Puissance de la gratitude : notes complémentaires à l’introduction

Une femme. Rilke, la rose et la mendiante

Peu de jours après la mort de Rainer Maria, je recevais la lettre suivante, signée simplement « Une femme ». Je la publie sans y changer un mot. Elle apporte un témoignage si humain, si nu, que tout commentaire est inutile; j’ai simplement appris depuis que la rencontre dont il est question ici avait eu lieu en 1906.

 

« Paris le 7 janvier 1927.

« Monsieur, je viens à vous ce soir, où j’ai lu vos lignes sur Rainer Maria Rilke.

« Je l’ai connu avant la guerre et [104] je veux vous dire de lui un seul fait, un fait qui n’a pu se passer qu’auprès d’une femme.

« Nous marchions le long de la grille du Luxembourg, au coin tranquille où la bonne dame de Nohant étendait sa large robe encore un peu trop blanche. Je ne sais plus de quoi nous nous taisions. Je finissais peut-être en moi, de façon romanesque et ridicule, l’histoire d’Abelone. (Les femmes mettent longtemps à admettre les histoires infinies et indéfinies comme celles de Rilke, des histoires toujours reprises, qui ne se terminent jamais qu’avec un point de suspension devant du mystère.)

« Lui, songeait à sa mort peut-être, à cette mort qui vient de commencer son règne, cette mort pâle, discrète et silencieuse qu’eût renié le haut « Grand-Père », mort avec de hauts cris, dans [105] une haute salle, au milieu d’un grand monde.

« Ou il pensait, sans doute, souriant, à ce qu’il allait faire.

« Il m’avait abordée, ce jour-là, tenant à la main une rose superbe, il ne me l’avait pas offerte, il ne l’avait pas donnée en pâture aux mains sacrilèges de mon bébé de deux ans dont Rilke aimait la beauté, et je n’avais pas demandé raison de la présence de cette fleur splendide et insolite.

« Sur le petit mur de la grille, nous trouvions, presque tous les jours, une vieille femme assise. Elle mendiait avec discrétion et honte puisque ses yeux ne se levaient jamais vers les passants, puisqu’une prière ne sortait jamais de ses lèvres : elle mendiait de toute son attitude avec son dos rond toujours couvert d’un fichu noir, quoique ce soit l’été, [106] avec la ligne tombante de ses lèvres, avec ses mains surtout, ses mains toujours à moitié vêtues de mitaines et qu’elle tenait très serrées l’une sur l’autre au milieu de ses genoux rapprochés, ses mains plus mendiantes ainsi que des mains tendues. Toutes les fois d’un commun accord, nous déposions auprès de ces mains l’aumône sollicitée, avec tant d’art innocent, par elles. La vieille femme, sans lever la tête, accentuait les lignes de douleur de sa face et nous n’avions jamais vu ses yeux, ni entendu son merci, et tous les passants donneurs avaient notre sort.

« J’avais dit une fois : « Elle est peut-être riche, elle a une cassette comme Harpagon. – R. Maria n’avait répondu qu’avec un regard de reproche, un reproche léger, qui s’excusait, mais qui était si étonné d’exister à cause de moi que j’en avais rougi. [107]

« Ce jour-là, – la mendiante venait de s’installer dans sa pose de misère, – elle n’avait encore rien reçu), je vis Rilke s’incliner devant elle, avec respect, non un respect formaliste et du bout des lèvres, mais un respect à la Rilke, un respect total, de toute l’âme, – puis, il posa la belle rose sur les genoux de la vieille.

« La vieille, alors leva sur R. Maria les véroniques de ses yeux (des véroniques si bleues et si fraîches dans les paupières rouges et chassieuses) avec un geste prompt et si adéquat à tout, elle saisit la main de Rilke, la baisa et s’en alla à petits pas usés, – sans mendier davantage ce jour-là.

« Rilke effaça le bas de son visage, me regarda de tous ses yeux, de tout son front. Je ne lui dis rien. Je tâchai de lui prouver sans paroles, que j’avais [108] compris sa leçon, que j’aimais infiniment sa façon de penser les êtres, qu’à les penser ainsi si beaux par l’âme, si d’élite, si divins, c’est lui, lui-même, qui les rendait beaux et divins, qui leur suggérait des gestes descendus directement de la plus haute noblesse.

« Une femme[1]. »

Prédispositions à la gratitude ?

1) Inclination universelle ou disposition particulière ? Innée ou acquise ?

Il semblerait que la gratitude soit une tendance naturelle, innée, donc, universelle, au même titre que les autres qui sont énumérées par saint Thomas, sans d’ailleurs prétendre à l’exhaustivité [2].

