Né en 1926 d’un père dalmate et d’une mère juive allemande, Ivan Illich a émigré aux Etats-Unis. Ajoutons qu’il fut prêtre et quitta le sacerdoce en 1969. La pensée illichienne est intéressante à plus d’un titre, et d’abord du point de vue de l’analyse diagnostique de la société, de ses crises et de ses contradictions. Le philosophe s’est attaché aux perversions des deux institutions les plus sensibles, l’école [1] et la médecine [2]. Il a aussi tenté une analyse plus globale de la société industrielle, et c’est sans doute le diagnostic le plus intéressant et le plus inédit [3].
1) Diagnostic symptomatique
a) En général
1’) La société actuelle aliène l’homme
Notre société confond valeur et institution. En effet, la valeur est une réalité éthique qui nourrit la vie humaine et est objet d’un libre choix : éducation, santé, sécurité, etc. Or, l’homme contemporain a souvent une grande confiance en ses institutions et transfère en lui toute sa confiance en lui demandant aussi d’assurer toutes ses satisfactions. De ce fait, l’homme régresse socialement, transfère sa liberté dans l’institution et, en perdant sa responsabilité, perd son pouvoir créatif. Il amaigrit aussi ses capacités de solidarité.
2′) La société actuelle réduit les relations humaines à la consommation
D’ailleurs, l’aliénation et la dépersonnalisation sont étroitement liés à cette réduction de l’homme et de la relation interpersonnelle à l’état de marchandise. Voire, c’est le primat de la société industrielle qui explique l’aliénation.
3’) La logique de consommation engendre une insatiabilité
C’est probablement l’aspect le plus intéressant de son analyse. En effet, l’institutionnalisation transfère les responsabilités en dehors de la personne. Elle rend donc la norme et la mesure extérieures. Or, une limite au désir ne peut qu’être intérieures, sinon elle est vécue tôt ou tard comme aliénantes, castratrices. Voilà pourquoi la logique de la consommation infinitise le désir et cet infini impossible à satisfaire n’est qu’un indéfini, dans le langage grec, un « mauvais infini » dans le vocabulaire hégélien. Par exemple, l’école crée une demande de consommation infinie, notamment mue par le mythe d’une parfaite égalisation des chances : la demande sociale croît ; l’escalade budgétaire s’en suit. Mais les inégalités, on le constate, demeurent. Dès lors, une fois le désir né, le processus devient illimité.
Plus encore, note Illich, avec le désir apparaît le manque : la satisfaction toujours partielle, loin d’éteindre le désir (ce qui serait le cas pour un besoin), l’avive.
b) Applications
De manière générale, Illich aime montrer que le système industriel moderne va à l’encontre de sa finalité et devient contre-productive : l’outil qui devrait être au service de l’homme devient un obstacle à son humanisation, lorsqu’il se gigantise ; l’institution scolaire qui est ordonné à la libération de l’homme génère une aliénation perverse ; la médecine qui est au service de la santé humaine engendre une massive iatrogenèse, c’est-à-dire une pathologisation plus grande du patient.
1’) La société industrielle
On observe cette tendance dans la mystification du langage scientifique, dans la dégradation d’un langage que quelques spécialistes confisquent au lieu d’en faire un outil de convivialité.
2′) L’école
Concrètement, l’école peut être analysée en termes de société de consommation. En effet, l’école propose un produit, à savoir les programmes scolaires ; or, plus un étudiant a consommé d’éducation, plus sa valeur s’élève sur le marché de la sélection technocratique ; ou l’école qu’il a choisie est cotée comme une action en bourse. C’est donc que la consommation détermine la valeur du diplôme.
3’) La médecine
Illich distingue une triple iatrogénèse contre-productive. Au plan clinique, proprement médical, il constate que la prolifération des médicaments et des structures ne s’accompagne pas d’une efficacité également croissante : au contraire, le médicament a des effets secondaires qui appellent eux-mêmes une correction médicale elle-même génératrice d’effets secondaires qui appellent… Plus généralement, on pourrait dire que la médecine moderne ne fait que réparer l’homme usé des sociétés industrielles. Or, en voulant remédier aux maladies engendrées par l’institution capitaliste, elle en crée de nouvelles. L’escalade destructrice est donc sans fin.
