Dieu a pris un immense risque en créant un être libre. En effet, la liberté qui est beaucoup plus que la conception vulgaire de l’immunitas a vinculo s’expérimente d’abord comme autodétermination, capacité de choix. Par la liberté, je m’éprouve source de mes actes. Blanc de Saint-Bonnet disait que Dieu a fait l’homme le moins possible.
Le moderne a goûté jusqu’au vertige à la coupe de la liberté. Par l’acte de fondation des sciences empirico-formelles, l’homme du xviie siècle a accédé à une conscience aiguë de cette autonomie. Démontrer, désormais, c’est penser par soi-même, c’est s’arracher à quelque autorité que ce soit. La vérité ne saurait s’imposer de l’extérieur, que cette extériorité soit celle d’une révélation ou celle d’une expérience : tel est le sens profond de l’innéisme. Voilà pourquoi être libre devient presque synonyme d’être doué de raison. Et l’on sait combien Hegel, en cela génial continuateur de Kant, a porté à son achèvement le projet de résorption de toute extériorité, construisant un système qui se refuse à toute obliquité et où toute donation se résout en autofondation.
De cette autofondation à la revendication athée d’être source ultime de ses actes, il n’y a qu’un pas, que les successeurs – sinon les héritiers – de Hegel n’ont pas hésité à franchir. Contemplant la splendeur de son autonomie, la liberté a transformé la réceptivité en hétéronomie et la passivité en aliénation. S’adorant elle-même, la liberté s’est close et l’humaniste athée s’est muré dans une « bouderie » sans fin. En créant la liberté, Dieu a couru le risque qu’elle se ferme définitivement par autolâtrie.
Si, pour plagier un mot de C. S. Lewis parlant de l’enfer, « les portes de la liberté sont fermées de l’intérieur », comment les rouvrir, sans nier l’essence de l’autonomie ?
On n’honorera jamais assez l’immense dignité du libre-arbitre. Mais, à bien considérer les choses, il est faux que la liberté soit créatrice. « Vouloir n’est pas créer », disait Paul Ricœur au terme de son ouvrage Le volontaire et l’involontaire. La liberté fait l’expérience qu’elle est depuis toujours déjà ouverte.
D’abord en amont. Si l’homme est condamné à être libre, selon le mot célèbre de Sartre, c’est qu’en plein, il ne s’est pas donné d’être. « Etre libre, aimait répéter Claude Bruaire, c’est être donné à soi. » A soi, la liberté est autonomie, mais donnée, la liberté est comme en dette d’elle-même, elle se reçoit. L’homme est source, mais source dans la Source.
En aval, la liberté est habitée, traversée par le désir. Aristote, avant Freud, l’avait souligné. Ce desiderium est là un signe très sûr de son ouverture. C’est ainsi que Dieu s’approche de l’homme. Il ne se donne jamais qu’en se faisant désirer, selon une intuition de saint Jean de la Croix, abondamment reprise par sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Le désir qui jaillit de l’intime du cœur de l’homme ne lui fait pas violence. Il est de la plus grande urgence de redécouvrir que la liberté, avant d’être puissance d’autodétermination, est une capacité spirituelle de don.
Mais la tache aveugle qu’est la donation à soi et le désir sont comme des conditions formelles de notre réouverture. Encore faut-il que la liberté infinie de Dieu se propose à la liberté finie de l’homme. Mais comment peut-elle le faire sans que surgisse à nouveau l’accusation de violation de notre autonomie ? Dieu se dit déjà à travers la beauté de la nature ; ce qui suppose qu’à l’écoute des nouvelles avancées en sciences, l’homme quitte le mécanisme hérité de la représentation galiléo-cartésienne de l’univers et réenchante le cosmos. Par ailleurs, c’est une expérience universelle que le cœur humain désarme face au sourire du petit-enfant et la souffrance sans pareille de l’homme de douleur. Or, Dieu fait beaucoup plus grand lorsqu’il se révèle dans l’absolue vulnérabilité du Nouveau-né de la Crèche et du Crucifié du Golgotha, que célèbre chaque Eucharistie. Dieu a pris de très grands risques, disions-nous en commençant. Mais il a assumé ce risque jusqu’au bout. La liberté – sans fatalité – a été re-créée à l’ombre de la Croix, parce que l’homme est depuis toujours déjà pardonné. En Jésus, Dieu s’est à ce point abaissé qu’il en est venu, selon la fulgurante intuition de Jean-Paul II, dans l’encyclique Dives in misericordia, à désirer notre compassion. Toute représentation de l’extériorité violente s’efface alors. Enfin, selon l’intuition de Balthasar dans son Epilogue, tout extrinsécisme disparaît à la Croix, parce que Jésus « transmet » l’Esprit ; or, l’Esprit se joint à notre esprit (Rm 8,16). Encore faut-il que la liberté finie se reçoive et donc s’accepte engendrée : l’Esprit est celui qui nous fait nous écrier « Abba ».
« Fils de personne », disait Montherlant. Seuls les « fils sont libres », avait déjà répondu Jésus (Mt 17,26).
Pascal Ide