Messiaen et la musique sacrée

Pascal Ide, « Messiaen et la musique sacrée », in Académie nationale Sainte Cécile, Conseil pontifical de la Culture et Institut pontifical de Musique sacrée, La musica sacra nelle chiese cristiane. Actes du Congrès international d’études, Rome, 25-27 janvier 2001, Bologne, Alfa Studio, 2002, p. 187-196.

« Si le grand Jean-Sébastien Bach peut être considéré théologiquement parlant comme le musicien de la Parole – et cela, Messiaen l’est aussi, ô combien ! – l’auteur de la Transfiguration de Notre Seigneur Jésus-Christ doit en plus être considéré comme le musicien de la « sacramentalité » de l’Eglise [1]« .

Olivier Messiaen (10 décembre 1908 – 27 avril 1992) a-t-il quelque chose à apporter à la musique sacrée ? [2]

De prime abord, la réponse semble être décevante, voire négative. La Constitution Sacrosanctum Concilium, comme on le sait, définit la musique sacrée non plus par son contenu ou par ses règles, mais par sa finalité : « La musique sacrée sera d’autant plus sainte qu’elle sera en connexion plus étroite avec l’action liturgique [3] ».

Or, dans la conférence qu’il donna à Notre-Dame de Paris, le 4 décembre 1977 [4], Messiaen dit deux choses qui ne semblent pas en harmonie avec l’affirmation conciliaire : d’abord, de musique liturgique, « il n’y en a qu’une : le plain-chant » ; de plus, et cette seconde assertion aggrave la difficulté, « la musique religieuse est au-dessus de la musique liturgique ».

Passons certaines explications plus circonstancielles : sans doute Messiaen fut-il déçu par certaines innovations liturgiques, par la suppression des Vêpres à la paroisse de la Trinité, etc. Je répondrai en faisant appel à trois niveaux d’explication.

1) Messiaen et la liturgie au sens strict

Considérons en premier lieu la liturgie au sens strict du terme. Olivier Messiaen est un des organistes dont l’activité liturgique fut la plus longue et la plus constante. Il a officié pas moins de soixante-et-un ans, jusqu’à sa mort, au Grand-Orgue de la Trinité (qu’il chérissait « comme un fils », selon ses propres mots). Voici ce qu’il dit de sa fonction d’organiste : « Je suis attaché à participer comme organiste à l’office dominical. Je suis à ce moment-là en étroite liaison avec ce qui se passe à l’autel, presque comme un prêtre. […] Pendant l’office, je participe au mystère qui se déroule, celui qui s’inscrit dans la consécration du pain et du vin, celui de la transsubstantiation. Il y a là le Saint-Sacrement présent pendant que j’improvise, et je sais que dans ces conditions, ce que je fais est meilleur qu’en concert [5] ». Or, le mystère auquel il participe, le musicien le médite et s’en inspire. On sait avec quelle joie il a lu l’ouvrage de Dom Columba Marmion, Le Christ dans ses mystères qui fut décisif pour sa compréhension de la liturgie [6] ; il se serait sans doute fort réjoui de la béatification du Père Abbé de l’Abbaye de Maredsous en l’Année jubilaire qui vient de s’achever.

Il n’empêche que les œuvres proprement liturgiques de Messiaen, celles qui furent composées en vue d’être interprétées dans le cadre de l’acte liturgique, sont très rares. Il y en a deux.

La première est la pièce pour chœur mixte a cappella, O sacrum convivium (1937) : bien que sa prime destination fût l’office des secondes Vêpres de la solennité de la Fête-Dieu, il arrive qu’on chante cette pièce dont les paroles sont reprises à saint Thomas d’Aquin (« Ô banquet sacré… ») en action de grâces après la communion eucharistique.

