Puissance de la gratitude : notes complémentaires aux chapitres 13 à 15 (seconde partie)

Chapitre 14 : « Baleines, bénissez le Seigneur »

La reconnaissance est observée et, plus encore, étudiée chez l’animal. Le jour de la Saint Valentin 2011, Michael, accompagné de sa famille et d’amis, observent des baleines sur la mer de Cortez, à partir de leur petit bateau. Leur attention est alors attirée par l’une d’elles qui est prise au piège dans un filet de pêche. Les efforts de cette jeune baleine à bosse n’ont abouti qu’à davantage l’emmêler. Ces tristes incidents conduisent alors irrémédiablement au décès de l’animal. L’équipage la pense donc morte lorsque, soudain, ils l’entendent respirer. Ils décident de l’aider en coupant le filet. Ce ne fut pas sans fatigue – la baleine, sans doute effrayée, les traînent pendant une demi-heure, contrariant leurs efforts –, ni sans danger – pour les nageurs qui l’approchent et tentent de la dégager ; pour le bateau, qui apparaît soudain bien fragile face à l’énorme nageoire caudale. Enfin, après plus d’une heure, les hommes parviennent à libérer le cétacé. Ils fêtent l’événement avec joie. Mais leur liesse n’est rien comparée à celle de la baleine qui, après s’être un peu écartée, effectue un ensemble de plus de quarante plongeons les plus variés et les plus spectaculaires. Les hommes interprétèrent ce festival totalement inattendu, d’une durée équivalente à celle de son sauvetage, non seulement comme la jubilation de l’animal rendu à la vie et à la « liberté », mais aussi comme un acte de gratitude [1].

Cet exemple ne serait-il pas un hapax ? Nullement. Il existe d’autres témoignages de gratitude, par exemple chez la baleine [2] ou le chat [3]. Plus encore, à côté de ces exemples singuliers, certaines recherches étudient le phénomène de manière systématique et universelle [4], par exemple chez les chimpanzés [5]. Il demeure que, comparativement aux nombreux articles sur l’empathie animale ou l’allogrooming, la reconnaissance ne bénéficie pas encore d’une attention suffisante.

Cette émouvante histoire et ces études attestent d’abord que l’homme qui pose ces filets souvent maléfiques, cause de surpêche et d’accidents prévisibles, ne peut s’identifier au grand prédateur unilatéralement vilipendé par trop de pamphlets anthropophobiques, mais est capable d’aide gratuite – et la joie éprouvée en regardant cette vidéo montre notre participation, affective sinon effective, en désir sinon en acte, à cette custodie du cosmos, qui prend la forme d’une serviabilité sans recherche de retour.

Ensuite, assurément, l’animal éprouve cette joie en recouvrant ces grands biens que sont la vie et la liberté de mouvement : la jubilation du bien qui comble intérieurement rejaillit au-dehors, par surabondance, dans cette chorégraphie. Mais comment ne pas lire dans ces sauts multipliés à l’excès, un témoignage de la gratitude de l’animal qui remercie le donateur humain ? À la compassion conduisant au don gratuit répond non pas le contre-don, mais le don surabondant du merci [6]. Au sans limite de la grâce accordée (adjectif et substantif étant pris en leur sens étymologique) correspond, harmoniquement et harmonieusement, le sans limite du chant choral et dansé de l’action de grâce. Nous nous surprenons à rêver que les relations tissées entre les différents êtres de la nature soient d’active compassion et de jubilante reconnaissance !

Plus encore, cette réponse semble vouloir s’égaliser au don qui a été fait : la multiplication totalement inouïe de ces sauts qui a dû conduire le mammifère marin aux limites extrêmes de ses capacités physiques, donc à un épuisement presque mortel redonne en quelque sorte la vie gratuitement recouvrée.

Enfin, une interprétation strictement darwinienne peine, voire butte : en s’épuisant face à un public qu’elle ne reverra sans doute jamais, la baleine adopte un comportement dangereusement contre-productif. Au potlatch, cette louange exubérante emprunte l’excès, mais elle s’en éloigne par sa gratuité. La gratitude animale montre que, s’il est éclairant de comprendre le comportement et l’évolution des animaux à partir de la sélection naturelle, cette approche utilitaire ne saurait être suffisante ni même prioritaire [7].

Chapitre 14 : Une gratitude illimitée et illuminée : Mission Cléopâtre

Mission Cléopâtre, comédie française d’Alain Chabat, 2002. Avec Monica Bellucci, Alain Chabat, Gérard Depardieu, Christian Clavier.

La scène se déroule de 28 mn. 40 sec. à 29 mn. 42 sec.

