Michel de Certeau ou l’altérité inaccessible

« Un excès dans l’histoire se nomme Jésus [1] ».

 

Le philosophe, théologien et historien. Michel de Certeau (1925-1986) [2] se trouve au croisement de divers courants, le structuralisme, la psychanalyse, le marxisme, et différentes communautés aux marges desquelles il a travaillé : l’Eglise catholique et la spiritualité ignatienne (il était jésuite), les psychanalystes freudolacaniens (il fonde l’École freudienne de Paris avec Jacques Lacan en 1964), les marxistes (qui lui reprochent d’être trop mystique), les historiens (qui lui reprochent d’être trop freudien). Comme chrétien, il bénéficia notamment de la double influence de Karl Rahner et d’Henri de Lubac. Au premier, il emprunta l’intuition du tournant anthropologique : la théologie doit partir de l’homme. Du second, il radicalisa l’interprétation historiographique de Lubac. C’est ce qu’explique très bien un auteur qui conjugue la double influence de Rahner et Lubac :

 

« Certeau n’a pas emprunté les courants théologiques de son temps, mais il les a organisés dans une direction originale. En particulier, il a transformé de façon radicale le point de départ de l’anthropologie de Rahner en le mettant au contact avec une version radicale de l’historiographie de Lubac. La personne humaine avec laquelle il commence n’est pas, comme chez Rahner, le sujet anhistorique de l’idéalisme allemand, mais bien plutôt le sujet constitué par une langue et une culture, un soi qui n’a pas une essence immuable, qui est constitué par une série de ruptures [3] ».

 

Mais un penseur ne se réduit jamais à la série de ses influences. Exposons brièvement les principaux concepts structurant la pensée certalienne avant d’en proposer une brève évaluation.

1) Diagnostic

Michel de Certeau se positionne à l’égard de la modernité. A la fois, il propose un diagnostic et un remède.

Le diagnostic est que, pour le monde moderne, la vérité s’est identifiée à la certitude et à l’évidence, une égalité règne entre l’ens inquantum ens et l’ens inquantum in notum. Pour le dire en termes foucaldiens, notre époque, comme chaque époque, est gouverné par une épistémé.

Cela est significatif au plan même de la mystique ou des phénomènes paranormaux. Désormais, on exige de comprendre, on veut tout mettre en lumière. Et cela est même vrai de l’autorité ecclésiale. En effet, on estime qu’à Loudun, les personnes sont possédées, les manifestations relèvent de la possession. Or, les exorcistes exigent la vérité. D’où la question de Certeau : « Les exorcistes sont-ils en droit d’exiger la vérité qui serait indûment altérée et cachée dans ces corps perdus ? » En regard, Surin « prêche une vérité désormais cachée (‘mystique’) à une société dont le public devient ‘incrédule’, et une vérité à énoncer dans le langage de la communication entre expériences dispersées, puisque les discours tournoient dans la définition d’essences sans rapport avec ce qui se passe [4] ».

De ce point de vue, Michel de Certeau se reconnaît dans les travaux de Michel de Foucault. Or, on sait combien ce dernier a proclamé « la mort du sujet » : « Poser Michel Foucault en exergue pour écouter M. de Certeau, c’est rapprocher deux intelligences qui s’accordent », dit A. Lion dans un article sur le langage mystique selon Certeau [5].

2) Les causes

a) A l’époque moderne

Le monde moderne se caractérise surtout par deux notes. La première est épistémologique et spéculative, c’est le critère de la rationalité : l’évidence, la maîtrise par le regard classificateur. On passe d’un univers ouvert au mystère à un univers maîtrisé.

La seconde est institutionnelle et pratique, c’est le critère de l’institution. On passe du religieux au politique : « Les institutions religieuses se ‘politisent’ [6] ».

La conclusion de l’ouvrage sur les possédés de Loudun résume bien le processus : « Liée à un moment, c’est-à-dire au passage de critères à des critères politiques, d’une anthropologie cosmologique et céleste à une organisation scientifique des objets naturels rangés sous le regard de l’homme, la possession de Loudun ouvre aussi sur l’étrangeté de l’histoire, sur les réflexes déclencés par ses altérations, et sur la question qui se pose à partir du moment où surgissent, différentes des diableries d’antan mais inquiétantes comme elles, les nouvelles figures sociales de l’autre [7] ».

Or, la théologie est à la fois discours et institution. Elle va donc elle aussi être touchée par le phénomène : « Au cosmos parlé par Dieu et par les institutions ecclésiales se substituent la production et l’apprentissage méthodiques d’un savoir élémentaire ou théologique, une ‘cléricalisation’ des instances religieuses, une technicisation administrative des Eglises, etc. Une question grandit en même temps : qu’est-ce qui reste de la parole sans laquelle il n’y a pas de foi [8]? »

b) Aujourd’hui

Aujourd’hui aussi règne le double magistère de la culture ou de l’expert sensé savoir et celui de l’institution qui régit.

« Depuis que la scientificité s’est donné des lieux propres et appropriables par des projets rationnels capables de poser dérisoirement leurs procédures, leurs objets formels et les conditions de leur falsification, depuis qu’elle s’est fondée comme une pluraltié de champs limités et distincts, en sommes depuis qu’elle plus de type théologique, elle a constituée le tout comme son reste, et ce reste est devenu ce que nous appelons la culture.

« Ce clivage organise la modernité. Il la découpe en insularités scientifiques et dominantes sur un fond de ‘résistances’ pratiques et de symbolisations irréductibles à de la pensée. Mais si l’ambition de ‘la science’ vise à conquérir ce ‘reste’ à partir des espaces où s’exercent les pouvoirs de nos savoirs [9] ».

Autre signe de la modernité, le règne tout-puissant de l’expert, son magistère quasi-infaillible : « C’est vrai que l’expert prolifère dans cette société au point d’en devenir la figure généralisée, distendue entre l’exigence d’une croissante spécialisation et celle d’une communication d’autant plus nécessaire. Il effeace (et d’une certaine façon remplace) le philosophie, hier spécialiste de l’universel [10] ».