La seconde œuvre est le recueil pour orgue intitulé La messe de la Pentecôte (1950). En effet, bien qu’elle n’ait pas connu de première audition officielle, Messiaen l’a conçue, selon ses propres termes pour que sa durée coïncide avec celle « d’une messe basse et ses divisions essaient de coïncider avec celles de l’office ». De plus, le dimanche de Pentecôte 1951, il l’inséra discrètement dans l’office, à la paroisse de la Sainte-Trinité. Enfin, il dit de cette œuvre qu’elle est « le résumé de toutes ses improvisations réunies ».

Par ailleurs, un certain nombre d’autres pièces pour orgue peuvent être exécutées durant la messe : soit des pièces isolées (comme Le Banquet céleste de 1928), soit des pièces prises à des grands cycles (comme L’Ascension de 1934 ou le Livre du Saint Sacrement de 1984). Enfin, des morceaux qui ne sont pas exécutables dans le cadre de la liturgie d’Eglise portent le terme même de liturgie : Liturgie de cristal (Quatuor pour la fin du Temps, 1941), Trois petites liturgies de la Présence divine (1944).

2) La conception messiaenesque de la musique

Cette première réponse est superficielle. Demandons-nous plutôt : quelle est, pour Messiaen, la relation existant entre la musique et le sacré ? [7] Nous verrons ainsi que maintenant, à l’opposé, c’est toute la musique de Messiaen qui est comme informée par sa foi et que l’on pourrait qualifier de sacrée (ou de théologique).

Commençons par deux témoignages bien connus de Messiaen lui-même : « Je suis né croyant. Je n’aurais peut-être rien composé si je n’avais pas eu cette grâce ». « La première idée que j’ai souhaité exprimer [dans mes œuvres], et de loin la plus importante, c’est l’existence des vérités de la foi catholique ». Ces deux paroles qui ne sont pas des hapax, nous indiquent la direction : le regard de Messiaen est théologal, au sens propre du terme.

a) Les trois célébrations de la musique

La musique messianesque chante tous les ordres (pour parler comme Pascal) de la réalité : Dieu, l’homme et la nature. Or, pour Messiaen, ces trois ordres de réalité ne sont pas séparés, mais intimement connectés. Sa musique de même : en ce sens, on peut la dire sacrée ou religieuse, même si nous verrons plus loin que ce ne sont pas les mots les plus adéquats. Donnons-en quelques exemples.

  1. Messiaen a longuement composé sur le Mystère de Dieu en lui-même (sa nature infiniment simple, la Sainte Trinité, etc.) et en son économie (la création, l’Incarnation, la Rédemption, l’envoi de l’Esprit-Saint, etc.). Cela est bien connu.
  2. La nature lui parle de Dieu. Messiaen ne met en musique la nature visible que pour louer l’Invisible.

En effet, la musique de Messiaen est douée d’une puissante capacité évocatrice. Utilisant toutes les ressources de timbre, de rythme, de mélodie que lui offrent les instruments et ses immenses connaissances, Messiaen a représenté les montagnes, les torrents, les étoiles et bien entendu les oiseaux.

Or, la nature rime pour lui avec créature. Commentant la dixième pièce, intitulée La Grive des bois, de son œuvre Des canyons aux étoiles (pour orchestre), Olivier Messiaen dit en un dense texte qui résume toute sa théologie de la création et de la rédemption : « Pour moi, le chant de la Grive des bois symbolise cet archétype que Dieu a voulu pour nous dans la prédestination, que nous déformons plus ou moins au cours de la vie terrestre, et qui ne se réalise pleinement que dans notre vie céleste, après la résurrection ». Il ajoute, se fondant sur Ap 2,17 : « Le nom nouveau est gravé sur la pierre, le modèle éternel est retrouvé ». Autre exemple, à propos de la première pièce déjà citée du Quatuor pour la fin du Temps, la Liturgie de cristal : « Entre trois et quatre heures du matin, le réveil des oiseaux : un merle ou un rossignol soliste improvise, entouré de poussières sonores, d’un halo de trilles perdus très haut dans les arbres. Transposez cela sur le plan religieux : vous aurez le silence harmonieux du ciel ».

