Dans Regain [1], Jean Giono (1895-1970) met en scène une nature – la nature de Provence qui chante sous sa plume – à la fois digne (1), en harmonie avec l’homme (2) et en attente de son action bienfaisante (3) et perfectionnante (4) [2].
1) Une nature digne
La nature décrite avec l’enchantement de l’écriture que l’on sait est une nature qui vaut. Ce pays de Haute Provence, qui n’a cessé de hanter Giono toute sa vie, est bonne. Il nous invite à nous émerveiller face au « miracle » d’« un tout petit lilas fleuri [3] ». Même Gédémus le reconnaît, au nom de sa beauté : « Arsule, comment veux-tu qu’un pays comme ça nous fasse du mal, regarde-le, tiens, c’est pas beau, ça [4] ? » De plus, la nature est sage, comme en témoigne la capacité qu’a le blé de se redresser, de défier la pesanteur : « Faut pas croire que la plante ça raisonne pas. Ça se dit : bon, on va se renforcer, et, petit à petit, ça se durcit la tige et ça tient debout à la fin, malgré les orages [5] ».
Au point que Giono semble prêter une personnalité à la nature. Notamment aux quatre éléments. Le vent : « Panturle a rencontre le vent, le beau vent tout en plein, bien gras et libre, plus le vent de peu qui s’amuse à la balle, mais le beau vent, large d’épaules qui bouscule tout le pays. A le voir comme ça, Panturle s’est dit : « Celui-là, c’est un monsieur ». [6] ». Le respect de Panturle attribue spontanément la dignité de la personne humaine à un élément inanimé. La terre : « On sent que la terre s’est passionnée pour un travail qui éclate en gémissements d’herbes et passages de bêtes lourdes [7] ». Lorsque le soc pénètre la terre, « elle a gémi ; elle a cédé. L’acier a déchiré […]. Et, d’un coup, la terre s’est reprise ; elle s’est débattue, elle a comme essayé de mordre, de se défendre [8] ». L’eau : « Tout de suite, l’eau esquive, le couvre de son corps épais et glissant. Il la repousse de la jambe et du bras ; elle le ceinture [9] ». La personnalisation peut s’étendre aux saisons, mais par le biais des éléments. Voici comment il décrit le vent du printemps : « Ça a changé depuis la tombée du jour : une force souple et parfumée court dans la nuit. On dirait une jeune bête bien reposée. C’est tiède comme la vie sous le poil des bêtes, ça sent amer. Il renifle. Un peu comme l’aubépine. Ça vient du sud par bonds et on entend toute la terre qui en parle [10] ».
Giono parle même de la nature avec compassion : « la lande toute malade de mal et de froid [11] ». Ce qui exclut une conception trop dialectique des relations homme-nature.
2) Une nature en harmonie avec l’homme
Honorer la nature n’est pas pour autant l’isoler, l’autonomiser, voire l’idolâtrer dans une sorte de mystique matérialiste. La nature que célèbre Giono symbolise avec l’homme. Regain est autant une histoire naturelle qu’une histoire humaine. D’ailleurs cette symbolique emprunte à la distinction masculin-féminin dont Bachelard notait qu’elle est la toute première distinction imaginative. Par exemple, le vent est masculin, il « fait l’homme », comme Arsule en fait l’expérience : « elle s’est penchée en avant. Le vent entre dans son corsage comme chez lui. Il lui coule entre les seins, il lui descend sur le ventre comme une main ; il lui coule entre les cuisses, il lui baigne toutes les cuisses, il la rafraîchit comme un bain. Elle a les reins et les hanches mouillés de vent », etc. [12] Inversement, la terre est féminine, participant des animaux de sexe féminin : « C’est une passion qu’elle a, la terre [13]! » Cette symbolique sera redoublée dans le travail où, très classiquement, la posture féminine sera occupée par la nature et, masculine, par l’homme, son travail et même ses instruments : par exemple le soc nu qui pénètre la terre et qu’Arsule compare à « un devant de barque [14] ». Et même si, on le notait ci-dessus, la terre résiste, en l’occurrence, à cause de la présence d’une pierre, elle finit par se laisser dompter : « Maintenant le grand couteau qui ressemble à un devant de barque navigue dans la terre calmée [15] ».