Ce qui est vrai du savoir se vérifie aussi au plan institutionnel. Le pendant de la certitude, c’est le contrôle. En effet, même dans l’acte de savoir (et de croire, les croyances), le politique est à l’œuvre, cela sous la figure omniprésente de l’autorité. « Par ‘autorité’, j’entends tout ce qui fait (ou prétend faire) autorité – représentations ou personnes – et se réfère donc, d’une manière ou d’une autre, à ce qui est ‘reçu’ comme ‘croyable’ [11] ». Or, « comme un or invisible, caché au fond des banques, crédite la monnaie qui circule, de même, tacite souvent, caché dans le fond de convictions à peine formulées (parce que tenues pour évidentes) ou pendant un temps reconnues dans les représentations qui en précient le contenu, un consensus fonde seul un système d’autorités. C’est une vue superficielle de croire ce contrôle absent, du seul fait qu’il ne se distingue pas des appareils officiels [12] ».

3) Les issues

Comment sortir de cette raison-évidence, mesure de toutes choses ?

Chez Foucault, comme dit Certeau, « la déraison n’est pas une limite de la raison ; elle en est la vérité [13] ».

a) Déjà à l’époque classique

Pour Certeau, la réponse est celle de la mystique. En effet, la raison moderne est centrée sur le même, la domination, la mesure. Or, la mystique abrite l’autre et se laisse habiter par l’excès. Elle se refuse à l’appropriation de la vérité : « D’un mot, on pourrait dire que la mystique est une réaction contre l’appropriation de la vérité par les clercs qui se professionnalisent à partir du XIIIe siècle ». En effet, la mystique « privilégie les lumières des illettrés, l’expérience des femmes, la sagesse des fous, le silence de l’enfant ; elle opte pour les langues vernaculaires contre le latin académique [14] ».

En effet, la modernité ne va pas laisser de côté la mystique, mais elle va la situer : ce sera un phénomène paranormal, irrationnelle. En effet, la raison va étudier l’expérience religieuse et la relire (la réduire) en termes de maladie (folie) et d’illusion ; or, pour la raison, folie et illusion sont son autre impensable. Donc, la mystique devient le lieu de l’irrationnel.

 

« L’originalité de Certeau dans ce domaine tient à ce que, au lieu de simplement construire un récit chronologique de la tradition mystique occidentale puis de rendre compte de son déclin en le liant à l’émergence de la science moderne, il analyse la relation que le nouveau modèle d’investigation scientifique entretenait avec cet autre mode de la connaissance qu’était la mystique contre lequel la science moderne se définissait en même temps qu’elle le vidait de son sens. Certeau établit ainsi comment, dans l’Europe des xvie et xviie siècles, le discours des sciences modernes naissant réifia la mystique et en fit un objet d’analyse selon ses propres catégories et méthodologies, et qu’en fait, le discours des sciences modernes s’élabora et se définit lui-même comme le pas-ça de la mystique [15] ».

 

En positif, la mystique va devenir le lieu où l’autre s’expérimente. Ce n’est pas un hasard si la mystique apparaît hors appareil ecclésial : elle est hors raison mesurée par l’évidence comme elle est hors institution. « Le parcours d’historien de Michel de Certeau a été dominé par une question essentielle : comment rendre compte des paroles et des gestes d’une spiritualité située hors l’institution ecclésiale et rebelle à l’appropriation du sacré par les seuls clercs [16] ». Pour le dire autrement, la mystique refuse de parler au nom d’un autre. « Par son contenu déjà, le début de Loudun atteste l’ébranlement d’une ancienne assurance, celle qui accordait à Dieu la capacité d’’assumer’ toute langue possible et d’y tenir en dernier ressort la place du locuteur. Cette appropriation divine devient douteuse. Le locuteur universel s’efface de la prose du monde. Ce qui se perd, c’est la lisibilité du cosmos comme langage parlé de Dieu ». Il est d’ailleurs significatif que cette évolution soit aussi lisible chez Descarte : désormais, le suppôt est critiqué, on passe chez Descartes, « du substantif vers l’adjectif ». Par exemple, « le monde se meu en espace ; la connaissance s’organise en regard ». Or, de même, à Loudun, « lorsque le problème de vérité (ou de l’ ‘adéquation entre un mot et une chose’) prend la forme d’un lieu instable ». Les possédés de Loudun font vivre le fameux doute : « Alors un discours se défait, comme en témoignent les possédées profitant de ce jeu pour y insinuer ‘auter chose’ qui les a ‘prises’ et trace dans le langage de l’illusion la question du sujet [17] ».

La chronologie est, de ce point de vue significative. « La possession de Loudun se situe presque au terme d’une longue épidémie », et cela dans les années 1632-1640. Or, à cette époque, se produit « un grand sursaut de la raison avec la parution du Discours de la méthode de Descartes (1637) [18] ».

Au xviie siècle, la « communication est perçue comme brisée. […] Certes, la dévotion veut faire croire que les êtres les livres parlent de Dieu, ou que Dieu y parle, mais leur bavardage ou leur rumeur ne console pas les mystiques du xviie siècle, inattentifs à ses bruits et jetés par leur désir dans l’expérience d’un grand silence [19] ».

Structurellement, la mystique n’échappe pas seulement à la parole, mais à l’institution qui la légitime et la profère.

b) Aujourd’hui. Analyse

Pour l’épistémologie certalienne autant que pour son ontologie, la sortie de la raison moderne se comprend à partir de plusieurs catégories : l’altérité, l’excès, le croire, le néant. Bauerschmidt énonce ainsi les « différents thèmes » de son œuvre : « altérité, histoire, résistance, rupture [20] ». Il faudrait relire l’introduction de La fable mystique :

 

« Ce livre se présente au nom d’une incompétence : il est exilé de ce qu’il traite. L’écriture que je dédie aux discours mystiques de (ou sur) la présence (de Dieu) a pour statut de ne pas en être. Elle se produit à partir de ce deuil, mais un deuil inaccepté, devenu la maladie d’être séparé, analogue peut-être au mal qui constituait déjà au xvie siècle un secret ressort de la pensée, la Melancholia. Un manquant fait écrire. Il ne cesse de s’écrire en voyages dans un pays dont je suis éloigné [21] ».