  1. Messiaen n’oublie pas l’homme, notamment l’amour humain. S’inspirant du mythe de Tristan et Yseult, il a écrit trois pièces, le cycle Harawi, la Turangalîla-Symphonie et les Cinq Rechants que, dans son entretien avec le musicologue Claude Samuel, il appelle ces « trois Tristan [8]« : ces trois morceaux chantent en effet l’amour et la mort. Or, explique Messiaen, « un très grand amour est un reflet […] du seul véritable amour, l’amour divin [9]« .

À Claude Samuel qui lui décline les trois amours autour desquels sa « personnalité s’est cristallisée » – l’amour humain (symbolisé par Tristan), l’amour de la nature et l’amour divin, « notions de nature différente mais voisines pourtant » –, Messiaen répond : « Et finalement elles se résument en une seule et même idée : l’amour divin [10]! » Et dans Technique de mon langage musical, Messiaen parle de la nécessité « d’une musique vraie, c’est-à-dire spirituelle, une musique qui soit un acte de foi ; une musique qui touche à tous les sujets sans cesser de toucher à Dieu [11] ».

b) Les trois degrés de la musique

Après avoir craint que Messiaen n’ait rien à nous dire de la musique sacrée, nous pourrions être légitimement pris par un effroi opposé. À la limite, si Messiaen n’est pas soupçonnable de panthéisme, du moins ne confond-il pas les plans ? À ce propos, Messiaen a-t-il thématisé sa conception du sacré, comme il a conceptualisé sa technique musicale ?

Dans son monumental Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, dont quatre volumes et la première partie du cinquième sur sept ont été édités, Messiaen avait prévu d’écrire un texte introduisant la musique religieuse en préface au chapitre technique qu’il consacre au plain-chant dans le volume 4. Malheureusement, nous n’en avons que le plan. Yvonne Loriod, son épouse, a eu l’idée de donner, en lieu et place, des extraits de la conférence à Notre-Dame de Paris déjà citée. Elle répond succinctement mais exactement à la question que nous nous posons.

« La musique peut s’adapter au sacré de plusieurs façons », dit l’auteur de Saint François d’Assise qui traite donc de la musique sacrée. Tel étant le genre, il en distingue trois espèces : la musique liturgique, la musique religieuse et la musique qu’il qualifie parfois de « colorée ». Ce plan, qui « trahit ses préférences », selon ses propres mots, va comme en s’évasant : mais ici, contrairement à ce que nous apprend la logique élémentaire, l’extension va de pair avec la compréhension, puisque largeur et profondeur croissent de concert.

