Marie première bénéficiaire des apparitions selon S. Ignace de Loyola. Une lecture ecclésiologique

1) Introduction

Dans un ouvrage fameux, Joseph Ratzinger et Hans Urs von Balthasar ont défendu la thèse centrale selon laquelle Marie est première Église [1] – première devant s’entendre au sens chronologique et plus encore ontologique.

Or, nous souhaiterions faire entrer cette thèse en résonance avec une autre : l’apparition de Jésus ressuscité à Marie, telle que la médite saint Ignace de Loyola dans les Exercices. En effet, cette apparition fonde l’Église. Cette thèse, estime le jésuite belge Jean-Marie Hennaux, contre certaines autres interprétations, est au cœur de la théologie ignatienne des Exercices spirituels [2]. Voire, toujours selon le même auteur, « un jour, sans doute, la conscience ecclésiale dans son ensemble rejoindra l’intuition de l’auteur des Exercices [3] ».

Le fondateur de la Compagnie de Jésus estime que le Christ ressuscité parle de l’apparition de Notre-Dame à deux endroits : au début de la quatrième semaine (218-225) et dans le livret des « Mystères de la vie du Christ Notre-Seigneur » (299-312). Tel étant le fait, quel sens lui donner ?

Sur ce sujet, on peut invoquer des autorités en sens inverse. D’un côté, H. Pinard de la Boullaye affirme que « cette apparition avait un tout autre but que d’autoriser la foi commune [4] ». Inversement, Jean-Marie Hennaux affirme que l’apparition de Jésus à Notre-Dame « est ecclésiale [5] ». C’est cette dernière opinion que nous suivrons, nous fondant sur le remarquable article du Père jésuite qui n’est pas sans avoir conscience de l’importance de ses propos et dit à deux reprises son souhait qu’il change en profondeur la mariologie ; il s’étaye sur la théologie mariale développée par Ratzinger, Balthasar et Lubac, ainsi que le montre la brève dernière partie.

2) Les objections

Les difficultés s’opposant à cette thèse sont au moins au nombre de trois :

  1. Cette apparition n’a pas de fondement scripturaire ; elle est une fiction.
  2. Il s’agit d’une apparition privée de Jésus à sa mère ; or, l’Église est une réalité universelle donc publique.
  3. Dans le même ordre d’idée, Ignace dit que Jésus en apparaissant à Notre-Dame la console (224) ; or, la consolation est un acte éminemment personnel. Plus encore, Ignace appelle ici la Mère du Seigneur « Vierge Marie » ; or, c’est là un nom propre. Ainsi tout concourt à personnaliser et donc à privatiser la relation du Ressuscité à sa Mère.
  4. C’est dans les apparitions aux Apôtres que Jésus fonde son Église, ainsi qu’il apparaît clairement chez tous les Évangélistes ; or, Marie, même « Reine des Apôtres », n’est pas un Apôtre.

3) Exposé

a) Argumentation générale

En premier lieu, la quatrième semaine veut contempler non pas la relation du Ressuscité à son Père (malgé le colloque se terminant à chaque oraison par un Pater noster, mais la relation du Christ à son Corps qu’est l’Église. C’est d’ailleurs ce que montre le détail du contenu des méditations : le Christ initie ses disciples aux actes hiérarchiques, aux trois munera [6]. Or, la première apparition relatée par Ignace est à Marie. C’est donc que celle-ci est impliquée dans la constitution de l’Église.

b) Argumentation propre à partir de la Résurrection du Christ

Mais cette argumentation est encore lointaine. Suivons le regard de sagesse que propose le père Jean-Marie Hennaux [7].

La « grâce » particulière de la quatrième semaine est « d’éprouver de l’allégresse et de me réjouir intensément pour la glorie et la joie si grandes du Christ Notre Seigneur » (221).

Or, pour Ignace, la gloire du Christ n’est pas une réalité seulement statique ou personnelle : elle est une manifestation. Or, toujours pour Ignace, cette apparition, cette manifestation est rayonnante, diffusive, communiquant le salut. C’est ce que disent les Exercices : « la divinité paraît et se montre miraculeusement par les vrais et très saints effets de la résurrection » (223). « La résurrection est comme la perfection de l’apparaître », commente Jean-Marie Hennaux [8]. Cette quasi-identification entre Résurrection et apparition étant soulignée par la titulature de la quatrième semaine dans le livret des Mystères : « La Résurrection du Christ Notre Seigneur. Sa première apparition » (299,1).