1’) L’autre

L’altérité est probablement la catégorie la plus fondamentale de la pensée certalienne. En effet, elle commande toutes les autres. Il est significatif que Jeremy Ahearne ait donné comme sous-titre à son ouvrage de présentation de Michel de Certeau : Interpretation and its Others [22]. Pour lui, en effet, la « ligne transversale » unifiant « la multiplicité des engagements de Certeau » est l’altérité, qui elle-même est plurielle : « l’altérité sociale ou historique », l’« Autre transcendant », l’« ‘autre’ projeté », etc. [23]

Encore faut-il bien comprendre : cette altérité est absolue, elle établit une équivocité entre le même et ce qui n’est pas même. Cette rupture va se vérifier aux différents plans où l’altérité s’exerce : du côté du sujet (du point de vue de l’histoire : passé, du point de vue ontologique : le manque et le néant ; combinant les deux points de vue : la rupture instauratrice) et du côté du sujet (du point de vue éthique : le voyage, du point de vue épistémologique : le croire) ?

Déclinons ces différentes altérités.

2’) Le passé

Comme tout spécialiste de l’histoire des idées et des institutions, Michel de Certeau est passionné par le passé. Mais son regard sur le passé n’est pas neutre. Pour lui, le passé, c’est ce qui est définitivement passé : « Le passé n’est définitivement fixé que quand il n’a plus d’avenir [24] ». Ce qui ne se répète plus, ce que l’on ne peut jamais absolument rejoindre. Or, le monde actuel dans lequel je vis et que je rejoins est celui du même. Donc, le passé apparaît, une nouvelle fois, comme l’une des figures de l’altérité : « Ce respect de l’altérité du passé, Certeau l’associait à la nécessité pour l’historien, de narrer la confrontation avec l’irréductible étrangeté de ce passé même. Ainsi pratiquée, cette relation à l’altérité était au fondement de sa pensée, de ce qu’il nommait souvent ‘hétérologie’ [25] ».

Pour Certeau, « l’histoire implique une relation à l’autre, en tant qu’il est absent, mais un absent particulier, celui qui ‘a passé’, comme le dit la langue populaire [26] ».

La conséquence de cette rupture irréversible avec le passé est que celui-ci est à jamais inintelligible en lui-même, inaccessible. Or, à la continuité s’oppose la discontinuité qui est création. Il nous reste donc comme seule tâche de réinventer le passé. La tradition devient dès lors création : « La tradition ne peut qu’être morte si elle reste intacte, si une invention ne la compromet pas en lui rendant la vie, si elle n’est pas changée par un acte qui la recrée ; mais chaque fois elle renaît des questions et des urgences qui font irruption [27] ». Dit autrement, « faire de l’histoire » ne saurait reproduire le passé : comme le dit Geffré, « La reconstruction du passé est moins importante que la nouvelle intelligence du présent que nous procure la rupture avec le passé [28] ».

3’) Le manque

On trouve souvent sous la plume certalienne des termes tels que : l’autre, le différent, l’évanescent, la trace, la rupture instauratrice, la mort, la sépulture. Or, tous ces termes ont en commun de célébrer l’absent. Lisons le texte suivant :

 

« Les créations successives de la foi, en des conjonctures nouvelles, n’en ont pas moins pour effet de préciser, au fur et à mesure de la distance prise à l’égard des origines, d’une part le sens de la ‘coupure’ initiale, et d’autre part les règles d’une fidélité définie en termes de compatibiltiés ou d’incompatibilités. Cette explicitation objetive postule la relation à l’événement différent (pasé) qui rend possibles d’autres expressions. Elle en est l’indication, mais non la réalité. Car jamais ni d’aucune manière, la croyance chrétienne n’est identifiable à al somme totale, ou à un corollaire théorique, ou à une conclusion pratique du travail accompli pendant le temps qui la sépare des origines. Certes, elle laisse chaque fois la trace objective d’une ‘fidélité’. Mais cette fidélité même n’est pas d’un ordre objectif. Elle est liée à l’absence de l’objet du ‘particulier’ qui l’instaure. Elle a d’ailleurs son premier énoncé (après la disparition de Jésus) avec l’écriture posant comme sa condition mêem la mort par laquelle le ‘fils de l’homme’ s’efface pour rendre un témoignage fidèle au Père qui l’autorise et pour ‘donner lieu’ à la communauté fidèle qu’il rend possible [29] ».

 

En effet, au point de départ se trouve la mystique. L’on sait quelle attention Certeau a portée à la mystique des xvie et xviie siècles [30]. Or, la mystique vise un objet manquant, quoique nécessaire. Dit autrement, l’Autre est absent. « Peut-être faut-il mettre entre parenthèses l’hypothèse […] selon laquelle l’expérience individuelle serait une chose saisissable derrière les textes. En réalité, n’est lisible, de chaque expérience spirituelle, que ce qui en est reçu. Et ce qui en est reçu à tel moment, c’est un état du texte [31] », ainsi qu’on va bientôt le dire. Cette thèse de l’absence de l’autre est d’inspiration structuraliste et lacanienne. Décisive, elle commande toute l’anthropologie.

Michel de Certeau donne la belle image de « Robinson Crusoé sur la grève de son île, devant ‘le vestige d’un pied nu empreint sur le sable’ ». Il explique :

 

« A partir d’empreintes définitivement muettes (ce qui a passé ne reviendra plus, et la voix est à jamais perdue), se fabrique une littérature : elle construit une mise en scène de l’opération qui confronte l’intelligence à cette perte. Ainsi se produit le discours qu’organise une présence manquante [32] ».

4’) Le néant

Pour Certeau, le néant doit se comprendre non comme une absence, un rien, mais comme un néant par excès. Alors, ce néant peut être fondateur. C’est ce que montre un texte qui noue de manière audacieuse mourir, croire et parler. Or, si la mort est figure du néant, croire et parler sont des actes positifs :

 

« Il y a […] Une coïncidence première et dernière entre mourir, croire et parler. En effet, tout au long de ma vie, je ne puis finalement croire qu’à ma mort, si ‘croire’ désigne une relation à l’autre qui me précède et ne cesse d’advenir. Il n’y a rien d’aussi ‘autre’ que ma mort, index de toute altérité. Mais rien non plus ne précise mieux la place d’où je puis dire mon désir de l’autre, ma gratitude d’être – sans garant ni bien à offrir – reçu dans le langage impuissant de son attente ; rien donc ne définit plus exactement que ma mort ce que c’est que parler [33] ».

 

Ce texte montre aussi, ainsi que nous le redirons, que le privilège particulier accordé au néant, ici à la mort est liée à sa plus grande altérité. C’est donc que celle-ci constitue la catégorie centrale.