Il est vrai que Panturle a quelque chose de la nature et même de la nature la plus naturée, le végétal : « On dirait un morceau de bois qui marche », « Il a le temps », comme l’arbre a le temps de grandir, il parle peu, quoiqu’« il parle seul [16] ». Giono n’hésite pas à souligner tout ce qu’il y a d’« instinct d’animal [17] » dans l’attitude de son héros. Il n’empêche qu’il est bien homme et humain ; sinon il ne s’attristerait pas de la solitude [18]. Et lorsque le désir gonfle Panturle au point qu’il ne reste plus, « dans l’herbe, que le grand mâle », c’est parce qu’il « a écrasé tout ce qui était de l’homme » et donc lui rend hommage [19]. En fait, la dernière parole du livre dit très précisément, sur le mode métaphorique, le lien intime de Panturle à la nature tout autant que sa transcendance : « Il est solidement enfoncé dans la terre comme une colonne [20] ». Or, la terre est le lieu de l’enracinement, de la stabilité ; et la colonne se caractérise par sa verticalité défiant les lois de la pesanteur auxquelles toute réalité matérielle est soumise. C’est donc que, dans une Aufhebung dénuée de négativité, Panturle assume la nature tout en la dépassant de toute son énorme stature.
Giono ne veut pas dire que la nature ne puisse engendrer la crainte. Marchant avec Gédémus sur le plateau, Arsule a peur d’un arbre mort et plus généralement de ce pays [21]. Mais justement, elle est avec Gédémus qui ne l’aime pas et l’utilise ; elle ne craindra plus la nature quand elle se liera à un homme qui se l’est réconcilié. Néanmoins, le grand œuvre de la nature sur l’homme est de le simplifier. Quand Panturle et Arsule se rencontrent, il y a quelques mots, quelques gestes, peu de surprise, non par indigence, mais par surabondance : « Elle sait ce qui va arriver : c’est tout simple [22] ».
3) Une nature en attente de l’action humaine
La nature n’est pas ensauvagée ; elle n’est pas non plus domestiquée. Certes, Panturle a failli mourrir noyé [23]. Surtout, cette terre d’Aubignage, si aimée soit-elle, est dure lorsque l’homme ne l’adoucit pas : « Cette saloperie de terre […] pas moyen… c’est plus dur que la pierre. On l’a trop laissée d’abandon [24]… »
Pour Giono, l’homme a quelque chose à donner de cette nature dont il reçoit tant. Et c’est là que l’arrière-fond biblique transparaît de la manière la plus patente. La nature attend l’homme. Sans Arsule, Aubignane, le village de Haute-Provence, serait parti à l’abandon et la nature avoisinante devenue toujours plus âpre. Avec Arsule, il y va y mettre de « l’ordre [25] ».
Cette « lande toute malade de mal et de froid » ne peut certes pas être guérie par l’homme ; du moins celui-ci peut-il la réconforter en ne l’abandonnant pas, en lui montrant sa présence, sa sollicitude.