Or, une manifestation, une communication est un acte intersubjectif : nul n’apparaît en soi, il apparaît toujours à quelqu’un ; plus que cela, sa finalité est de pouvoir transmettre son rayonnement, la gloire. Un signe en est que, « selon la théologie ignatienne de la gloire, le Ressuscité peut communiquer celle-ci plus ou moins, selon les dispositions de ceux auxquels Il apparaît [9] ». Ainsi, alors que les femmes croient directement, immédiatement ; les hommes ont besoin du témoignage des femmes ; même entre les hommes, Jean croit avant Pierre (306,3). Or, recevoir est le pendant de la donation, de la diffusion. C’est donc que la Résurrection, l’apparition du Ressuscité est conçue par S. Ignace non pas de manière statique mais de manière dynamique comme une transmission, une communication des dons de Dieu, de la gloire anticipée, en un mot : du salut.

Or, toujours selon Ignace, Marie est celle qui est la plus à même de recevoir le don de la gloire à la mesure de ce que Dieu donne. 1. On en a une preuve directe dans l’ordre même des apparitions. Ainsi qu’on vient de le dire : l’ordre suivi est celui de la disponibilité. En effet, plus une personne est disposée, plus il faut multiplier les médiations pour qu’elle s’ouvre au don de la grâce ; or, les femmes croient immédiatement (300, 301), les Apôtres ont besoin de voir les linges, du témoignage des femmes (302), les disciples d’Emmaüs de « la communion » (303,4), Thomas de mettre son doigt dans les plaies du Christ (305). 2. On peut en avoir une preuve indirecte en s’attachant à la théologie mariale présente dans les Exercices, ce que fait avec détail Jean-Marie Hennaux. Mais il faut distinguer ce qui relève de la réceptivité de Marie, qui nous intéresse ici, de sa mission de médiatrice universelle dont il sera parlé plus loin. C’est principalement dans la méditation proposée par Ignace sur l’Annonciation que la réceptivité apparaît. L’épisode est d’importance : en effet, l’Annonciation est le premier des « Mystères de la Vie du Christ Notre-Seigneur » dans le « livret des Mystères » (262) ; or, l’on a vu, à propos de l’apparition prime de Jésus à sa Mère que cette primauté est autant logique (de présentation) que chronologique et ontologique. Dans cet épisode, Marie est contemplée comme celle qui est totalement disponible et acquiesce totalement au dessein de Dieu sur elle, à sa mission propre (262,5) : elle accepte que vienne « se servir de sa personne » (5,2). Or, cette mission n’est rien moins que l’enfantement du Sauveur du monde, celui qu’Ignace appelle le « Seigneur universel » (97). Donc, Marie coopère de manière immédiate, totalement disponible à la mission universelle du salut. Il demeure que l’universalité n’est pas soulignée par saint Ignace comme telle ; Marie apparaît comme celle qui reçoit et obéit dans son « fiat ».

Une confirmation est fournie par l’attitude de Notre Dame dont il est dit que, face à son Fils ressuscité, elle « s’humilie et rend grâces » 108,3) ; or, humilité et action de grâces sont deux attitudes de réceptivité.

c) Confirmation à partir du titre de Marie dans l’apparition du Ressuscité

Saint Ignace appelle ici Notre-Dame « Vierge Marie » (299). On pourrait objecter qu’il s’agit d’une habitude langagière. Tout au contraire, cette titulature constitue un hapax dans tous les Exercices. Précisons : la nouveauté n’est pas le nom même de Marie qu’Ignace emploie, seul, quatre fois, mais celui de « Vierge » de surcroît accolé à « Marie ». C’est donc très intentionnellement que ce titre est donné. Par conséquent il fait sens.