La conséquence en est que le sujet comme la morale demeurent pertinents. En effet, le néant à lui seul est opposé au sujet qui est un être structuré. Mais le néant est fondateur. Or, la fondation n’est pas le fondé. Analogiquement, il en est de même de la relation entre l’inconscient et la morale.

Un signe en est d’ailleurs la proximité entre Michel de Certeau et Stanislas Breton.

5’) La rupture instauratrice

La cause en est que l’origine fondatrice est à jamais cachée : « L’événement [fondateur] se déploie (il se vérifie) sur le mode de disparaîter dans les différences qu’il rend possibles. Le rapport à ‘l’origine’ est un procès d’absence [34] ».

Voici ce qu’affirme Certeau sur l’écriture : « Pourquoi écrire, sinon au titre d’une parole impossible ? » En effet, « au commencement de l’écriture, il y a une perte ». Pourquoi ? « Ce qui ne peut se dire – une impossible adéquation entre le présence et le signe – est le postulat du travail toujours recommençant qui a pour principe un non-lieu de l’identité et un sacrifice de la chose [35] ».

Et cette rupture est instauratrice parce que le néant est créateur. Je me demande si on ne trouve pas là une influence de Lacan et de sa rupture initiale avec l’origine à jamais inaccessible, mais une rupture qui crée, qui instaure. On se souvient du mot de Lacan : « Il faut que la chose se perde pour être représentée [36] ».

6’) Le voyage

Pourquoi cette omniprésence du thème du voyage chez Certeau ? Car le voyage évoque la relation à l’impensé. Or, on a vu que tout discours pensé fait signe vers cet impensé. Certeau dit : « Penser, […] c’est passer, c’est interroger cet ordre, s’étonner qu’il soit là, se demander ce qui l’a rendu possible, cherchant en parcourant ses paysages les traces des mouvemetns qui l’ont formé, et découvrir dans ces histoires supposées gisantes ‘comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement’ [37] ».

L’altérité dynamique prend la figure du voyage. Or, ce thème est fréquent sous la plume de Certeau. Comme l’écrit Luce Giard à propos de Certeau, dans un texte qui porte justement sur l’altérité : « Il avait commencé le voyage intérieur, plus tard extériorisé, pour devenir ‘un étranger chez soi, un ‘‘sauvage’’, au milieu de la culture ordinaire’, transformant l’ ‘appel missionnaire’ de l’enfance en une pratique mystérieuse de l’écart (‘faire un pas de côté’, disait-il) et du transit, pour se soustraire à la ‘logique du propre’, itinérant à travers les lieux, les savoirs, les institutions et les cultures [38] ».

7’) Primat de l’acte sur le contenu

Une conséquence de cette primauté accordée à l’absence autant qu’une confirmation en sont que, pour Certeau, le croire chrétien consiste dans un acte et non dans un contenu. Se refusant à toute rationalisation de la foi, le jésuite estime que les articles de foi ne peuvent être l’objet d’un savoir. La preuve en est les mystiques. En effet, ceux-ci vivent en confessant ou en priant. Or, la prière, ici l’invocation, est un en-deça, autant qu’un au-delà du discours rationnel. C’est ce qu’exprime un texte important :

 

« De diverses manières, l’énonciation qui détermine les élaborations ‘spriituelles’ part du postulat que l’acte de connaître se situe dans le champ de la prière (ou, comme le disait déjà saint Anselme, dans le champ de l’invocatio). L’allocution est pour le savoir sa condition et son commencement. Elle lui donne la formalité d’un ‘parler à’, qui est aussi un ‘croire en’ (credere in). La science mystique s’interroge donc en même temps la nature de la parole (venue d’une voix), celle de la croyance (attention d’une oreille, fides ex auditu) et celle du savoir. Elle s’arrête là, sur le seuil où la possibilité de parler mesure une possibilité de connaître : comment l’allocution peut-elle donner naissance à un savoir de l’autre ? […] Cinq siècles après [Anselme], l’invocation continue à surplomber le champ où peut se développer une rationalité de la foi, et cela reste encore vrai aujourd’hui pour une théorie de l’amour. Mais elle a cessé de s’articuler sur le double postulat, épiphanique et allocutoire, qui l’autorisait chez Anselme. La condition même de la connaissance devient le problème sur lequel bute et se polarise la pensée mystique. De ce commencement ‘tout le reste’ dépend [39] ».

8’) Le croire

Le croire est, pour Certeau, une catégorie fondamentale. Avant même de revêtir une signification religieuse, elle fait sens au plan humain, par exemple pour le fonctionnement de l’institution : « Toute autorité repose sur une adhésion. Proudhon dit même qu’elle est ‘matière de foi’ et qu’elle a pour fondement une ‘croyance’ [40] ». En effet, l’autorité, le vivre-ensemble suppose une communication et celle-ci une confiance, une crédibilité.

En quoi consiste le croire ? Il est irréductible au savoir. Et cela, justement à cause de l’autre. Celui-ci est de l’ordre du même et celui-là de l’ordre de l’autre. En effet, la réflexion sur le croire comme acte

 

« n’implique d’aucune manière que le sujet maîtrise ou contrôle ce qu’il croit, puisqu’elle analyse au contraire les manières dont s’inscrit, dans le langage et dans l’action, le rapport du sujet avec ce qui lui échappe – c’est-à-dire avec l’autre, sous des formes inter-relationnelles (la relation à autrui), temporelles (la loi d’une durée) et pragmatiques (la résistance des choses). A cet égard, l’acte de croire apparaît comme une pratique de l’autre [41] ».

 

De même, le savoir est de l’ordre de la continuité, de la maîtrise et de l’institution et celui-là de l’ordre de la rupture, de la démaîtrise et du hors-contrat : « Croire, c’est ‘venir’ ou ‘suivre’ (geste marqué par une séparation), sortir de son lieu, être désarmé par cet exil hors de l’identité et du contrat, renoncer à la possession et à l’héritage, pour être livré à la voix de l’autre et dépendant de sa venue ou de sa réponse [42] ». On exprime ainsi le croire dans les termes de l’exil et du voyage dont nous verrons l’importance.

