« Que je me connaisse, que je Te connaisse »

Pascal Ide, « Dieu éduque mon désir », Panorama, février 2003, p. 40-41.

De cette expérience si riche de la prière, je retiendrai – parmi beaucoup – trois enseignements. Trois étonnements aussi.

Le premier est que la prière rend libre. Tant de réalités nous attirent et nous engluent : on pense aux drogues, comme le tabac ou l’alcool. Mais on peut devenir dépendant de biens en soi excellents : l’autre (dans la fusion, amoureuse, mais aussi amicale), la musique, le travail, le pouvoir, etc. Alors, l’aliénation ne risque-t-elle pas d’être maximale lorsqu’on se tourne vers celui qui n’est que Bonté, Dieu ?

Or, la merveille est que la rencontre de Jésus dans la prière, loin d’enfermer, me libère. En s’attachant à Lui comme à son tout, les biens créés cessent d’être un but (ce que l’Ecriture appelle une idole), pour devenir non pas un moyen mais un chemin. Mais si la prière désaliène, c’est surtout grâce à sa source : la foi. Dans la foi, il y a assez de lumière pour écarter le doute mais il n’y en a pas assez pour voir. On adhère donc avec certitude mais sans contrainte. Pour autant, cette obscurité de la foi est pesante : la tentation permanente est d’injecter ses lumières, ses garanties (en demandant des signes, en jugeant ma prière sur ce que je ressens, etc.), comme si Dieu ne savait pas ce qu’il faisait en me donnant « seulement » la foi. Ma tentation lorsque je prie est de m’arrêter à ce que la Parole de Dieu m’apprend d’intéressant sur Lui, au lieu de m’attacher amoureusement à Lui : alors, je préfère les vérités sur Dieu au Dieu de la Vérité, les surfaces argentées à l’or pur, selon l’image de saint Jean de la Croix. Pascal a raison : « On se fait une idole de la vérité même ; car la vérité hors la charité n’est pas Dieu ». En crucifiant mon désir de capter telle lumière pour nourrir mon esprit, Jésus m’attache à lui sans fusionner : il me rend libre.

Un second sujet de stupéfaction est, pour moi, la manière dont l’Esprit-Saint purifie l’amour dans la prière. On croit souvent aimer gratuitement ; pourtant, dès que notre collègue, notre ami, notre conjoint commence à moins manifester d’intérêt ou d’affection, à notre tour nous rechignons à lui en montrer et nous commençons à faire des comptes d’apothicaire : « C’est moi qui l’ai invité l’autre jour au cinéma, maintenant c’est à lui ». A notre insu, n’aimions-nous pas l’autre non pour lui-même mais pour les gratifications que nous en recevions ?

Dieu qui connaît le cœur de l’homme sait combien nous sommes spontanément incurvés sur nous-mêmes ; il accompagne patiemment ce mouvement de sortie de nous-même, notamment grâce à la prière. Il n’est pas rare que les premières expériences spirituelles de rencontre de Dieu soient affectivement fortes. Je me souviens de cette retraite au Foyer de charité de Châteauneuf de Galaure à 18 ans : rentrant dans la chapelle pour une visite de cinq minutes, j’y suis resté une heure. Un intense sentiment de la présence de Dieu m’y a saisi. De retour à Paris, Dieu a discrètement et progressivement ôté cette impression sensible sans m’ôter sa grâce (pour parler comme Catherine de Sienne). Dès lors, en me donnant la force de le prier pour Lui et non pour les satisfactions que je peux en retirer – car, on ne le dit pas assez, la sécheresse est l’état habituel de la prière -, l’Esprit me tourne vers Dieu seul (cf. Rm 5,5). De ce point de vue, je suis plein de gratitude pour la communauté de l’Emmanuel, dont je suis membre depuis 23 ans, de m’avoir fait découvrir la prière de louange : on ne peut bénir Dieu qu’en se décentrant de soi. Ceux qui connaissent le Renouveau de l’extérieur croient souvent que celui-ci privilégie l’affectif, voire le spectaculaire ; ceux qui le vivent de l’intérieur savent combien, authentiquement vécu, il conduit à la gratuité de l’adoration. Saint Thomas d’Aquin dit que la joie de la charité demeure toujours : en effet, elle se réjouit du Bien qu’est Dieu ; or, Dieu est éternellement heureux ; il est Bonheur.

Une dernière surprise est la manière dont le Père m’éduque sur la longue distance dans la prière. Aujourd’hui, on privilégie l’authenticité plus que la fidélité ; on a même inventé le concept de fidélités successives… Je garde comme un précieux trésor un second enseignement décisif de la communauté de l’Emmanuel : la fidélité quotidienne à un long temps d’oraison personnel. Et se tenir à cette durée quoi qu’il arrive. Sans la rogner : le Curé d’Ars ne disait-il pas que le plus difficile était les cinq dernières minutes ?

En inscrivant ma prière sur la durée, le Père éduque mon désir et le rectifie. Sans le Notre Père, comment saurais-je qu’il me faut désirer et demander que son Règne arrive ? Après vingt-sept ans de prière journalière, j’expérimente toujours ce que le Catéchisme de l’Eglise catholique appelle « le combat de la prière ». Ma formation a aiguisé en moi le sens de l’autonomie de la création et de la beauté de l’acte libre. Par la prière, je découvre toujours plus ma faiblesse sans Dieu (« Hors de moi, vous ne pouvez rien faire ») et la merveille du pardon à jamais offert.

Sans m’en rendre compte, en vous partageant quelques convictions vécues sur l’oraison, j’ai parlé des « trois » (1 Co 13,13) vertus théologales : foi, espérance et charité. Je rejoins ainsi une autre conviction intime : le cœur à cœur avec le Bien-Aimé, est, en même temps, par excès, reconstruction de mon être meurtri. En effet, la blessure ferme, divise et voue à la répétition. Or, l’humilité de la foi me réouvre, la fidélité de l’espérance m’unifie et la pureté de la charité est inventive. En cherchant le Père, dans le visage du Fils porté par le souffle de l’Esprit, c’est moi-même que je trouve. Par surabondance. Saint Augustin ne résumait-il pas tout en ces quelques mots : « Que je me connaisse, que je Te connaisse » ?

Pascal Ide

27.12.2018
 

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