Chapitre 6 : Into the Wild
Into the Wild, biopic dramatique américain de Sean Penn, 2007. Tiré du roman éponyme de John Krakauer. Avec Emile Hirsch, Kristen Stewart, William Hurt, Vince Vaughn.
Nous considérerons tout le film avec une attention à la scène finale (19) : de 2 h. 5 mn. 45 sec. à 2 h. 15 mn. 10 sec.
- a) Résumé de l’histoire
Christopher Johnson McCandless (Emmanuel Hirsch), jeune de bonne famille, finit brillamment ses études à l’Université Emory d’Atlanta. Après s’être défait des 24.292 dollars de son compte courant, notamment en les brûlant, ainsi que de sa carte d’identité, il traverse tous les États-Unis pendant deux années, passant des champs de blé du Sud Dakota au Nouveau Mexique, par le Grand Canyon où il descend en kayak les rapides du Colorado, pour arriver en Alaska, au pied du mont Denali, l’un des sommets les plus impressionnants des Rocheuses. Là, trouvant refuge dans un vieil autobus de transport public de la Fairbanks, qui avait servi à héberger les ouvriers construisant la voie ferroviaire puis avait été abandonné, il vit 103 jours dans une absolue solitude, se nourrissant d’herbes et de racines, abattant un élan dont la carcasse attirera les loups, rencontrant un ours, etc. Soudain, le désir lui prend de revoir les siens ; en même temps, il avale par erreur des baies sauvages empoisonnées. Pourra-t-il survivre into the wild ?
- b) Interprétation (courte)
Assurément, le film de Sean Penn est une critique de l’american way of life. Il nous raconte aussi l’histoire réelle vécue par un jeune homme. Ici s’entrecroisent deux fils. D’un côté, « Chris n’était pas un garçon comme les autres – écrit John Krakauer dans le livre d’où le film est tiré. Il était très égocentrique, obstiné. Mais il avait aussi de grands idéaux, un fort sens de la rectitude morale. Il croyait que sa mission dans la vie était celle d’abandonner la vie plus facile ». Il n’est pas sans rappeler la radicalité d’une Simone Weil. Comme elle, mais pour des raisons différentes, Chris mourra d’inanition (l’acteur lui-même a perdu 20 kilos sur 70). De l’autre, son histoire est blessée. Chris apprendra par hasard, à 18 ans, qu’il est bâtard. Pour cette âme éprise de pureté et de vérité, éclate brutalement en pleine lumière la duplicité du monde : si celui-ci n’est pas parfait, il ne peut qu’être diabolique. Dès lors, il doit quitter non seulement sa famille, mais cette société hypocrite, effacer toute trace de son passage et changer de nom. [répété plus bas dans la version ‘longue’. On ne peut pas garder les deux en lecture linéaire]
Toutefois Chris n’est pas à ce point aveuglé qu’il ne sache qu’il brise le cœur de sa famille et, à tout le moins, de sa sœur. D’ailleurs, certains signes d’affection l’émeuvent ; il n’est donc pas clivé, sa liberté peut s’exercer. Dès lors, le film invite à une lecture éthique et spirituelle. Un critique de cinéma a suggéré que Chris ne ressemble pas au Christ seulement par son nom, mais aussi par son sacrifice. « Penn réussit à composer des images semblables à celles qui, dans l’iconographie religieuse, représentent la passion de Jésus. La mort d’un seul homme peut servir le repentir de tant d’autres [1] ».
J’opterais pour une hypothèse plus nuancée, voire contraire. Quel choix pose Chris ? Il décide que ce que l’homme ne peut lui donner, la nature lui offrira. En choisissant la nature contre l’homme, il pose aussi un autre choix : contre le Dieu transcendant qu’on lui a enseigné. Mais ce n’est pas tout. Le film a pu agacer par son didactisme, la répétition ingénue de situations trop transparentes – l’affection du couple d’hippies, l’héritage de Ron, le vieil homme, etc. – qui sont autant de chemins visant à reconstruire l’image défaillante de la famille. Et si ces répétitions aveuglantes étaient, plus encore, des signes offerts par la Providence ? Mais les possibilités de la création sont finies, et notre capacité à les refuser tristement infinie. D’autant que chaque « non » endurcit le cœur. La générosité divine se fera de plus en plus pressante et présente ; mais elle ne peut et ne veut que frapper à la porte (Ap 3,20). Alors, Chris prendra conscience de son enfer-mement et reconnaîtra son besoin de dépendance, donc de salut, quand il écrira sur son journal : « Il n’y a de bonheur que partagé ».