Mais le croire est constitutivement faible. Pourquoi ? Parce qu’il se fonde sur une parole ; or, toute parole est cryptée et son interprétation risquée. Lisons la fin du livre La faiblesse de croire : Lisons pour finir la dernière page de La faiblesse de croire. Certeau montre que celle-ci est à la fois consubstantielle à la foi vécue, mais aussi présente une spécificité aujourd’hui :

 

« La foi chrétienne est expérience de fragilité, moyen de devenir l’hôte d’un autre qui inquiète et fait vivre. Cette expérience n’est pas nouvelle. Depuis des siècles, des mystiques, des spirituels la vivent et la disent. Aujourd’hui, voici qu’elle se fait collective, comme si le corps tout entier des Eglises, et non plus quelques-unes individuellement blessés par l’expérience mystique, devait vivre ce que le christianisme a toujours annoncé : Jésus-Christ est mort. Cette mort n’est plus seulement l’objet du message concernant Jésus, mais l’expérience des messagers. Les Eglises, et non plus seulement le Jésus dont elles parlent, semblent appelées à cette mort par la loi de l’histoire. Il s’agit d’accepter d’être faible, d’abandonner les masques dérisoires et hypocritse d’une puissance ecclésiale qui n’est plus, de renoncer à la satisfaction et à la ‘tentation de faire du bien’. […]

« Nul homme n’est chrétien tout seul, pour lui-même, mais en référence et en lien à l’autre, dans l’ouverture à une différence appelée et acceptée avec gratitude. Cette passion de l’autre n’est pas une nature primitive à retrouver, elle ne s’ajoute pas non plus comme une force de plus, ou un vêtement, à nos compétence et à nos acquis ; c’est une fragilité qui dépouille nos solidités et introduit dans nos forces nécessaires la faiblesse de croire. Peut-être une théorie ou une pratique devient-elle chrétienen lorsque, dans la force d’une lucidité et d’une compétence, entre comme une danseuse le risque de s’exposer à l’extériorité, ou la docilité à l’étrangeté qui survient, ou la grâce de faire place – c’est-à-dire de croire – à l’autre. Ainsi ‘l’itinérant’ d’Angelus Silesius, non pas nu, ni vêtu, mais dévêtu : ‘Vers Dieu je ne puis aller nu mais je dois être dévêtu’ [43] ».

 

D’où aussi l’importance donnée à l’appel évanescent [44].

9’) La parole, l’écrit et la commuanauté

S’enchaînent alors trois concepts. Tout d’abord, l’expérience s’inscrit dans une parole. La question de la parole se comprend d’abord à partir de l’expérience : « l’expérience s’inscrit dans un langage [45] ». Or, on a vu que cette expérience renvoie à l’autre absent. Voilà pourquoi, chez Certeau, l’énonciation (Dass) est toujours première à l’égard de l’énoncé, le comment (Wie) prime le contenu (Was) [46]. Dit autrement il existe une brisure entre le référent et le signifiant [47]. Certeau parle aussi d’une blessure : « l’énonçable continue d’être blessé par un indicible [48] ». Il court alors le risque de réduire tout objet, tout événement, tout être au langage, comme chez Lacan : « Faute de pouvoir être la réalité, l’objet des sciences dites ‘humaines’ est finalement le langage, et non l’homme [49] ».

Or, on a vu que la parole renvoie à l’absence ; de même l’écrit : « le texte lui-même fonctionne donc comme une attente de l’autre, un espace ordonné par le désir [50] ». Donc, cette parole elle-même demande l’écrit, le corps de l’écriture.

Enfin, Le corps de l’écriture s’inscrit aussi dans le corps d’une communauté. Le terme « corps » prend donc ici un sens analogique, désignant à la fois le somâ, l’écriture et le corps social.

10’) Entre optimisme scientiste et pessimisme antiscientifique, la fête scientifique

Il y aurait à retrouver la notion de « fête scientifique », ainsi que le propose un ouvrage de Georges Thill [51], remarquable mais difficile [52].

Il prend d’abord le temps de détailler ce qu’est le labeur scientifique. A partir d’un exemple concret emprunté à la physique particulaire, la physique des hautes énergies, il montre que la science est d’une part une œuvre commune d’invention qui joint certains chercheurs sur-doués et le travail routinier de travailleurs modestes, d’autre part, autant un labeur spéculatif qu’une œuvre humaine. Le travail conjugue aussi le nécessaire prévisible et l’imprévu, l’accidentel. Les décisions sont aussi importantes que les actes de la raison. Ainsi, l’expérience proposée consiste à exposer la chmabre à bulle remplie de deutérium à un faisceau de mésons K + donné par le synchroton du cern. Or, en état méta-stable, le passage des particules chargées provoque l’apparition de bulles qui visibilisent la trajectoire et la rendent photographiable. Il reste après à interpréter les résultats. Mais, ce que Thill n’avait pas prévu, le faisceau de mésons K + contenait une forte proportion d’autres particules. Il doit alors fixer, de manière arbitraire mais pas absurde, la valeur moyenne de la contamination [53]. C’est donc que l’expérience de physique est aussi une aventure où l’imprévu et la décision ont leur part.

En effet, selon l’élaboration proposée par Michel de Certeau, « faire la fête » [54], c’est opérer une rupture instauratrice, qui est aussi une promesse d’une communion meilleure ; mais ce qui ouvre des possibles mobilise l’espérance. Or, si la société vit d’une telle espérance, la science de même. Aussi, le scientifique doit-il redécouvrir le sens de la fête ici qualifiée de scientifique.

Cette fête se reconnaîtra à une joie réelle : la joie de connaître, mais aussi la joie du travail ensemble, la joie de la création où l’homme prend le risque de la rupture, dans l’espérance d’un mieux être-ensemble. [55] Ici, Thill reprend les acquis développés dans la première partie de son ouvrage. La fête permet ainsi de retrouver un certain optimisme réaliste qui accepte de rompre avec un discours prétendument clos, d’accepter l’inachèvement de la science, de l’ouvrir à un avenir et une espérance, enfin de la rendre à la communauté des hommes. La fête scientifique autorise donc une double réconciliation : avec la faillibilité et avec l’humanité.