Une seconde iatrogénèse, sociale, concerne non plus la seule médecine, mais la personne elle-même : ici, nous retrouvons les thèmes classiques d’Illich. D’une part, la santé devient un bien de consommation, de plus en plus coûteux ; d’autre part, l’entreprise médicale aliène le patient, paralyse tout pouvoir d’initiative. Plus encore, elle s’attaque à l’homme bien portant : la surmédicalisation préventive en fait un malade potentiel (« un malade qui s’ignore », eût dit le docteur Knock).
Enfin, la iatrogénèse prend une dimension anthropologique qu’Illich qualifie de culturelle. Elle vit du mythe selon lequel toute souffrance sera un jour abolie : elle propose le recul indéfini du seuil de la souffrance et de la mort comme réalisable. Or, toute proposition suscite le désir. Sa conséquence en est l’incapacité de plus en plus grande à supporter la souffrance, l’exigence que l’institution doit la supprimer ; l’angoisse de la mort devient indésirable et la volonté de vivre finit par s’effriter. De même, à la compassion pour ses proches se substitue l’exigence froide d’un recours scientifique.
2) Diagnostic étiologique
Comprenons bien que la critique d’Illich n’est pas marxiste : le problème n’est pas celui des outils de production, mais la production industrialisée elle-même. Par certains côtés, elle est plus radicale, elle touche de plein fouet la société industrielle, la logique consumériste qui est la sienne. La source du mal est l’idéologie capitaliste elle-même.
3) Remèdes proposés
a) Généraux. La société conviviale
Pour Illich, mai 68 a permis de libérer la parole et de préférer la recherche de la qualité de l’être à la poursuite quantitative de l’avoir. Les vraies valeurs de la vie sont la solidarité, la compassion, le don. Illich le résume en un mot, la convivialité. La société conviviale est donc telle que les vrais besoins seront enfin à nouveau libérés.
Le remède est donc non pas d’abord politique ou institutionnel, mais éthique et personnel. Il s’agit, pour l’individu, de changer de mentalité.
Or, la prise de conscience des vraies finalités, le choix du mieux et non pas du plus permet à l’individu d’apprendre à autolimiter son désir. Aussi Illich prône-t-il les vertus d’austérité et d’équité. Cette conversion ne peut qu’être difficile, peineuse pour un membre de société industrielle.
b) L’exemple de la médecine
Il s’agit de revaloriser la participation de chaque individu à la gestion de sa santé.
Là encore, évitons les méprises que le ton polémiste affectionné par Illich suscite : la « déprofessionnalisation » dont parle Illich s’entend non pas d’une abolition de l’institution médicale, mais de son monopole. Elle doit être limitée et autoriser le déploiement de l’individu responsable de sa santé.
4) Remarques critiques
On ne peut nier que la pensée ou plutôt l’utopie illichienne ait de l’impact. Elle a ses détracteurs aussi : nous sommes à ce point imprégnés par la mentalité industrielle qu’il est difficile de percevoir cette critique lucide. Mais avec le recul, bon nombre de ses analyses et de ses prévisions s’avèrent exactes, par exemple à l’égard de l’école ou de la médecine. Et un certain nombre de réformateurs gardent en tête les critiques d’Illich. Par exemple, en dépit des efforts de décentralisation, le système scolaire français fait encore figure de monstre techno-bureaucratique. Certes, il y a de réels efforts de rénovation pédagogique à base d’apprentissage, d’éveil à l’autonomie de l’enfant ; mais la coexistence, la cohabitation avec la prolifération de l’infrastructure administrative crée une tension et une contradiction qui est loin d’être résolue ; voire, l’institution tend à assimiler ce discours novateur, ce qui lui permet de conserver son monopole. Ainsi que le remarquait Foucault à propos de la sexualité, le pouvoir devient dès lors le meilleur garant du discours de répression et de prétendue libération qu’il secrète comme son contraire et son secret allié.
Souvent les contestations opposées à Illich viennent d’une mécompréhension de sa pensée. Son goût du paradoxe et des formules à l’emporte-pièce empêche de saisir les nuances d’une pensée qui, de fait, est nuancée. Par exemple, ce que le Français a traduit malencontreusement Une société sans école est sensé rendre l’anglais : Deschooling Society. On voit la différence.
Pascal Ide
[1] Cf. Ivan Illich, Une société sans école, trad. Gérard Durand-book, Paris, Seuil, 1971.
[2] Cf. Ivan Illich, Nemesis médicale. L’expropriation de la santé, trad.Ivan Illich, Luce Giard et Vincent Bardet, Paris, Seuil, 1975.
[3] Cf. Ivan Illich, La convivialité, Paris, Seuil, 1973.