Mais s’il a refusé de se donner gratuitement aux autres, c’est d’abord parce qu’il s’est refusé à recevoir gratuitement. Alors que la majorité du film montre un Chris indépendant jusqu’à l’ingratitude, nous le voyons progressivement touché, notamment par la générosité de Ron. Aussi l’ultime expérience du jeune aventurier est-elle celle de la gratitude et même de la gratitude redoublée, remerciement envers Dieu et demande de bénédiction pour les autres : « J’ai eu une vie heureuse et en remercie [thanks] le Seigneur. Puisse Dieu bénir tous [May God bless all] ! »
- c) Interprétation (longue)
La première interprétation est sociologique. L’on sait que Sean Penn est une personnalité médiatique « engagée » contre les guerres qui ensanglantent le monde et l’épuisement écologique de la planète. À son image, Chris se révolte contre l’american way of life. Vivant aux marges de la société, il rencontre les marginaux.
Derrière ce comportement sociologique se dit aussi une psychologie. La raison est clairement énoncée. De prime abord, le couple des parents de Chris s’aimait assez pour fonder ensemble une petite entreprise, après que le père (William Hunt) eut cessé de collaborer à la Nasa pour lancer les premiers satellites artificiels. Certes, les relations entre les parents se détérioraient et il était régulièrement question de divorce, mais la menace ne passait jamais à l’acte. La raison de la rupture de Chris est ailleurs. Durant un voyage en Californie, Chris – qui a 18 ans – apprend que son père avait épousé une autre femme de laquelle il avait eu un fils – cela, après sa naissance. D’un coup, pour cette âme éprise de pureté et de vérité, éclate la duplicité du monde : si le monde n’est pas idéalement parfait, il ne peut qu’être diabolique. Dès lors, il ne peut que quitter non seulement sa famille, mais aussi cette société hypocrite où les personnes doivent adhérer à des règles en renonçant à leurs aspirations et leur identité. Voilà pourquoi il éprouve le besoin d’effacer les traces de son passage, de changer de nom (optant pour celui d’Alexander Superstramp).
Tout n’est pas dit. L’interprétation que donne John Krakauer dans son livre éponyme entre enquête journalistique et roman d’aventures, éclaire ainsi la personnalité de son héros : « Chris n’était pas un garçon comme les autres. Il était très égocentrique. Il était obstiné. Il était impétueux. Mais il était aussi un pur de cœur. Il n’acceptait pas les compromis. Il avait de grands idéaux, un fort sens de la rectitude morale. Il croyait que sa mission dans la vie était celle d’abandonner la vie plus facile ». En effet, s’il est exigeant jusqu’à l’excès pour les autres, il l’est encore davantage à l’égard de lui-même : Chris n’évoque-t-il pas « l’usurpateur en lui » ? Comment ne pas se rappeler des personnages aussi radicaux que Simone Weil ? Comme elle, mais pour des raisons différentes, Chris mourra d’inanition – Sean Penn ayant demandé à l’acteur de perdre 20 kilos (sur ses 70).
Chris est-il une image du Christ ? Telle est l’interprétation suggérée par La Civiltà Cattolica à propos du sacrifice imposé à l’acteur : « Penn réussit à composer des images semblables à celles qui, dans l’iconographie religieuse, représentent la passion de Jésus, à laquelle il semble vouloir confier l’espérance que la réflexion sur la mort d’un seul homme peut servir le repentir (et pourtant au salut) de tant d’autres[2] ».
Pour ma part, j’opterais plutôt pour l’hypothèse opposée. Partons d’un fait. De prime abord, le film agace par son didactisme, la répétition ingénue de situations trop transparentes : la rencontre avec Wayne Westerberg (Vince Vaughn), l’affection du couple d’hippies d’un certain âge (Brian Dierker et Catherine Keener), l’intimité avec Tracy Tatro, la jeune de seize ans amoureuse de lui (Kristen Stewart ; oui elle-même !), l’adoption et l’héritage proposés par le vieil homme, Ron (Hal Holbrook). Comment le spectateur ne lira-t-il pas dans les figures mises en scène autant de possibilités offertes pour reconstruire l’image défaillante du père et de la famille aux yeux de Chris ? Mais l’explication psychologique ne suffit pas à excuser Chris. Il n’est pas à ce point aveuglé qu’il ne voit qu’il brise le cœur des siens. Et, pour se justifier, il nie la souffrance de sa sœur, Carine (Jean Malone). N’éprouve-t-il pas une émotion quand il est fait héritier ? Cette émotion ne circule-t-elle pas ?Si le jeune homme n’est pas insensible, il n’est donc pas totalement clivé. Il demeure assez libre pour faire des choix qui l’engagent et donc convoquent sa responsabilité. Quel choix pose-t-il ? Chris décide que, ce que l’homme ne peut lui donner, la nature lui offrira ; ce que le lien humain, abusif, a déçu, l’harmonie avec la nature sauvage (et ceux qui s’identifient à elle comme les hippies) l’obtiendra. En choisissant la nature contre l’homme, Chris a aussi posé un autre choix qui est une fermeture : contre le Dieu transcendant qu’on lui a enseigné. Au début de chaque journée, l’Église invite à chanter : « Aujourd’hui […], ne fermez pas votre cœur » (Ps 95,7-8).