  1. On l’a vu, Messiaen identifie la musique liturgique au plain-chant. Mais il élargit d’emblée le cadre. En effet, « la chose merveilleuse du plain-chant : ce sont les Neumes ». Or, on trouve aussi ces formules mélodiques « dans le chant des oiseaux : la fauvette des jardins, la fauvette à tête noire, la grive musicienne, l’alouette des chants, le rouge-gorge, font des neumes ». En effet, le chant de l’oiseau a la même vitesse et la même joie que le chant grégorien. Soulignant ces deux caractéristiques – allégresse et vivacité –, Messiaen nous invite à aussi nous inspirer de son esprit. D’ailleurs, ne nous en a-t-il pas lui-même donné l’exemple en adaptant, par exemple en harmonisant, voire en modifiant des thèmes grégoriens au sein de sa propre musique ? Enfin, en 1981, Messiaen fait cette remarque passionnante : « La musique sacrée, écrit-il, repose sur le fait que Dieu n’a pas « commencé ». […] Le plain-chant […] est un travail humble, anonyme, dont la simplicité rejoint cette absence de commencement. Toute musique, capable de renoncer à la progression dramatique pour se heurter contre le mur du non-commencement, est par là même sacrée [12] ». Là encore, Messiaen nous livre une clé qui permet de tirer du plain-chant son cœur.
  2. La conférence de Notre Dame parle ensuite de la musique religieuse ou plutôt de l’art religieux qu’il définit de la manière suivante : « Tout art qui essaye d’exprimer le Mystère divin ». Et plus loin, il élargit sa définition à tout ce « qui s’approche avec révérence du Divin, du Sacré, de l’Ineffable ». Messiaen embrasse ainsi des œuvres non chrétiennes comme les temples japonais de Nara, les pyramides d’Egypte et, en musique, « le magnifique Koskom du compositeur vietnamien Nguyen Thien dao » qui « est peut-être (à l’insu de son auteur) de la musique religieuse ». Or, cette musique religieuse est, selon les propres mots d’Olivier Messiaen, « au-dessus de la musique liturgique ».
  3. Il y a enfin une troisième sorte de musique : « la musique colorée ». Celle-ci est encore supérieure aux deux premières. Tout à fait propre à Messiaen, elle va nous livrer le cœur de sa conception de la musique sacrée. On sait que l’auteur de Chronochromie présente la caractéristique d’entendre des sons en voyant des couleurs [13]. Aussi parle-t-il quelquefois de son-couleur. Voici un exemple tiré du début du commentaire de Messiaen sur Des canyons aux étoiles… Il présente aussi l’avantage de montrer le parallèle existant entre sa musique et sa vision théologique de l’être en son intégralité : « Des canyons aux étoiles… C’est-à-dire en s’élevant des canyons aux étoiles – et plus haut, jusqu’aux ressuscités du paradis – pour glorifier Dieu dans toute sa création : les beautés de la terre (ses rochers, ses chants d’oiseaux), les beautés du ciel matériel, les beautés du ciel spirituel. Donc, œuvre religieuse d’abord : de louange et de contemplation. Œuvre aussi géologique et astronomique. Œuvre de son-couleur, où circulent toutes les couleurs de l’arc-en-ciel… »
  4. En essayant de définir ce qu’il entend par musique colorée, Messiaen considère en sa totalité les trois types (qui sont comme trois degrés) de musique. Comment les distinguer ? Ce ne peut être à partir de leur objet : en effet, celui-ci est Dieu soit en lui-même, soit en sa création. Systématisant le propos du musicien, on peut comprendre cette distinction qui est aussi une hiérarchisation de trois manières qui sont autant de portes d’entrée dans sa vision théologique.

Elle s’explicite d’abord en termes d’extension. La musique liturgique est exclusivement dépendante du culte, elle célèbre Dieu dans l’Église. « La musique religieuse atteint tous les temps, tous les lieux, touche au matériel autant qu’au spirituel, et finalement trouve Dieu partout ». Elle est liturgie cosmique, pour reprendre le titre de l’ouvrage que Balthasar a consacré à saint Maxime le Confesseur. La musique colorée, enfin, est douée de l’extension maximale puisqu’elle convoque aussi le Ciel et la vie invisible. Ce mouvement d’expansion qui vaut du sujet traité vaut aussi du lieu d’exécution : « Mon premier talent, dit Messiaen à propos de ses deux principales œuvres religieuses jouées en concert : les Trois petites liturgies de la Présence divine (1944) et La Transfiguration de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1969), est d’avoir extrait l’essentiel de la liturgie catholique, offerte aux fidèles, de son édifice de pierre, et de l’avoir transporté dans d’autres édifices qui apparemmetn ne sont pas prévus pour recevoir une telle musique, mais qui l’ont finalement accueillie avec enthousiasme ».

Ces trois formes de musique se distinguent aussi en fonction du temps : les deux premières musiques valent pour notre durée, la dernière intègre l’éternité qui est elle-même compréhensive du temps, selon les développements du premier tome du Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie.