Or, la virginité signifie une attitude spirituelle de totale disponibilité (ou, selon la suggestive symbolique spatiale, un espace). Par conséquent, Marie apparaît comme celle qui donne à Jésus un lieu, non seulement physique mais spirituel. Plus encore, Saint Ignace croit à l’Immaculée Conception de Marie qu’il découvre, comme les catholiques de son temps dans les paroles de l’Ange : « pleine de grâce » (262,3) ; or, l’absence de péché est, en plein, une ouverture à Dieu ; inversement, le péché est ce qui limite en nous la présence de Dieu ; donc, Marie apparaît dans son âme, comme celle qui ne fait obstacle en rien à Dieu.

Par conséquent, Marie est, au moment de la Résurrection, celle qui accueille Jésus à la pleine mesure de ce qu’il donne. Plus encore, Marie est la seule à accueillir Jésus pleinement : sans péché, toujours obéissante, elle n’est que « servante », « Fiat ». En ce sens, Jésus « ne peut apparaître dans toute sa gloire de rédempteur que par l’accueil virginal de Notre-Dame [10] ». Et cette réceptivité est plus vaste qu’à l’Annonciation, car le don de Jésus en personne est plus grand : d’abord, Jésus se donne visiblement et pas seulement de manière cachée ; ensuite, la gloire du Ressuscité est plus grande, plus manifeste que la grâce de la vie cachée et publique. Marie reçoit donc ce qu’Ignace appelle les « saints effets de la résurrection » (223). Du côté de Jésus, comme l’affectivité exprime notre intériorité et, en particulier, la joie exprime le don de soi, c’est grâce à l’accueil de Marie que la joie de Jésus est complète.

d) Argumentation à partir du rôle médiateur exercé par Marie

S’arrêter à ce point conduit à une universalité potentielle, participée et réceptive. Il semble bien qu’Ignace aille plus loin et parle d’une universelle actuelle, plénière et active, qui ne saurait toutefois se substituer à celle du Christ, autrement dit à une médiation. Et cela se comprend d’autant mieux que, dans la logique du don, recevoir, c’est se préparer à donner : ce que Marie accueille en s’ouvrant totalement à son Fils, ne peut pas ne pas déborder d’elle, mais librement, dans un don de soi aux autres, en l’occurrence pour l’Église entière.

  1. Cette vérité apparaît clairement lors de la méditation sur l’Incarnation (101-109). Dans une vision grandiose, il est montré d’un côté l’univers entier plongé dans le péché et de l’autre les « trois Personnes divines […] décidant en leur éternité que la deuxième Personne se ferait homme pour sauver le genre humain » (102,2). Or, la jonction entre le monde, en son universalité, et Dieu se fait par une personne humaine, « Notre-Dame », sans oublier « l’ange saint Gabriel » (102,3) ; et cette singularité est soulignée par le « lieu », une « maison » (103,2). Donc tout concourt pour souligner ici et l’universalité et la médiation de Marie. Mais il y a plus. Dans le colloque final de la contemplation, saint Ignace appelle Marie tout simplement « la mère » (109,1). Or, l’article défini universalise, alors que l’article indéfini singularise. Donc, cette expression, qui n’est pas isolée (cf. 199,4 ; 276,3 ; 297,3), signifie l’universel : « Marie est d’abord «la Mère» unique «du Fils» et dès lors «la Mère» du genre humain couvrant la surface de la terre (106) [11] ».

Il est de plus significatif que, dans une remarque, S. Ignace note : « On peut faire trois colloques : un à la Mère, un autre au Fils, un autre au Père » (199,4). Or, le Fils et le Père sont des êtres uniques au rayonnement universel. Se trouve ainsi soulignée la fonction de rayonnement universel de Marie.

Enfin, il vaudrait la peine de s’attarder sur le titre de Mère ; autant le titre de « Vierge » signalait la disponibilité, l’ouverture au Corps physique du Christ (la relation au don 1), autant la maternité signifie maintenant la fécondité ici médiatrice pour le Corps mystique de l’Église (la relation au don 3). Nous en reparlerons à propos du prolongement.