Giono ne propose pas une sorte de contrat homme-nature où la convivialité se résume à une distance et le respect efface toute hiérarchie. Plus que juxtaposition, le lien. Pour autant, ce lien n’a ni la passivité de la contemplation ni la négativité du travail tel que le conçoit le marxisme. En effet, Giono conçoit la relation entre l’homme et la nature comme une relation, certes laborieuse, voire douloureuse [26], mais d’abord fructueuse. « Le jour où un homme dur s’y mettra, alors, ça sera une bénédiction de blé [27]… » Or, la fécondité suppose la coprésence des deux partenaires. Une phrase exprime merveilleusement cette union féconde de la nature et de l’homme : voyant Arsule tenir la miche de pain « entre ses seins et son ventre » et la couper « doucement, sans faire de miettes », Panturle a soudain l’intuition de « ce qu’il va refaire, ce qu’il a commencé en venant ici déjà » : du pain, « le pain qu’ils auront fait eux-mêmes, eux trois : lui, Arsule et la terre [28] ». La triangulation des causes ou plutôt la présence de la femme conjure d’ailleurs la dialectique homme-nature. Mais il y a plus. La présence de la femme stabilise le désir de l’homme et donc sa présence et permet alors à la terre de devenir ce que Giono appelle, dans une expression magnifique, « de la terre à homme » : « L’envie du pain, la femme, c’est ça, c’est bon signe. Je connais ça, ça ne trompe pas. ça va repartir de bel élan et redeviendra de la terre à homme [29] ». Enfin, la femme rappelle que la finalité du travail, ce n’est pas l’apprivoisement de la nature, ce n’est pas non plus l’homme, c’est-à-dire la convoitise infinie de l’accumulation de l’argent [30], mais c’est la communion avec la femme : c’est par attention pour elle que Panturle refuse de vendre plus de sac de blés à l’homme qui est prêt à en acheter : « Les autres, je les garde, je te l’ai dit. Ma femme aime le bon pain [31] ». Or, aimer, c’est vouloir le bien de l’autre, c’est-à-dire ce que l’autre aime.
Il serait donc aussi faux d’imaginer que Panturle ensemence la terre, comme il féconde sa femme. La terre est sans doute plus qu’un moyen, mais Arsule est assurément sa finalité : « C’est ça, le vin de Panturle : c’est de la sentir contre lui, et contente [32] ». D’où le désir d’être réunis, dans le silence [33]. C’est ce que souligne la pudeur de Panturle vis-à-vis d’Arsule [34] ; or, la pudeur naît au voisinage du mystère ; mais un moyen ou un objet est sans mystère ; c’est donc qu’il perçoit en la présence de celle qu’il aime un mystère. C’est aussi ce que souligne, en contraste, la relation utilitaire et dénuée de toute véritable affection désintéressée, de Gédémus vis-à-vis d’Arsule [35]. Et si le roman s’achève au moment où Arsule, chantante, annonce à Panturle, ému, qu’elle porte un enfant, ce n’est pas pour établir une équivalence entre le retour de la vie à Aubignage et la présence de celle-ci dans le sein de sa femme, mais pour donner un sens à cette domestication de la nature et, plus encore, la conscience de ce labeur. La fin du roman le montre très clairement : lorsqu’il apprend la nouvelle, Panturle, une fois seul, « est tout embaumé de sa joie [36]« , sent, à son tour, le schansons qui s’entassent dans sa gorge ; or, c’est alors et alors seulement que, « tout d’un coup, il a appris la grande victoire », c’est-à-dire qu’il voit toute l’évolution entre de « la terre ancienne, renfrognée et poilue », lui-même comme « lande terrible qu’il était, lui, large ouvert au grand vent enragé », et ce que tout cela est devenu : « Il a gagné : c’est fini. Il est solidement enfoncé dans la terre comme une colonne [37] ». Donc, c’est par – mais aussi pour – la vie en Arsule qu’il peut accéder à la conscience de la métamorphose de sa terre d’Aubignage. Le regain de la nature s’inscrit dans le regain de son humanité.
4) Relecture à la lumière du don
La conception équilibrée, de par le juste positionnement de l’homme et de la nature, ne peut pas ne pas faire implicitement appel à la vision biblique, à la présence de Dieu créateur – tant l’homme est toujours menacé de s’adorer ou d’adorer la nature, quand le Seul digne de ce culte a été congédié. Je l’ai dit en passant : le matérialisme mystique dont on a parfois gratifié Giono n’est qu’apparent ; il n’aurait pas pu inspirer cet ajustement entre l’homme et la nature.
Ainsi Giono inscrit la nature dans la dynamique tripartite du don. 1. La nature apparaît d’abord comme un don 1 qui n’est pas le Don originaire mais en témoigne. 2. Elle demande à être appropriée par le travail afin de fructifier, mais un travail accompli de concert avec la femme assurant la fécondité. 3. Enfin, le fruit revient sur la nature qui, par l’homme, retourne vers son Créateur, le premier Jardinier ; mais, de plus, le don 1 de la terre se convertit en générosité, en fruit partagé, voire gratuitement offert à l’autre : « Prends-le tout [38] ».