Toutefois, chacune présente une tendance différente, variable selon les personnes, à l’émotion de gratitude : on l’appelle « orientation reconnaissante [3] ». Cette orientation est mesurée à partir de quatre critères. Les deux premiers mesurent les actes de gratitude : synchroniquement, leur fréquence ; diachroniquement, leur intensité. Les deux derniers concernent les deux autres pôles relationnels : le nombre de semblables vis-à-vis de qui la personne éprouve de la gratitude (densité) ; le nombre de choses (dons, services) pour lesquelles la personne est reconnaissante (étendue) [4].

Pour autant, la gratitude peut s’acquérir et surtout croître, par entraînement. Autrement dit, la gratitude n’est pas qu’une disposition innée, mais est aussi une vertu acquise. De multiples moyens ont été explorés et validés. Elle a par exemple été testée à partir du journal de gratitude. L’expérience peut-être la plus fameuse répartit les étudiants en trois groupes, selon qu’ils notent des événements suscitant la reconnaissance, des sentiments désagréables ou des événements neutres [5].

2) Plus masculine ou plus féminine ?

Considérons maintenant les différences selon le genre. Les études montrent que la femme exprime plus aisément sa reconnaissance, de la jeunesse à la vieillesse [6]. En effet, plus que l’homme, la femme valorise la relation, en prend soin ; or, la gratitude nourrit le lien [7].

Inversement, on le sait, l’homme exprime plus difficilement sa gratitude. Pour quelle raison ? En effet, la gratitude est un sentiment ; or, dans la représentation du masculin, l’homme exprime moins ses sentiments que la femme [8]. Par exemple, si les hommes pratiquent volontiers le journal de gratitude, ils peinent plus à écrire une lettre ou à faire une visite de gratitude ; or, le premier requiert de dire son émotion à soi seul, et les deux autres de l’exposer à autrui [9].

3) Différente selon les cultures ?

Faut-il le préciser ?, le vécu, les rituels de la gratitude diffèrent beaucoup en fonction des cultures.

Quant à l’existence, la gratitude est plus valorisée en Allemagne ou au Japon qu’aux États-Unis, les Américains l’interprétant comme une soumission ou une obligation [10].

Quant aux manières de s’exprimer, la reconnaissance est aussi variable. Par exemple, le fait d’écrire une lettre de remerciements augmente plus le sentiment de gratitude chez les Américains que chez les Coréens. Sans doute est-ce à cause de la corrélation avec le sentiment de dette, qui est plus grande chez ces derniers [11].

Quant à la différence entre gratitude et dette, en Thaïlande, les deux sentiments croissent ensemble à l’égard de la personne qui rend un service [12].

Toutefois, si la gratitude présente une grande variabilité culturelle, sa diversité concerne ses manifestations particulières et non son essence universelle.

Méthode de l’ouvrage

Comme les ouvrages précédents de la même collection, nous croiserons trois démarches : scientifique, philosophique et théologique. Les sagesses philosophique et théologique méditent sur la reconnaissance depuis fort longtemps. Ainsi le philosophe stoïcien et homme politique romain a rédigé un ouvrage Des bienfaits (entre 60 et 65) : le lien social était en crise à Rome ; il chercha à le refonder non pas sur le schéma donnant-donnant (commerçant-client), mais sur la bienfaisance, c’est-à-dire du don sans retour ; à cette occasion, il traite longuement de la gratitude et de l’ingratitude [13]. La Bible [14], quant à elle, est remplie de chants de louange, depuis le chapitre 1 du livre de la Genèse où Dieu s’émerveille à dix reprises de la bonté et de la beauté de sa création [15], jusqu’à l’Apocalypse qui met en scène à sept reprises la foule des sauvés célébrant la gloire éblouissante de Dieu [16], en passant par les 150 psaumes [17] et d’innombrables cantiques d’action de grâces [18]. Si les sciences humaines et la psychologie sociale étudient la gratitude depuis peu, leurs apports sont très précieux, parce qu’elles confirment et proposent des applications pratiques.

J’ajouterai deux précisions à propos de l’approche psychologique de la gratitude.

  1. La première concerne les limites de l’approche en psychologie positive. Celle-ci est très précieuse, et nous allons nous référer à de nombreuses études éclairantes, autant sur la mise en pratique de la gratitude que sur son essence. Toutefois, cette perspective présente deux types de limites.

Certaines limites sont externes à la psychologie positive, liées à une mécompréhension de celle-ci et donc dépassées par elle. Par exemple, on a constaté que, pour mobiliser des étudiants à l’égard de l’environnement, le regret est plus efficace que la gratitude [19]. Ainsi, psychologie positive ne signifie pas une « positivation » unilatérale. Le Yesman ne peut pas exclure le « non ». Sinon (!), son optimisme serait purement réactif et un déni du pessimisme. Il s’agit donc non seulement d’accueillir sentiments agréables et désagréables, mais d’intégrer les seconds dans les premiers, comme dans le beau film d’animation Vice-Versa. Par exemple, la tristesse de la faute, ce que l’on appelle le regret ou la contrition, aide grandement à son amendement et à la résolution de ne plus recommencer. Seulement, elle doit être mise au service de l’amour et de l’espérance.