La distinction se prend enfin non plus de l’’objet’ musical (l’œuvre composée) mais du sujet, c’est-à-dire des capacités de l’artiste et de l’auditeur. Les deux premières musiques convoquent nos sens. La troisième, quant à elle, sans nier l’incarnation, ouvre l’homme à ce qui dépasse les sens et même tout concept. Elle l’introduit à « ce qui est plus haut que le raisonnement et l’intuition, c’est-à-dire la foi […] et sa continuation logique, la Contemplation réelle, la vision béatifique après la mort ».

Mais, toujours quant au sujet, la distinction dit plus. Les musiques liturgique et religieuse sont à la musique colorée ce que le pèlerin est au bienheureux, ce que la voie est à la patrie, pour reprendre une distinction de saint Augustin. La troisième forme de musique anticipe la vision. a. En effet, Messiaen la caractérise par l’éblouissement. « La musique colorée fait ce que font les vitraux et les rosaces du Moyen-Âge : elle nous apporte l’éblouissement ». Messiaen qui a écrit une pièce intitulée Un vitrail et des oiseaux (1988) dit que sa musique est « en vitrail ». Or, pour être une capacité immanente de la lumière, le vitrail évoque aussi la clarté des corps glorieux et signifie la propriété de tout rayonnement musical.

  1. Par ailleurs, pour Olivier Messiaen, la musique colorée permet d’opérer la réconciliation de ce que la nature et les arts distinguent trop : les deux « sens les plus nobles », l’ouïe et la vue, donc musiques et couleurs. Or, selon lui, c’est dans la Jérusalem céleste que la connaissance, éblouie, sera « une éternelle musique de couleurs, une éternelle couleur de musiques ». Mais cette unification n’est ultimement possible qu’en Dieu et par Dieu. Messiaen reprend en les adaptant, les termes du psaume 36 : « Dans Ta Musique, nous verrons la Musique », « Dans Ta Lumière, nous entendrons la Lumière ». Messiaen, qui a longuement médité sur la simplicité divine [14], sait qu’en Dieu, la distinction de la vision et de l’audition n’a plus de raison d’être. Mais l’homme participe à cette simplicité par son esprit et donc par la musique qui est création de l’esprit. Dans une notation profonde de son De Trinitate, saint Augustin évoque cette unification spirituelle de la diversité sensorielle : « La vue et l’ouïe, en tant que sens corporels, sont deux sens distincts, mais dans l’âme voir et entendre sont choses identiques. Voilà pourquoi, tandis que le langage prononcé au dehors ne se voit pas, mais s’entend, lorsqu’il s’agit des paroles intérieures, autrement dit les pensées, le saint Evangile nous dit, non pas que le Seigneur les entendit, mais qu’il les vit [15] ».
  2. Enfin, le son-couleur évoque l’Apocalypse, spécialement le chapitre 21 qui inspira à Messiaen son œuvre de 1961, Couleurs de la cité céleste et une partie des Eclairs sur l’au-delà (création posthume).

On comprend donc maintenant pourquoi Messiaen situe la musique dite colorée au-dessus de la musique liturgique. Elle est plus que la jonction de deux sens s’enrichissant mutuellement, ce qui faisait dire à Baudelaire dans le Salon de 1845, en un mot profond : « La plupart de nos jeunes coloristes manquent de mélodie [16] ». On saisit aussi maintenant le sens et la mission profonde dévolue par Messiaen à la musique sacrée (et, au fond, à toute musique) : rien moins qu’anticiper le ciel. La vision intellectuelle et colorée des sons qui le caractérise est comme la préfiguration et le gage de l’éblouissement futur. D’ailleurs, nos compagnons ailés que sont les oiseaux l’ont compris qui partagent avec les corps glorieux la vivacité et la beauté.