  1. On peut a fortiori affirmer la thèse de la médiation à partir de la Résurrection elle-même. Car s’il existe une similitude entre l’Annonciation et la Résurrection quant à la disponibilité, il existe une différence quant à celui qui apparaît, se donne, à savoir Jésus. Dans le premier cas, Jésus est la Parole prenant un corps humain périssable ; dans le second cas, il apparaît avec son corps de gloire. Or, le corps de gloire est en continuité avec le corps terrestre, celui qu’elle lui a donné. Le Père Hennaux cite à ce sujet une parole du Journal spirituel de S. Ignace : « A la consécration [lors de la messe], elle [Notre-Dame] me faisait comprendre que sa chair est en celle de son Fils [12] ». On peut donc imaginer qu’il existe aussi une continuité entre le premier enfantement et un nouvel enfantement. Dès lors, la médiation qui débute à l’Annonciation continue ici. Mais avec une nouveauté qui sera déployée plus bas.
  2. Enfin, Ignace octroie un rôle médiateur actuel à Marie entre Dieu et le monde non plus dans la contemplation des mystères de la vie du Christ mais dans les prières présentes dans les Exercices. En effet, les triples colloques des Exercices (à partir du n. 63), le retraitant recourt à l’intercession de Marie, puis à celle du Fils et enfin s’adresse au Père. Or, l’intercession a pour fonction de mettre immédiatement en présence : ainsi le Fils met en présence immédiate avec le Père ; donc, Marie nous conduit à être mis en présence avec le Fils.

Or, le rayonnement salvifique est universel. De même en sera-t-il de la médiation de Marie. Or, c’est le propre de l’Église que de proposer universellement le salut autant que d’inclure tous les sauvés. Par conséquent, Marie est première Église. C’est ainsi que M. Giuliana conclut sa réflexion sur la contemplation ignatienne de l’Incarnation : « Le mystère de Marie ne s’affirme donc qu’en relation avec l’universalité du péché et l’universalité du salut, comme étant déjà le mystère de l’Église, c’est-à-dire de l’humanité croyante et sauvée [13] ».

4) Réponse aux objections

  1. Selon S. Ignace, si la « première apparition » se fait à Marie, c’est au nom même de l’enseignement des Écritures. Il est donc parfaitement au courant de l’objection. Voici ce qu’il en dit, prenant l’exact contre-pied de l’objectant : « Il apparut à la Vierge Marie ; ce qui, bien qu’on ne le dise pas dans l’Écriture, est considéré comme sous-entendu quand celle-ci dit qu’il est apparu à tant d’autres. Car l’Écriture suppose que nous avons de l’intelligence, selon ce qui est écrit : «Êtes-vous, vous aussi, sans intelligence ?» » (299,1).

J’ajouterai que les études sur le sujet sont plutôt rares [14], touchant presque uniquement la question historique (témoignages dans la tradition). L’un des principaux points d’accroche exégétique est la parole de l’Évangile selon S. Matthieu : « l’autre Marie », à côté de Marie de Magdala (Mt 28,1). Par ailleurs, un fait échappa à nombre d’observateurs faisant remonter le problème à Georges de Nicomédie (milieu du ixe siècle) le premier témoignage en faveur de cette apparition se trouve dans l’Homélie 88 de Jean Chrysostome sur l’Évangile selon Matthieu [15]. Cette question présente un enjeu théologique, ancien, la querelle autour de l’hérésie appolinariste [16], et actuel, celui de la virginité post partum ou virginité perpétuelle, l’identification de Marie avec « la mère de Jacques et de Joseph ».

  1. Cette apparition est assurément privée et, plus encore, personnelle. D’abord au nom de la loi générale du don selon laquelle le Donateur n’utilise jamais le bénéficiaire, mais le mande, l’envoie tout en le bénissant. Ensuite, en particulier, car la consolation de Jésus à Marie ne s’adresse qu’à elle : ce don n’est pas destiné à quelqu’un d’autre. En ce sens-là, il est juste de souligner avec l’objecteur dans le passage immédiatement attenant que « les effusions d’un tel Fils avec une telle Mère ne pouvaient être ni comprises du vulgaire, ni même décrites en quelques mots », ce qui explique le silence discret de l’Écriture. En ce sens, Jean-Marie Hennaux a raison de parler d’ « une personnalisation maximum » lors de cette consolation : « Marie se découvre telle qu’en elle-même en sa prédestination, ce mystère ultime de soi qui ne peut être exprimé que par un prénom. Elle s’entend de toute éternité appeler «Marie’ [17] ».