D’autres limites sont internes à la psychologie positive. À l’instar du pardon et des autres actes éthiques ou religieux, la gratitude ne se retrouve pas dans son intégralité : le passage en psychologie l’ampute de sa finalité gratuite. Elle est en effet pratiquée en vue d’apporter un surcroît de bien-être et non en vue de se donner ou de constituer une communion voulue pour elle-même. La personne cessera donc de bénir si la bénédiction n’apporte pas tout le réconfort escompté. À ce recyclage narcissique de la gratitude qui est finalisant : la gratitude par la maximisation du bien-être, s’ajoutent deux autres limites : la faire surgir surtout du sentiment et non pas, plus radicalement de l’amour ; individualiser la reconnaissance.

L’apport spécifique de la vision chrétienne est de considérer la source de la gratitude qu’est l’amour-don et donc l’intègre dans l’immense pulsation de sortie de Dieu et retour vers Dieu. Dès lors, la gratitude se mesure non pas au seul sujet reconnaissant et au bien-être ressenti, mais à ce que Dieu veut et au don de soi. En effet, la foi permet de voir dans le don le Donateur et l’espérance de croire (faire confiance) qu’il est là, même lorsqu’il semble se retirer. Or, la charité se fonde sur la foi et l’espérance.

 

  1. La seconde mise au point concerne l’utilisation de méthodes. Deux attitudes extrêmes en manquent le sens. La première mise tout sur la méthode. Elle risque de perdre l’âme et de faire de la gratitude une recette ; or, nous avons vu que seul l’enracinement authentique dans l’émotion en garantissait les fruits. Tout au contraire, la seconde la méprise (« l’amour et la louange suffisent ») ou la suspecte de faire de l’homme un automate ; mais c’est là encore réduire l’habitus à un habitude ; c’est oublier que les automatismes allègent précieusement la vie (imaginez que nous devions penser à tout ce qu’implique notre marche verticale, comme lorsque nous l’avons mis en place aux alentours d’un an…). En fait, ces deux attitudes opposées réduisent la méthode à sa caricature, la recette[20]. L’étymologie nous assure du contraire : elle est hodos, ce qui signifie « chemin » en grec. « Il n’y a pas de recette miracle, mais plutôt un chemin à construire [21]». La différence entre la méthode-recette (fossile) et la méthode-chemin (de vie) réside en deux choses : que la méthode jaillisse du cœur et qu’elle soit au service de l’amour.

Bibliographie sur la dépression dans une perspective spirituelle

Nombreux sont les ouvrages qui traitent de la dépression. D’un point de vue chrétien, sont précieux les livres suivants : Jean-François Catalan, Dépression et vie spirituelle, coll. « Voie spirituelle », Paris, DDB, 1996 ; Yves Prigent et Stan Rougier, La dépression, une traversée spirituelle, coll. « Vivre l’Évangile », Paris, DDB, 2006 ; Jean Vanier, La dépression, coll. « Dossier », Lagord (17140), Le Livre ouvert, 2005.

Je renvoie aussi à l’ouvrage informé (mais peu concret) d’Aaron Kheriaty, en coll. avec John Cihak, The Catholic Guide to Depression. How the Saints, the Sacraments, and Psychiatry Car Help You Break Its Grip and Find Happiness Again, Manchester (New Hampshire), Sophia Institute Press, 2012. En effet, plus d’une centaine d’études qui ont examiné les relations existant entre religion et dépression. Or, seulement 5 % établissent que la corrélation était positive, c’est-à-dire causative : la religion engendrait une dépression. Par exemple, une recherche montre que la foi dans une vie après la mort est corrélée de manière rigoureuse, à une meilleure santé mentale (cf. Kevin J. Flannelly, Harold G. Koenig, Christopher G. Ellison, Kathleen Galek & Neal Krause, « Belief in life after death and mental health. Findings from a national survey », Journal of Nervous and Mental Disorders, 194 [2006] n° 7, p. 524-529).

Pascal Ide

[1]Edmond Jaloux, Rainer Maria Rilke, Paris, Émile-Paul Frères, 1927, p. 103-108.

[2]Cf. s. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 94, a. 2.

[3]Cf. Rébecca Shankland, La psychologie positive, Paris, Dunod, 2014.

[4]Cf. Michael E. McCullough, Robert A. Emmons& Jo-Ann Tsang, « The grateful disposition. A conceptual and empirical topography », Journal of Personality and Social Psychology, 82 (2002) n° 1, p. 112-127.