3) Messiaen au quotidien

J’évoquerai d’un mot un troisième niveau de réponse. La musique de Messiaen peut être tout entière qualifiée de sacrée, car elle loue Dieu, en soi et dans son œuvre : pour lui, Dieu est partout présent, quoique selon des degrés bien différenciés qui honorent l’autonomie des réalités créées. Or, ce que Messiaen a célébré dans sa musique, il l’a vécu [17]. En voici trois signes parmi d’autres.

Olivier Messiaen était un homme de prière. À sa tribune, pendant l’office, il voulait demeurer seul, pour mieux être présent à Dieu rendu présent par la liturgie. De même, il se recueillait longuement, chaque jour, à sa table de travail, avant de composer.

Une expression autant qu’une incarnation de cet amour de Dieu était son extrême et très humble attention aux autres. Olivier Messiaen s’est beaucoup donné à ses étudiants : « les personnalités des élèves étaient généralement très variées et je cherchais de toutes mes forces à les respecter [18] ». Il ajoute plus loin : « La gloire de ma classe, c’était justement de respecter les personnalités ». Et de donner l’exemple de Iannis Xenakis qui, architecte et mathématicien de formation, vient le trouver pour lui demander s’il doit recommencer à zéro ses études musicales. Après quelques jours de réflexion, renonçant à ses propres convictions et prédilections musicales, Olivier Messiaen « l’a poussé à se servir des mathématiques et de l’architecture dans sa musique sans se préoccuper des problèmes d’ordre mélodico-harmonico-contrepuntico-rythmico, etc. ; il a suivi ce conseil qui, me semble-t-il, lui a réussi [19]… »

Enfin, un témoignage. Madame Yvonne Loriod me disait qu’en trente-et-une années de mariage, elle n’avait jamais entendu une seule fois son époux dire du mal de qui que ce soit… (Jc 3,2)

4) Conclusion

Harry Halbreich, grand spécialiste de Messiaen en même temps que son disciple, écrivait : « la musique de Messiaen, comme celle de Bach, est une, et un Prélude et Fugue de ce dernier est de la même essence sacrée qu’un Choral d’orgue, de même qu’une Etude de rythme ou une pièce ornithologique de Messiaen glorifie Dieu avec une ferveur égale à celle employée à célébrer la Nativité du Christ ou Sa Transfiguration [20] ».

Dans sa lettre apostolique Novo millenio ineunte du 6 janvier 2001, Jean-Paul II invite chaque fidèle du Christ à un audacieux Duc in altum pour le nouveau millénaire. Cela ne vaut-il pas aussi pour la musique sacrée ? Je suis pour ma part convaincu que l’œuvre de Messiaen, encore trop largement méconnue, présente des ressources inouïes pour renouveler l’audition, la conception et la composition de la musique sacrée, liturgique, religieuse, ordonnée à la louange du Dieu-Amour de la Révélation chrétienne (1 Jn 4,8.16).

Donnons une ultime fois la parole à ce musicien inspiré. Messiaen se réjouissait de ce que le terme musique dérive de la racine indo-européenne Men qui désigne les mouvements de l’esprit : « le mot musique, écrit-il, appartient : 1) à la même racine que : esprit, mémoire, muse […]. 2) à la même racine que : divination, prodige – c’est-à-dire au temps et au surnaturel. 3) à la même racine que : amour – c’est-à-dire au plus grand de tous les sentiments. Tout cela éclaire notre conception de la musique : elle est donc un art pensé, intellectuel, abstrait, immatériel ; un art du temps (c’est dire l’importance du rythme dans la musique), un art surnaturel (c’est dire les aptitudes religieuses et le pouvoir psychique de la musique) ; elle est donc un art d’amour, capable d’exprimer l’amour – et ce dernier point me ravit [21] ».

Pascal Ide

[1] Jean-Rodolphe Kars, « L’œuvre d’Olivier Messiaen et l’année liturgique », La Maison-Dieu, 207 (1996/3), p. 95-129, ici p. 101.

