immémoriaux ? Et « ce chapitre d’une histoire ancienne », certes, « fut un temps de souffrance et de ténèbres grandissantes », mais aussi un temps de « grande bravoure, et de hauts faits qui ne furent pas totalement vains » (La fraternité de l’Anneau, I, 2).

Il faut dire encore davantage. Dans son expérience des tranchées, Tolkien a sans doute tenu grâce à sa foi catholique profondément inviscérée. Or, l’un des enseignements les plus constants et les plus profonds du Seigneur des anneaux est que, même dans le chaos le plus décourageant, une Providence secrète ne cesse d’être à l’œuvre, de préparer l’eucatastrophe finale et de susciter l’invincible espérance (cf. site : « Espérer contre toute espérance. Une étoile dans la ténèbre du Mordor »).

Pascal Ide

[1] Sur Tolkien dans les tranchées, c’est-à-dire pendant la Guerre de 1914-1918, cf. John Garth, Tolkien and the Great War. The Threshold of Middle-earth, London, HarperCollins, 2003 : Tolkien et la Grande Guerre. Au seuil de la Terre du Milieu, trad. Johan-Frédérik Hel Guedj, Paris, Christian Bourgois, 2014. C’est aussi un des meilleurs ouvrages sur l’écrivain. Cf. aussi Irène Fernandez, « Un jeune catholique anglais sur la Somme », Communio. La religion des tranchées, 41 (septembre-décembre 2016) n° 5-6, p. 165-167.

23.6.2019
 

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