 

Panoramix, le druide, demande à Otis, le scribe de l’architecte Numérobis et futur inventeur de l’ascenseur… : « C’est une bonne situation, ça, scribe ? ». Alors que dans la bande dessinée Astérix et Cléopâtre, il répond avec finesse : « Accroupie » – ce qui ne fait plus sourire que les rares spectateurs ayant vu la statue du scribe accroupi au musée du Louvres –, Otis (Édouard Baer) se lance dans une réjouissante tirade vaguement New Age – qui, paraît-il, fut improvisée –, face à Astérix, Obélix et Numérobis médusés :

 

« Vous savez, moi je ne crois pas qu’il y ait des bonnes et de mauvaises situations. Moi, si je devais résumer ma vie aujourd’hui avec vous, je dirais que c’est des rencontres, des gens qui m’ont tendu la main à un moment où je ne pouvais pas, où j’étais seul chez moi, et c’est assez curieux de se dire que les hasards, les rencontres forgent une destinée. Parce que, quand on a le goût de la chose, de la chose bien faite, du beau geste, on ne trouve pas l’interlocuteur en face, je dirais, euh, le miroir pour avancer ». Otis continue avec un sourire éthéré qui ne convoque pas les yeux : « Mais ce n’est pas mon cas, comme je disais là, puisque, moi, au contraire, j’ai pu. Je dis merci à la vie, je chante la vie. Je ne suis qu’amour. Et, finalement, quand beaucoup de gens me disent : ‘Mais comment fais-tu pour avoir cette humanité ?’, eh bien, je leur réponds très simplement : c’est ce goût de l’amour, ce goût qui m’a poussé aujourd’hui à entreprendre une construction mécanique, mais demain, qui sait ?, à me mettre au service de la communauté, à faire le don, le don de soi ».

 

Ici, la personne vivant de la gratitude est un allumé illuminé qui sourit au grand tout, s’adresse à un anonyme donateur et s’absente de l’autre auquel il est sensé parler ? Mais toute personne qui célèbre sa joie est-elle nécessairement déconnectée d’un réel nécessairement désenchanté ? Voire, faut-il affirmer comme le gauchiste Guardian dans sa critique du premier opus filmé des Chroniques de Narnia (Andrew Adamson, 2005) : « Toute fin heureuse est fasciste » ?

Quand, au terme du film, il tentera de se lancer dans une de ses tirades vaguement New Age, Otis finira assommé par son employeur outré…

Chapitre 14 : Conseils de lecture

– S. François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, L. VIII et L. IX, chap. 1-6 et 15 ; Entretiens, II et XV.

– Jean-Pierre de Caussade, L’abandon à la Providence divine, coll. « Christus » n° 22, Paris, DDB, 1966.

– Pierre Descouvemont, Peut-on croire à la Providence ?, Paris, L’Emmanuel, 2007.

Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 302-314 : « Dieu réalise son dessein : la divine providence ».

Une gratitude active chez l’enfant de moins de quatre ans ?

La plupart des enquêtes sur la gratitude concernent les adultes[8]. Certaines se sont penchées sur les personnes âgées[9]. Mais nous ne possédons pas d’études sur la reconnaissance (offerte, pas reçue) chez les petits enfants[10]. Cette attitude pose deux problèmes. D’abord, elle suppose la capacité à percevoir les intentions d’autrui ; or, cette compétence est atteinte à l’âge de 4 ans. De fait, on observe de la gratitude à cet âge [11]. Ensuite, il faut distinguer entre politesse comme code social et la gratitude comme attitude morale (je dirais entre la politesse seulement sociale et la politesse-gratitude). En effet, avec l’âge, l’enfant intègre les codes sociaux. Par exemple, à 6 ans, un enfant sur 5 remercie spontanément un adulte qui lui donne un bonbon, alors que, à 10 ans, le nombre augmente très significativement : 4 enfants sur 5 [12]. Or, un enfant peut dire « merci » sans ressentir de gratitude – ce qui est le critère de sa présence.

Toutefois, ces arguments ne me convainquent pas. D’abord, de manière générale, toutes les études sur l’enfant ne cessent de rajeunir l’âge des premiers actes d’intelligence, de liberté, de conscience morale et de générosité[13]. Ensuite, l’exemple de Lucile donné au chapitre 4 montre un exemple patent de gratitude ; mais exemple ne vaut pas étude. Enfin, la compassion suppose aussi cette empathie, donc cette perception de ce que l’autre vit ; or, des attitudes de compassion efficaces sont référencées dès avant 2 ans.