[2] Pour une approche plus élaborée, notamment de la théologie d’Olivier Messiaen, je me permets de renvoyer à mes autres articles : « Olivier Messiaen, musicien de la gloire divine », in Revue Catholique Internationale Communio, xix/5 (1994), p. 94-117 ; « Olivier Messiaen et Saint Thomas d’Aquin », in Collectif, Olivier Messiaen homme de foi. Regard sur son œuvre d’orgue, Paris, Trinité Média Communication, 1995 ; « Olivier Messiaen théologien », in Portrait(s) d’Olivier Messiaen, sous la direction de Catherine Massip, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1996, p. 39-46 ; « Olivier Messiaen, un musicien ébloui par l’infinité de Dieu », in Nouvelle Revue Théologique, 121/3 (1999), p. 436-453 (la conférence emprunte quelques développements à ce dernier article).

[3] Concile Œcuménique Vatican II, Constitution sur la liturgie Sacrosanctum Concilium, n. 112.

[4] Cité partiellement in Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie (1949-1992), Paris, Alphonse Leduc, 7 tomes, vol. IV, 1997, p. 66 à 69. Le texte fut d’abord édité isolément chez le même éditeur.

[5] Cité par la revue Cæcilia, diocèse de Strasbourg, janvier-février 1993.

[6] « J’ai découvert un livre magnifique » où « chaque mystère du Christ est analysé en fonction des offices de l’année liturgique […]. Chaque mystère a sa beauté spcifique, sa splendeur particulière comme, aussi, sa grâce propre ». (Olivier Messiaen cité par l’organiste Susan Landale, dans la revue L’Orgue, 224 (1992)).

[7] Jean-Rodolphe Kars a écrit un fort bel article montrant combien l’œuvre musicale (et le dessein profond) de Messiaen peuvent être qualifiés de liturgique au sens large (cf. « L’œuvre d’Olivier Messiaen et l’année liturgique », art. cité). Par certains côtés, ce qui y est dit de la musique liturgique (au sens large qui est plus que « fonctionnel ») peut s’étendre à ce qui est ici affirmé de la musique sacrée.

[8] Olivier Messiaen, Musique et couleur. Nouveaux entretiens avec Claude Samuel, Paris, Pierre Belfond, 1986, p. 31.

[9] Ibid., p. 32.

[10] Ibid., p. 39.

[11] Technique de mon langage musical, Paris, Alphonse Leduc, 1944.

[12] « Musique », dans la revue Corps écrit, août 1981.

[13] Cette caractéristique ne relève pas d’un dysfonctionnement pathologique de ses capacités sensorielles, comme c’était le cas d’une de ses connaissances, le peintre Charles Blanc-Gatti. Atteint de synesthésie, celui-ci superposait immédiatement et obligatoirement des couleurs à sa perception auditive. En revanche, Messiaen n’entendait pas des couleurs mais des sons ; de plus, il n’était pas sujet à une illusion. Seulement, il associait telle ou telle chromie à tel ou tel complexe sonore. C’est pour cela qu’il qualifiait d’« intellectuelle » cette expérience qui est intérieure et non pas organique.

[14] « Dieu est simple », Méditations sur le Mystère de la Sainte Trinité, VIII (pour orgue). Cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 3.

[15] Saint Augustin, De Trinitate, L. XV, ch. 10, trad. Paul Agaësse, coll. « Bibliothèque augustinienne », Paris, DDB, tome XVI, 1995, p. 468-469.

[16] Œuvres complètes, éd. Yves-G. Le Dantec et C. Pichois, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1966, p. 863.

[17] On se souvient que saint Thomas appelle théologiques (theologicae) les vertus que nous qualifions de théologales.

[18] Olivier Messiaen, Musique et couleur, op. cit., p. 196.

[19] Ibid., p. 197.

[20] Collectif, Olivier Messiaen homme de foi, op. cit.

[21] Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie (1949-1992), vol. I, 1994, p. 39.

26.12.2018
 

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