Mais il serait erroné de réduire cette apparition à une mission privée. Un premier signe est la manière même dont S. Ignace parle de Marie. Le titre de loin le plus utilisé est celui de « Notre-Dame » (27 fois), loin de vant « Mère » (13 fois), l’appellation simple « Marie » (4 fois), la prière Ave Maria étant mentionnée 9 fois, l’expression « Vierge Marie » constituant un hapax, ainsi que nous l’avons vu (n. 299). Or, ce que le Français a traduit (mal) « Notre-Dame » correspond à l’espagnol Nuestra Senora, qui ne peut être rendu en français [18] ; or, Ignace appelle le Christ Senor Nuestro, « Notre-Seigneur ». Donc, du moins la titulature mariale est-elle proche de celle donnée à Jésus. Comme Jésus exerce un rôle médiateur universel à l’égard de l’humanité et de l’Église, il en est donc de même de Marie que l’on ne peut cantonner à une fonction seulement privée. Un autre signe en est l’ordre des apparitions. La première est à Marie et la dernière (précisément la treizième) est à saint Paul, souligné par un « en dernier lieu » (311,2). Avec cette dernière, on trouve douze apparitions qui renvoient symboliquement aux douze Apôtres. Or, Paul est l’Apôtre des Nations. Et l’on sait que la figure rhétorique qu’est l’inclusion souligne la similitude des termes. Ainsi, « la figure mariale et la figure paulinienne sont liées l’une et l’autre à l’universalité du salut et de l’Église [19] ». Confirmant cette universalité, il est dit, assez étrangement que Jésus est apparu, « en son âme, aux Saints Pères des Limbes » (311,3) ; or, les Limbes englobent l’ensemble du temps et de l’espace. Donc, à nouveau, c’est l’universalité de l’acte rédempteur qu’Ignace souligne avec l’apparition de Paul qui rejaillit sur Notre-Dame.

On peut aussi répondre que la consolation offerte par Jésus à Marie n’est pas seulement personnelle, elle est réciproque. En effet, on l’a vu, Marie accueille le Ressuscité à la mesure du don qu’il fait de lui-même ; or, cet accueil est cause de joie. Et la joie est consolante. On peut donc affirmer que Marie fut aussi une consolation pour son Fils ressuscité. D’ailleurs, Ignace parle, de manière plus générale à propos des apparitions du Ressuscité « la façon dont des amis ont l’habitude de se consoler les uns les autres » (224). Or, Marie est l’amie la plus intime du Christ, si l’on peut s’exprimer ainsi. Par conséquent, la consolation déborde le seul cadre personnel et même privé, car rien de ce que Jésus reçoit n’est pour lui seul.

  1. Il y a un point qui doit attirer l’attention en ce n. 224. Ignace parle d’un « premier point » mais n’en nomme pas un « second ». Pourquoi ? « Parce que, nous semble-t-il, c’est le mystère lui-même à contempler qui est premier, au sens d’originaire. Il est premier, chronologiquement et ontologiquement [20] ».
  2. S. Ignace répond à partir de l’ordre même des apparitions. On le sait, la quatrième semaine des Exercices est consacrée à la « résurrection du Christ Notre Seigneur » et propose 14 contemplations, à raison de 2 par jour : elles sont numérotées de « première » à « treizième » (299-311) et l’ »ascension » (312).. Or, dans ces différentes apparitions, très intentionnellement, S. Ignace donne d’abord à contempler trois apparitions aux femmes : à Marie, puis à Marie Madeleine, enfin aux Marie. Après et seulement après viennent les apparitions aux hommes, en tête venant saint Pierre (302), puis les disciples d’Emmaüs, les disciples sans Thomas, Thomas, aux disciples au bord du lac. Par conséquent, très intentionnellement, S. Ignace donne la priorité aux femmes. Or, cet ordonnancement n’est pas chronologique seulement. Il est aussi ontologique. L’ »intention » d’Ignace, en conclut le Père Hennaux, est de manifester que « l’Église est fondamentalement une réalité féminine ». Pour lui, « le «principe marial» est le plus fondamental [21] ».