Pascal Ide
[1] Je citerai Jean Giono, Regain, Paris, Grasset, 1930, Le Livre de poche n° 382. Pour l’édition scientifique critique, cf. Œuvres romanesques complètes, éd. Robert Ricatte avec la coll. de Pierre Citron, Henri Godard, Janine et Lucien Miallet et Luce Ricatte, 6 vol., coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1971-1983. Pour les autres écrits : Récits et essais, éd. Pierre Citron, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1988.
[2] J’ai bien conscience que j’isole doublement le célèbre roman de Giono. D’abord, j’isole la Trilogie de Pan (1929-1930) qui explore les relations de l’homme avec la terre et la femme, du restant de ses œuvres romanesques, de ses œuvres politiques et de ses adaptations cinématographiques. Ensuite, Regain clôt de manière optimiste, quoique fragile, un cycle où la violence n’est rachetée qu’au prix d’une perte. Dans Colline, un double crime a été commis contre la terre : celui, général, des villageois qui font saigner la terre ; celui, particulier, du vieux Janet, qui perce les secrets de la nature, ce qui entraîne le tarrissement de la fontaine nourricière de Lure : il devra mourir pour qu’elle recoule. Dans Un de Baumugnes, Albin rachète une vierge ; et comme celle-ci fut séduite par un proxénète beau parleur, il le fait grâce à la musique de son harmonica, autrement dit en sacrifiant le chant des mots.
[3] Ibid., p. 73.
[4] Ibid., p. 69.
[5] Ibid., p. 140-141.
[6] Ibid., p. 76.
[7] Ibid., p. 79.
[8] Ibid., p. 135.
[9] Ibid., p. 91. Et la suite.
[10] Ibid., p. 44.
[11] Ibid., p. 40.
[12] Ibid., p. 60-61. Giono parle aussi du « vent » comme « son marieur » (Ibid., p. 130).
[13] Ibid., p. 80.
[14] Ibid., p. 128.
[15] Ibid., p. 135.
[16] Ces trois citations sont p. 17.
[17] Ibid., p. 91.
[18] « Voilà. Maintenant je suis seul ». (Ibid., p. 47)
[19] Ibid., p. 90.
[20] Ibid., p. 185.
[21] « …une chose nous a poussés vers ce pays, hors de notre route, avec de la peur ». (Ibid., p. 133)
[22] Ibid., p. 103.
[23] Mais sans doute est-il juste de lire ici, plus qu’une mise en scène de la nature, la réactivation d’un complexe œdipien non résolu. Les spécialistes reconnaissent volontiers dans Naissance de l’Odyssée, que, en 1927, les éditions Grasset avaient refusé, le roman fondateur prégnant des principaux thèmes chers à Giono. Or, dans la description du naufrage initial affleure la hantise d’être dévoré par la mer ; et, plus que la terre, celle-ci est une des figures de la mère castratrice. Il serait pourtant réducteur de relire toute l’œuvre à partir de ce complexe ou de cette symbolique strictement négative. Les figures de l’esprit assument cette archéologie pulsionnelle, pour parler comme Ricœur, et la dépassent, en tout cas dans Regain.
[24] Ibid., p. 105.
[25] Ibid., p. 181.
[26] Les grandes mains de Panturle sont blessées par le fléau (Ibid., p. 149).
[27] Ibid., p. 127.
[28] Ibid., p. 118.
[29] Ibid., p. 124.
[30] On se rappelle que l’avarice est, avec son contraire et complémentaire qu’est la perte, une notion structurante dans les Chroniques.
[31] Ibid., p. 151.
[32] Ibid., p. 153.
[33] « Ils ont soif d’être seuls dans leur silence ». (Ibid., p. 155)
[34] Ibid., p. 153. Cette pudeur répond d’ailleurs à celle d’Arsule (Ibid., p. 109).
[35] Cf. Ibid., p. 159-169.
[36] Ibid., p. 184.
[37] Ibid., p. 185.
[38] Ibid., p. 119.