Enfin, en troisième partie de son ouvrage, Thill fait appel à la foi, montrant que la rupture instauratrice vaut aussi pour elle.

 c) Synthèse

Sylvain Destrempes a présenté une synthèse pédagogique de l’œuvre de Michel de Certeau [56]. Voici l’articulation de ses thèses principales :

  1. La mystique est expérience. 2. Cette expérience est celle d’une absence. 3. Or, cette absence commande le désir. 4. Par ailleurs, l’expérience s’inscrit dans une parole. 5. Or, cette parole elle-même demande l’écrit, le corps de l’écriture. 6. Le corps de l’écriture s’inscrit aussi dans le corps d’une communauté. Le terme « corps » prend donc ici un sens analogique.

4) Reprise dans l’optique de la blessure et du don

a) En négatif

1’) L’effacement du don 2 et de la relation fond-manifestation

De même que, pour Ricœur, le cogito est blessé et, pour Foucault, le sujet est blessé (à mort), de même, pour Michel de Certeau, le discours est blessé [57].

En effet, l’écriture est irréversiblement marquée par le manque. Cela, pour au moins deux raisons : a) l’écrivain n’est plus ; b) de même, ce qui est raconté n’est plus ; il appartient au passé ; et celui-ci est irréversiblement passé, aux deux sens du terme. Or, le manque de la parole fait naître l’écriture : a) car il faut donner du sens à un texte qui ne peut faire appel à son auteur pour se justifier ; l’intention est toujours à déchiffrer, à interpréter ; b) car on ne peut vivre sans racine, sans document du passé. C’est donc que du néant surgit un sens, d’un absent naît une histoire. L’absent fait parler. D’où le néant créateur.

Et ce manque est celui d’une origine à jamais perdue. Pour moi, le don 1 s’inscrit dans le cœur du don 2 et se manifeste. Même si jamais le Don 1 ne s’épuise dans ses manifestations ni ne peut se maîtriser. La conséquence en est une rupture entre la manifestation et le fond.

2’) Conséquences

Du coup, les énoncés doctrinaux ne me disent plus rien du mystère, voire le trahissent. « Il semble bien que l’expérience fondamentale de la foi ne se trouve plus aux mêmes endroits que le langage religieux. Voilà le fait massif : le christianisme objectif se folklorise, il se détache de la foi pour appartenir à la culture et, dans une évolution générale, il fournit des symboles ou des métaphores à certains secteurs en crise [58] ». De même, relativisation extrême des énoncés : il faut étudier « le christianisme, une fois qu’on cesse de l’envisager comme une série d’énoncés et de représentations introduisant des réalités ‘profondes’ dans le langage, ou comme la somme de conséquences à tirer de quelques ‘vérités’ reçues [59] ».

Autre conséquence, logique : la disqualification du témoin qui, ne pouvant accéder à ce dont il témoigne, ne peut que trahir et mentir. C’est ce qu’affirme Michel de Certeau, comme un manifeste au début d’un de ses ouvrages : « Parler en professeur, ce n’est pas possible, quand il s’agit d’expérience. Je n’ose non plus dire que je parle en témoin. Qu’est-ce qu’un témoin, en effet ? Celui que les autrse désignent ainsi ? Quand il s’agit de Dieu, le témoin est désigné par qui l’envoie, mais il est aussi menteur ; il sait bien que, sans pouvoir parler autrement qu’il ne fait, il n’en trahit pas moins celui dont il parle. Incessamment, il est dépassé et condamné par ce qu’il atteste et ne pourrait nier. Il manquerait donc de vérité s’il se présentait tout de go comme un témoin [60] ». Et Royannais de commenter en estimant que les témoignages dans le Renouveau sont de l’impudeur obscène ; et il donne l’exemple du premier livre de Tim Guénard dont il dit qu’il est « d’une impudeur totale. Comment étaler ainsi le palpable d’une conversion alors que tant d’hommes et de femmes continuent à connaître l’irréversible du malheur dans leur histoire ? De même, les autocollants sur les pare-brises du genre : ‘Jésus a versé son sang pour toi’, comme une publicité qui exhibe. La vérité se décompose à être ainsi exposée [61] ».

Ce n’est pas un hasard si Certeau en vient à traiter de la pourriture dans « L’institution de la pourriture », in Histoire et psychanalyse.

Dieu est rejeté dans le pur silence. Il est un « signifiant ». Au nom de l’autre. A propos de la Montée du Carmel : « Pour ces mystiques, en effet, il y a toujours de l’autre, dont en principe rien ne leur revient. C’est de l’autre, sans revenu. Il ex-iste, sans nom et sans nommer [62] ». Mais c’est une lecture très sélective de saint Jean de la Croix : Certeau nie toute la donation effective de l’Esprit au fidèle, toute la communion établie par Dieu avec l’âme bien-aimée. Ce n’est pas un hasard si Certeau préfère lire la Montée du Carmel que La vive flamme d’amour (à vérifier).

Une autre conséquence en est la grande relativisation des hérésies ou de la catholicité. En effet, les hérésies relèvent de l’autre.

3’) Evaluation critique de la phrase conclusive de Faiblesse de croire

La dernière phrase de Silesius correspond véritablement au chemin de foi : c’est Dieu et non pas l’homme qui se dépouille (loi du don 1).

Il serait passionnant de comparer ce que Certeau de manière intellectuelle, mais aussi à partir d’une expérience très réelle de sa faiblesse et de la rencontre de l’autre, avec l’expérience ô combien réelle, mais aussi thématisée dans un dit, et surtout très purifiée, de mystiques comme Thérèse de l’Enfant-Jésus. Elle se sent petite et faible, comme elle ne cesse de le dire, voire, comme le dit de plus en plus. Pour autant, cette expérience n’est pas d’abord celle d’une absence, mais d’une présence. Car elle sait que, si elle ne tient pas Jésus, Jésus, lui, ne cesse de la tenir, dans l’espérance, autant que dans la foi. En outre, plutôt, l’équilibre entre nuit et présence est tenue avec une grande justesse, et d’ailleurs accompagnée d’une expérience affective de profondes paix et joie. Or, chez Certeau, l’insistance sur la mort du Christ, sa disparition, n’est pas assez équilibrée par la joie pascale. De même, la faiblesse du croire est aussi une force inouïe dont témoigne l’Ecriture : l’ancre, la stabilité du roc, etc.

De plus, l’objet du croire qui nous altère et nous affaiblit n’est pas Dieu mais seulement l’autre. Il y a là une réduction qui ne rend pas hommage à la spécificité de l’acte de foi comme ouverture à la Vérité de Dieu et à l’expérience de la foi face à l’obscurité autrement plus grande de Dieu. Car ce mystère vient de son infinité ; or, nul autre que Dieu ne peut y prétendre. A la limite, Certeau idolâtre Dieu. D’ailleurs, Certeau nomme les obstacles au fond très humains. Mais il ne nomme pas les obstacles spirituels, autrement profonds, comme l’acédie, l’amertume.