Revenons aux répétitions aveuglantes : si elles étaient l’un des thèmes du film ? Elles sont autant de signes déposés par la Providence sur son chemin : Dieu ne cesse de nous rejoindre en nous proposant ces coïncidences qui riment avec sens. Mais les possibilités de la création sont finies et notre capacité à les refuser tristement infinie. D’autant que chaque « non » endurcit plus le cœur et rend irrévocable le choix (ce que la montée vers des contrées de plus en plus âpres et solitaires symbolise). La générosité divine se fera de plus en plus pressante et présente. Jusqu’à ce que ce jeune homme épris d’absolu, saura, enfin, prendre conscience de son enfer-mement et reconnaître son besoin de dépendance, donc de salut. Les larmes aux yeux, il écrit dans un de ses livres : « Il n’y a de bonheur que partagé [Happiness only real whe share] ».N’avait-il pas lu dans Tolstoï : « Mon idée de bonheur, l’amour du prochain » ?
Dès lors apparaît une autre clé de lecture : la gratitude. Si Chris a si obstinément refusé de se donner gratuitement aux autres, c’est d’abord parce qu’il s’est refusé à recevoir gratuitement.
Le film s’ouvre sur l’ingratitude sauvage de Chris : nous voyons le vieil homme, dont nous découvrirons au terme qu’il lui offre tout, le conduire au pied de la dernière étape, lui offrir des biens de survie indispensables – autant d’actes auxquels le jeune homme ne répond pas, ne remercie pas. Longue est la liste de ses dénis : « Ils t’ont aimé, cela se voit », dit le premier couple rencontré à propos de ses parents.
La raison de cette ingratitude souveraine en est clairement indiquée par Chris : il cherche « la liberté absolue » ; or, celle-ci est synonyme d’indépendance : il ne veut avoir besoin de personne. Tout au contraire, la gratitude est l’acte par lequel la personne répond au don gratuitement offert par l’autre.
Toutefois, il serait trop court d’en rester là. Chris n’est pas un libertaire centré sur sa jouissance. S’il quitte chacune des personnes rencontrées lui proposant de s’installer et opte pour l’exode permanent, s’il se propose des défis toujours plus élevés, s’il critique les personnes rencontrées pour leur sédentarisme, c’est que son cœur est avide de se nourrir d’expériences nouvelles. Voilà pourquoi admettre que la vie soit gouvernée par la (seule) raison, c’est renoncer à la vie. Mais, une nouvelle fois, cette recherche commence par soi et finit par soi : Chris ne la doit à personne et ne la communique à personne.
Pourtant, peu à peu, germe l’attitude contraire. Face à tant de signes gratuits, le cœur de Chris – qui est endurci, mais non pas dur – est secrètement touché. Lorsque Ron lui propose de l’adopter, il répond : « Merci » (c’est la deuxième fois dans le film), et ajoute : « On en reparle quand je reviens ».
Un moment, Ron s’autorise à lui dire, avec autant d’autorité que de douceur : « Tu as des problèmes avec ta famille, avec Dieu. Mais il y a quelque chose de plus grand que nous que l’on peut nommer Dieu. Quand on pardonne, on aime. Et quand on aime, Dieu répand sur nous sa lumière ». Or, au même instant, les nuages du ciel jusque lors voilé, s’écartent et jaillit un splendide éclair de lumière qui brille sur le visage de Chris. Prend-il alors conscience qu’il lui faut enfin pardonner à ce père défaillant ?
Un autre moment, seul, absolument seul dans l’Alaska, contemplant des ?? passer, Chris laisse les larmes lui monter aux yeux.
Aussi l’ultime expérience du jeune aventurier est-elle celle de la gratitude et même de la gratitude redoublée, remerciement envers Dieu et demande de bénédiction pour les autres : « J’ai eu une vie heureuse et en remercie [thanks] le Seigneur. Puisse Dieu bénir tous [May God bless all] ! ».
Pascal Ide
[1]« Into the wild », La Civiltà Cattolica, n° 3786 (15 mars 2008), p. 631-632.
[2]« Into the wild », La Civiltà Cattolica, n° 3786 (15 mars 2008), p. 631-632.