[5]Cf. Rébecca Shankland, Les pouvoirs de la gratitude, coll. « Les carnets de vie », Paris, Odile Jacob, 2016, p. 40-42.

[6]Cf. Todd B. Kashdan, Anjali Mishra, William E. Breen& Jeffrey J. Froh, « Gender differences in gratitude. Examining apparaisals, narratives, the willingness to express emotions, and changes in psychological needs », Journal of Personality, 77 (2009) , p. 691-730.

[7]Cf. Lukasz D. Kaczmarek, Todd B. Kashdan, Dariusz Drążkowski, Aleksandra Bujacz & Fallon R. Goodman, « Why do greater curiosity and fewer depressive symptoms predict gratitude intervention use ? », Personality and Individual Differences, 66 (2014), p. 165-170.

[8]Cf. Ronald F. Levant& Gini Kopecky, Masculinity Reconstructed. Changing the Rules of Manhood at Work, in Relationships, and in Family Life, New York, Dutton, 1995.

[9]Cf. Lukasz D. Kaczmarek, Todd B. Kashdan, Dariusz Drazkowski, Jolanta Enko, Michał Kosakowski, Agata Szaefer & Aleksandra Bujacz, « Why do people prefer gratitude journaling over gratitude letters ? The influence of individual differences in motivation and personalityon web-based interventions », Personality and Individual Differences, 75 (2015), p. 1-6.

[10]Cf. Hazel Rose Markus & Shinobu Kitayama, « Culture and the self. Implications for cognition, emotion, and motivation », Psychological Review, 98 (1991) n° 2, p. 224-253.

[11]Cf. Kristin A. Layous, « Culture matters when designing a successful happiness-increasing activity. A comparison of the United States and South Korea », Journal of Cross-Cultural Psychology, 44 (2013) n° 8, p. 1294-1303.

[12]Cf. Takashi Naito, Janjira Wangwan & Motoko Tani, « Gratitude in university students in Japan and Thailand », Journal of Cross-Cultural Psychology, 36 (2005) n° 2, p. 247-263.

[13] Pour une brève situation historique du traité, cf. l’introduction de Paul Veyne, Sénèque, Les bienfaits, p. 391-403.

[14] Le plus souvent, nous prenons la traduction liturgique.

[15] « Et Dieu vit que cela était beau-bon [tov] » (Gn 1,3.6.9.11.14.20.24.26.28.29).

[16]Cf. Ap 4, 1-11 ; 7,9-17 ; 11,16-12,8 ; 15, 3-4 ; 19,1-8 ; 22,6-21. Selon Enzo Bianchi, ces louanges s’organisent d’après une structure concentrique qui place l’Incarnation au centre (cf. Le monde sauvé. Commentaire de l’Apocalypse de Jean, trad. Isabella Montersino, Paris, Lethielleux, 2004, p. 50. Cf. aussi Jacques Ellul, Apocalypse. Architecture en mouvement, Paris, Desclée, 1975, p. 36-39).

[17]Cf., notamment, Paul Beauchamp, Psaumes nuit et jour, Paris, Seuil, 1980, chap. 3 ; Didier Rimaud, Les psaumes, poèmes de Dieu, prières des hommes, « Les psaumes, poèmes de Dieu, prières des hommes », Supplément à Vie chrétienne, 431 (1998), Paris, Vie chrétienne, 1998, chap. 2 : « Les psaumes sont des poèmes de louange » ; André Wénin, Le livre des Louanges. Entrer dans les Psaumes, coll. « Écritures » n° 6, Bruxelles, Lumen Vitæ, 2001. Nous suivons la numérotation des psaumes dans la Bible hébraïque.

[18] Pour une première approche, cf. Xavier Léon-Dufour (éd.), Vocabulaire de théologie biblique, Paris, Le Cerf, 51981. S’il n’y a pas d’entrée pour « Gratitude » ou « Reconnaissance », cf., en revanche, « Action de grâces » (col. 12-15), « Eucharistie » (col. 404-411) et « Louange » (col. 680-684).

[19]Cf. Takashi Naito, Tomoko Matsuda, Pachongchit Intasuwan, Wiladlak Chuawanlee, Supaporn Thanachanan, Jarun Ounthitiwat & Meiko Fukushima, « Gratitude for, and regret toward, nature. Relationships to proenvironmental intent of university students from Japan », Social Behavior and Personality, 38 (2010), p. 933-1008.

[20] Sur la différence entre méthode (vertu) et recette, cf. Pascal Ide, « L’éducation aux vertus », Éducation et nouvelle évangélisation, colloque de Rome, 31 janvier au 2 février 2014, Paris, L’Emmanuel, 2015, p. 65-118 : 2.a.

[21] Rébecca Shankland, Les pouvoirs de la gratitude, p. 98.

2.9.2020
 

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