Par ailleurs, le sens de l’Eglise ne cesse de s’approfondir, sans aucune critique : au contraire, une fécondité à l’égard de l’œuvre du Christ ne cesse de croître. Ici, on ne peut s’empêcher de sentir un affadissement de la spécificité catholique.

4’) La « perséisation » du privatif

Michel de Certeau prête une attention trop unilatérale à la nouveauté, à la discontinuité, à ce qu’il appelle « la rupture instauratrice » : « Née de l’irruption soudaine d’une Parole dans l’histoire, la théologie doit à la vérité de son origine de se tenir attentive à tout ce qui survient, aux fractures qui se creusent, aux cris de ceux qui souffrent d’être exclus par d’autres, au désespoir qui s’exprime dans la violence des vaincus. […] Annoncer la Parole qui rend possible une existence nouvelle [63] ».

C’est oublier que le Verbe est aussi l’accomplissement d’une promesse, donc vient au terme d’un long processus d’enfantement. Dit autrement, la philosophie de la rupture se découvre une affinité inattendue avec le marcionisme !

Ainsi, de principe par accident, la privation devient principe par soi. Cette « perséisation » du privatif va jusqu’à une substantialisation du manque qui s’identifie au sujet, bref à une dialectique fasciné par le néant hégélien ou le rien heideggérien. La kénose se poursuit dans l’absence du corps ressuscité et devient le principe de la vie nouvelle dans le Christ :

 

« Le tombeau vide est la possibilité de la vérification qui se déploie dans l’ère de la parole et de l’Esprit […]. Mais le fondateur disparaît, impossible à saisir et à «retenir», à mesure qu’il prend corps et sens dans une pluralité d’expériences et d’opérations «chrétiennes» [64] ».

 

Michel de Certeau a étudié le « Principe et fondement » d’Ignace dans un article au titre suggestif : L’espace du désir [65]. « Il y a de l’Autre, mais il n’y a rien à en attendre sinon le désir qui s’instaure d’en être privé [66] ».

b) En positif

L’un des mérites de la pensée de Certeau est d’avoir rappelé combien l’Eucharistie est une nourriture, présente cette dimension incarnée. Et la nourriture conjoint la distance et la relation [67].

Par ailleurs, il pas impossible de trouver une trace du don. En effet, le discours pointe toujours vers un au-delà de la maîtrise évidente et de l’apparent, vers une trace. Or, cette trace est aussi fondatrice, originaire. Or, le fondement, l’origine est donateur. Voilà pourquoi, dans un texte cité ci-dessus, il est dit que la parole dit la « gratitude d’être [68] ». La différence est seulement que l’origine est inaccessible, à jamais. La rupture interdit à jamais de rejoindre notre principe ; or, il est aussi notre terme.

Bibliographie

Biographie

François Dosse, Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002.

Primaire

Secondaire

Autour de Michel de Certeau. Le marcheur blessé. Numéro spécial de Recherches de science religieuse, 91 (octobre-décembre 2003) n° 4.

– Sylvain Destrempes, « L’altérité dans le discours mytique selon Michel de Certeau », Science et Esprit, 57 (2005) n° 2, p. 141-158.

– Luce Giard et Pierre-Jean Labarrière (éds.), Histoire, mystique et politique. Michel de Certeau, Grenoble, Jérôme Millon, 1991.

– Philippe Lécrivain, « Faire de l’histoire et de la théologie avec Michel de Certeau (1925-1986) », Archives de philosophie, 63 (2000), p. 249-253. Sur sa biographie intellectuelle.

Stella Mora, « Pas sans toi ». Testo, parola e memoria verso una dinamica delle esperienza ecclesiale negli scritti di Michel de Certeau, coll. « Tesi Gregoriana-Serie teologia » n° 109, Roma, PUG, 2004.

Stella Mora a médité vingt ans sur les œuvres de Michel de Certeau avant de rédiger cette thèse, dont elle reconnaît elle-même que la lecture est difficile. Elle y montre notamment que l’un des points problématiques de la pensée du jésuite est ce que l’on pourrait appeler un hiatus entre fides qua et fides quae. D’un côté, Cerveau affirme que la pauvreté est quasiment un caractère structurant du croyant d’aujourd’hui ; elle se concentre dans la rupture fondatrice ou instauratrice ; elle se résume dans le mot qui donne son titre à l’ouvrage : « Pas sans toi », c’est-à-dire « pas sans l’autre », « pas sans le non-moi ». De l’autre, et par conséquent, cette foi légère et joyeuse est un passage à l’infini, sans but défini. Cet art de croire n’a plus d’objet ni de fin, il est livré à l’interprétation personnelle, sans relation précise avec les institutions croyantes, ecclésiales [69].

Jacques Le Brun montre l’originalité de l’approche de Michel de C, à l’égard du 20è siècle.

– Sophie Peccoud, « Michel de Certeau et la fable mystique », Théophilyon, III-2 (1998), p. 331-380.

– Patrick Royannais, L’acte de croire : « l’anthropologie du croire » et le croire chrétien, Thèse de doctorat conjoint d’Histoire des religions et anthropologie religieuse à Paris iv et de théologie de l’Institut catholique de Paris, juin 2002.

Pascal Ide

[1] Michel de Certeau, La faiblesse de croire, p. 288.

[2] Sur la vie de Michel de Certeau, cf. François Dosse, Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002.

[3] F. C. Bauerschmidt, « Michel de Certeau, Theologian », The Certeau Reader, Oxford, Backwell publishers, 2000, p. 211.

[4] Michel de Certeau, La possession de Loudun, p. 219.

[5] Antoine Lion, « Le discours blessé. Sur le langage mystique selon Michel de Certeau », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 71 (1987), p. 405-420, ici p. 405. Cf. Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse. Entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 15-65.

[6] Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 20.

[7] Michel de Certeau, La possession de Loudun, p. 328.

[8] Michel de Certeau, La fable mystique, p. 23.

[9] Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 21990, p. XLVI.

[10] Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, p. 21.