Ce dernier point est longuement développé dans un autre texte du site : Les fondements naturels de l’éducation. Je ne relève qu’un point parmi beaucoup. Martin L. Hoffman, professeur de psychologie à l’université de New York et sans doute le chercheur qui a le plus contribué à introduire l’empathie dans l’acte éducatif, rapporte l’exemple d’un petit garçon de 14 mois qui, voyant son camarade pleurer, prend doucement sa main et le conduit, l’air triste, vers sa maman qui est présente et celui d’une petite fille de 15 mois qui, ayant observé attentivement un bébé qui pleure, lui tend des jouets qui ont de valeur pour elle, comme son biberon ou un collier qu’elle apprécie [14]. D’ailleurs, on observe que l’enfant ne parvient que progressivement de l’aide instrumentale (dès un an) à l’aide empathique (à partir de 2 ans) [15]. En effet, la seconde requiert une plus grande intégration cognitivo-émotionnelle. Martin Hoffman, toujours lui, relate l’exemple suivant : David, 2 ans, voit son camarade pleurer. Il lui apporte son propre nounours pour le consoler. Les larmes ne tarissent pas. Alors, David court dans la pièce d’à côté, marque un temps d’arrêt, puis revient avec la peluche de son ami. Celui-ci la prend dans ses bras et s’arrête de pleurer. Le chercheur considère que cet acte est déjà un acte complet de compassion, qui intègre autant la sensation et l’émotion que la réflexion et l’action. Il en tire la conséquence que tout est en place de manière très précoce pour que l’homme agisse de manière altruiste, donc que, très tôt, voire dès la naissance, l’homme y est disposé.

Chapitre 15 : Conseils de lecture

– Pascal Ide, Dix mots pour mieux s’aimer. Supplément de Famille chrétienne, 1747 (9 juillet 2011).

– Sonja Lyubomirsky, Comment être heureux et le rester, trad. Camille Fort, Paris, Marabout, 2011.

– Rébecca Shankland, Les pouvoirs de la gratitude, coll. « Les carnets de vie », Paris, Odile Jacob, 2016 : outre journal, lettre et visite de gratitude (p. 100-117), l’auteur propose des petits exercices de gratitude à mettre en place, selon les tranches d’âges, pour les enfants de 6 à 11 ans, à la maison (p. 54-58 ; p. 122-127) et en classe (p. 69-72 ; p. 127-130).

Pascal Ide

[1] La vidéo amateurs est disponible sur la toile : http://www.koreus.com/video/sauvetage-baleine-filet.html

[2] « Baleine et gratitude envers ses sauveurs », récit posté le 22 mars 2010 : http://ladomi7962.wordpress.com/2010/03/22/baleine-et-gratitude-envers-ses-sauveurs/ ; copié du site : http://www.sos-dauphins.com/chronique.html?page=0&dossier=Vaguesmonde

[3] Allen et Linda Anderson, « Animals showing gratitude », http://blog.seattlepi.com/angelanimals/2012/02/26/animals-showing-gratitude/

[4]Cf. Jason G. Goldman, « Gratitude: Uniquely Human or Shared with Animals? », mis en ligne le 1er décembre 2010. L’article est accessible sur le site : http://scienceblogs.com/thoughtfulanimal/2010/12/01/gratitude-uniquely-human-or-sh/

[5]Cf. Krisin E. Bonnie, & Frans B. M. de Waal, « Primate Social Reciprocity and the Origin of Gratitude », in Robert A. Emmons & Michael E. McCullough (eds.), The Psychology of Gratitude, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 213-229.

[6] La gratitude s’inscrit aussi dans la logique du retour dont nous avons vu qu’elle constitue la troisième nouveauté distinctive de l’amour introduite par la création. Assurément, le reditus se trouve au cœur de la philosophie platonicienne et néoplatonicienne. Mais l’originalité biblique réside, à l’instar de l’acte créateur, dans la gratuité responsive du geste créé d’épistrophè. L’importance que lui accorde Philon d’Alexandrie montre d’ailleurs le croisement entre les deux perspectives, biblique et grecque (cf., par exemple, De Plantatione, n. 10, trad. Jean Pouilloux, Les œuvres de Philon d’Alexandrie, 10, Paris, Le Cerf, 1963).

[7] Cf. les importants travaux d’Adolf Portmann, La forme animale, trad. Georges Remy et Jacques Dewitte, Paris, Éd. La Bibliothèque, 2013. Pour une première approche, cf. Pascal Ide, « La forme (animale) comme gratuite automanifestation. Adolf Portmann, Jacques Dewitte et quelques autres » : xxx

[8]Cf. Rébecca Shankland, Les pouvoirs de la gratitude, chap. 6 et 7.

[9]Cf. Neal Krause, « Gratitude toward God, stress, and health in late life ».

[10]Cf. Rébecca Shankland, Les pouvoirs de la gratitude, chap. 3.

[11]Cf. Robert A. Emmons, & Charles M. Shelton, « Gratitude and the science of positive psychologie », C.R. Snyder & Shane J. Lopez (éds.), Handbook of Positive Psychologie, New York, Oxford University Press, 2002, p. 459-471.

[12]Cf. Jean Berko Gleason & Sandra Weintraub, « The acquisition of routines in child language », Language in Society, 5 (1976), p. 129-136.

[13] La bibliographie est considérable. Cf., par exemple, Alison Gopnik, Le bébé philosophe, trad. Sarah Gurcel, coll. « Essais », Paris, Le Pommier, 2010.

[14]Cf. Martin L. Hoffman, Empathie et développement moral, p. 100.

[15]Cf. Whitney Waugh, Celia A. Brownell, Brianna Pollock, « Early socialization of prosocial behavior »

29.9.2020
 

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