Une étude fameuse d’Umberto Eco [1] a montré que les célèbres romans d’espionnage de Ian Fleming se structuraient à partir de rôles fixes. Il en est de même de la franchise des vingt-quatre James Bond (j’écarte les 3 « indépendants »). En effet, systématiquement, l’agent secret de Sa Majesté affronte un ennemi menaçant rien moins que la planète entière. L’intrigue épouse donc le TM : le Bourreau qu’est le « méchant », la Victime qu’est le monde et le Sauveur qu’est James Bond. Un TM d’ailleurs partiellement positif : autant le Bourreau est singulièrement toxique – au minimum une personnalité narcissique à l’ego surdimensionné à la taille de la planète, au maximum une personnalité perverse, comme Franz Sanchez (Robert Davi) dans Permis de tuer (1989) –, autant la Victime n’est pas plus Victimaire que Bond n’est Sauveteur.
Toutefois ce triangle souffre d’un grave déséquilibre : autant Bourreau et Sauveur sont des personnes, autant la Victime est anonymisée. Or, le drame doit sa puissance dramatique à ses acteurs qui sont autant d’individus libres, et donc de visages. Certes, le monde menacé est représenté par M, le supérieur du MI 6 qui s’en fait le porte-voix, et parfois par d’autres instances gouvernmentales. Mais comme ils détiennent aussi le pouvoir militaire, ils se distinguent malaisément du Sauveur.
C’est ici que rentre en jeu le troisième personnage-clé : la James Bond girl. Sa « mission » – qui ne va jamais sans son consentement – est presque toujours interprétée comme celle du repos du guerrier (à grande tension, grande détente) et une concession au mode de vie de l’espion : « Pour la Reine »… Hors le machisme désormais irrecevable, cette relecture manque un fait essentiel : la Belle n’est pas un troisième protagoniste ajouté au récit, elle apparaît toujours en lien avec l’ennemi – hors l’hapax très singulier qu’est Au service secret de Sa Majesté (1969), où Teresa « Tracy » (Diana Rigg) passe de Miss à Mrs Bond –. Non sans une grande diversité de statut, qui fait d’ailleurs l’une des constantes surprises des James Bond : soit victime du méchant – par exemple, Melina Havelock (Carole Bouquet) dans Rien que pour vos yeux (1981) –, jusqu’à en être sa prisonnière, dès le début – par exemple, Dominetta « Domino » Vitali (Claudine Auger) dans Opération Tonnerre (1965) ou Simone Latrelle / Solitaire (Jane Seymour) dans Vivre et laisser mourir (1973) – ou au terme – par exemple, Vesper Lynd (Eva Green), dans Casino Royale (2006) – ; soit complice du méchant, conscientes – par exemple, Pussy Galore (Honor Blackman) dans Goldfinger (1964) – ou inconscientes – Dr. Holly Goodhead (Lois Chiles) dans Moonraker (1979) – ; soit collaboratrice, souvent insue, du Sauveur – par exemple, Wai Lin (Michelle Yeoh) dans Demain ne meurt jamais (1997) ou Giacinta « Jinx » Johnson (Halle Berry) dans Meurs un autre jour (2002) – ou du moins liée à lui – Honey Rider (Ursula Andress) dans James Bond 007 contre Dr No, 1962).
Disons plus. Des trois personnages, la Belle est la seule qui connaisse une évolution. Autant James Bond – hors Casino Royal (2006) et Skyfall (2012) – demeure inchangé depuis le début jusqu’au terme de chaque histoire – et son ennemi de même –, autant la Victime est appelée, voire sommée, de choisir son camp. Ce qui est particulièrement vrai des femmes complices qui opteront le plus souvent pour le camp des « Bons » – Octopussy (Maud Adams) dans Octopussy (1983) –, mais aussi parfois pour celui du « Méchant » – Elektra King (Sophie Marceau), sujette du syndrome de Stockholm dans Le monde ne suffit pas (1999).
Ainsi donc, contrairement à l’interprétation habituelle, la fonction de la James Bond girl ne saurait se réduire à être l’Éros (la pulsion libidinale) qui repose autant qu’il relance le Tanatos (la pulsion destructrice). De même, le plaisir secret ou avoué qui explique la très longue vie de cette série à succès qui s’étend sur plus d’un demi-siècle, ne résiderait pas dans le (seul) manichéisme simpliste de la lutte victorieuse du Bien contre le Mal, ni même dans le besoin de voir triompher la justice (qui motive le succès des multiples séries policières), mais dans le TM, c’est-à-dire la circulation des rôles et les switchs inattendus qui ne cessent de renouveler l’histoire [2].
Pascal Ide
[1] Cf. Umberto Eco, De superman au surhomme, trad. Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1993, « Les structures narratives chez Fleming », p. 189-240. Je la résume dans Pascal Ide, La rencontre au cinéma, Paris, L’Emmanuel, 2005, p. 300-301.
[2] Sans oublier les projections psychologiques induites par la mort systématique du Bourreau et la conquête de la Belle qui ressemble parfois à un droit de cuissage exercé sur elle…