[11] Michel de Certeau, La culture au pluriel, 1974, Paris, Christian Bourgois, 2ème éd., 1993, p. 17.

[12] Michel de Certeau, La faiblesse de croire, p. 79.

[13] Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse. Entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 18.

[14] Interview de Michel de Certeau, Le Nouvel Observateur, 25 septembre 1982, p. 118-121.

[15] M.-F. Bruneau, « La mystique et les sciences de l’autre », Rue Descartes, n° 25 (1999), A partir de Michel de Certeau : de nouvelles frontières, p. 21-22.

[16] R. Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétudes, Paris, Albin Michel, 1998, p. 162.

[17] Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, p. 272-273.

[18] Michel de Certeau, La possession de Loudun, Paris, Julliard, 1970, p. 9.

[19] Michel de Certeau, La fable mystique, p. 217.

[20] F. C. Bauerschmidt, « Michel de Certeau, Theologian », art. cité, p. 209.

[21] Michel de Certeau, La fable mystique, p. 9.

[22] Jeremy Ahearne, Michel de Certeau. Interpretation and its Others, Polity Press, Cambridge, 1995.

[23] Ibid., p. 4.

[24] Michel de Certeau, La faiblesse de croire, p. 70. Citant Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique, Paris, Plon, 1965, p. 16.

[25] R. Terdiman, « Une mémoire d’éveilleur », Michel de Certeau, Cahiers pour un temps, Paris, Centre Georges Pompidou, 1987, p. 96. Cf. le titre significatif d’un recueil de textes de Michel de Certeau publié aux Etats-Unis : Michel de Certeau, Heterologies. Discourse on the Other, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1986.

[26] Michel de Certeau, L’absent de l’histoire, p. 173.

[27] Michel de Certeau, La faiblesse de croire, p. 69.

[28] Claude Geffré, « Le non lieu de la théologie », in Coll. édité par Claude Geffré, Michel de Certeau ou la différence chrétienne, Paris, Le Cerf, 1991, p. 166.

[29] Michel de Certeau, La faiblesse de croire, Paris, Esprit-Seuil, 1987, p. 212.

[30] Cf. Michel de Certeau, La fable mystique. xvie-xviie siècle, Paris, Gallimard, 1982.

[31] Michel de Certeau, L’absent de l’histoire, Tours, Mame, 1973, p. 44.

[32] Michel de Certeau, L’absent de l’histoire, Tours, Mame, 1973, p. 8-9.

[33] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, p. 281.

[34] Michel de Certeau, La faiblesse de croire, p. 214.

[35] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, p. 282.

[36] Jacques Lacan, Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 276.

[37] Histoire et psychanalyse, p. 52. Cite Michel Foucault, Histoire de la sexualité. II. L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 15.

[38] Luce Giard, « La passion de l’altérité », Michel de Certeau. Cahiers pour un temps, Paris, Centre Georges Pompidou, 1987, p. 33.

[39] Michel de Certeau, La fable mystique, p. 220-221.

[40] Culture au pluriel, p. 29.

[41] « L’institution du croire », 1983, p. 62.

[42] La faiblesse de croire, p. 302.

[43] La faiblesse de croire, p. 313-314. Citant L’errant chérubinique, I, 297.

[44] Cf. La faiblesse de croire, p. 288-290.

[45] Michel de Certeau, L’absent de l’histoire, p. 155.

[46] Michel de Certeau, La fable mystique, p. 226.

[47] Cf. La fable mystique, p. 201.

[48] La fable mystique, p. 106.

[49] Michel de Certeau, La faiblesse de croire, Paris, Seuil, 1987, p. 199.

[50] « L’espace du désir », Christus, 277 (1973), p. 118-128, p. 127

[51] La fête scientifique. D’une praxéologie scientifique à une analyse de la science chrétienne, coll. « Bibliothèque des sciences religieuses », Paris, Aubier-Montaigne, Le Cerf et Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1973.

[52] L’appel à Michel de Certeaux semble excessif ; le vocabulaire tant scientifique que philosophique aurait pu être simplifié.

[53] Ibid., p. 61-66.

[54] Cf. Michel de Certeau, « L’imaginaire de la ville », in La culture au pluriel, coll. « 10/18 », Paris, UGE, 1974. « La rupture instauratrice ou le christianisme de la culture contemporaine », in Esprit, juin 1971, n° 404, p. 1177-1214.

[55] Cf. Georges Thill, La fête scientifique, op. cit., p. 165.

[56] Sylvain Destrempes, « L’altérité dans le discours mytique selon Michel de Certeau », Science et Esprit, 57 (mai-août 2005) n° 2, p. 141-158.

[57] Selon la belle expression d’Antoine Lion, « Le discours blessé. Sur le langage mystique selon Michel de Certeau », RSPT, 71 (1987), p. 405-420.

[58] Michel de Certeau et Jean-Marie Domenach, Le christianisme éclaté, Paris, Seuil, 1974, p. 14.

[59] La faiblesse de croire, p. 209. Souligné dans le texte.

[60] Michel de Certeau, L’étranger ou l’union dans la différence, nouvelle éd. établie et présentée par Luce Giard, Paris, DDB, 1991, p. 1.

[61] Patrick Royannais, L’acte de croire : « l’anthropologie du croire » et le croire chrétien, Thèse de doctorat conjoint d’Histoire des religions et anthropologie religieuse à Paris iv et de théologie de l’Institut catholique de Paris, juin 2002, p. 267, note 70.

[62] Histoire et psychanalyse, p. 162. Reprendre toute l’argumentation de la page.

[63] La faiblesse de croire, Paris, Esprit-Seuil, 1987, chap. 4.

[64] La faiblesse de croire, p. 213.

[65] Michel de Certeau, « L’espace du désir », Christus, 277 (1973), p. 118-128.

[66] Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 173.

[67] Cf. Stella Mora, « Pas sans toi ». Testo, parola e memoria verso una dinamica delle esperienza ecclesiale negli scritti di Michel de Certeau, coll. « Tesi Gregoriana-Serie teologia » n° 109, Roma, PUG, 2004.

[68] Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, p. 281.

[69] Cf. Stella Mora, « Pas sans toi ». Testo, parola e memoria verso una dinamica delle esperienza ecclesiale negli scritti di Michel de Certeau, coll. « Tesi Gregoriana-Serie teologia » n° 109, Roma, PUG, 2004.

9.12.2021
 

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