5) Prolongement

En fait, cette remarque peut aussi s’inscrire au sein de la pensée de S. Ignace (cf. c) 4’) 1.), à en croire la citation de Chapelle.

a) Exposé

Jean-Marie Hennaux va plus loin et, semble-t-il, prolonge l’argumentation d’Ignace dans un sens ecclésiologique original et profond, même s’il propose son exposé en prolongement de celui de saint Ignace. Non seulement Marie est celle qui accueille Jésus à la mesure de sa gloire, de son apparition glorieuse, mais elle est la « condition de possibilité de toutes les autres apparitions ».

En effet, « le Ressuscité n’apparaîtra jamais à personne s’il n’a trouvé d’abord un espace totalement virginal où son apparaître peut pleinement se déployer [22] ». Or, Marie et Marie seule constitue cet espace, ainsi que nous l’avons vu : car elle seule reçoit la totalité du don du Fils : « le Ressuscité peut se communiquer à elle autant qu’Il le veut, en totalité [23] ». Dieu a besoin de la présence d’une instance le recevant totalement, sans obstacle, Marie.

Or, en recevant le don du Fils, elle reçoit aussi de donner. Le Père Hennaux le montre à partir de la maternité. S. Ignace appelle Marie « la Mère », ainsi que nous l’avons vu ; or, le propre de la Mère est d’enfanter, de donner la vie, d’être l’origine active. En ce sens, Marie donne non seulement vie à Jésus mais à l’Église.

Toute proche de la maternité, mais diverse, est la métaphore de la contenance : « Le Christ ressuscité ne peut apparaître selon toute la vérité de ce qu’Il est […] que s’Il a pu communiquer déjà cette victoire » à celle qui « contient en elle-même tous les autres [24] ».

Le Père Hennaux cite aussi une éclairante et riche remarque du Père Chapelle : « Le Christ apparaît à cele qui le reconnaît. Par lui, elle renaît à la Vie ; elle reconnaît la «Gloire» (221, 229) de son Corps. En elle, il renaît à la Vie, recevant d’elle son Corps de gloire. De ce fait, toute apparition et toute reconnaissance du Ressuscité trouve ici son lieu de conception, sa matrice originaire. Car enfanter le Corps de gloire, c’est recevoir et concevoir toute la joie et l’allégresse de ce corps glorieux ; toute l’affection (229) et toute la saveur (227) de Corps. Toute parole et tout regard qu’il éveillera à jamais viennent au monde, dans l’affection et l’émotion (227) spirituelle et corporelle de la Mère du Ressuscité, dans le Verbe de son Silence et la lumière de son Regard, en cette nouvelle annonce faite à Marie [25] ». Les affirmations sont fortes. On peut s’interroger sur ce que peut signifier « enfanter le Corps de gloire » ; en effet, il n’y a pas d’identité avec l’enfantement du corps terrestre de Jésus. L’expression est-elle métaphorique. Il demeure que l’argumentation se fonde sur la maternité de Marie, ainsi que les différents termes l’attestent : « vie, corps, conception, matrice, enfanter » et les termes évoquant les sens spirituels [26].

b) Première remarque critique

La formulation : « le Ressuscité n’apparaîtra jamais à personne… » est affectée d’un indice de nécessité ; juste avant, Jean-Marie Hennaux écrit encore plus clairement que Jésus « doit lui [Marie] apparaître en premier lieu ». Or, cette prémisse assertorique est affirmée sans être établie. On peut s’interroger sur son évidence. Il n’est bien sûr que trop certain que Marie n’est pas nécessaire au titre de l’origine : c’est le Père qui ressuscite le Fils dans la puissance de l’Esprit ; mais au titre de la réceptivité. Mais de ce second point de vue, cette nécessité est-elle conditionnelle ou absolue ? Voire n’est-elle que de convenance ? En termes concrets : Jésus aurait-il pu ressusciter sans apparaître à sa Mère ? Faut-il maintenir une telle symétrie entre le début de la vie terrestre et le début de la vie glorieuse ?

Il me semble qu’un élément de réponse se trouve dans une induction qui montre que Marie est présente à tous les commencements : de la vie terreste cachée, de la vie terrestre publique, de la Passion, de l’Église. Or, la vie glorieuse représente une rupture encore plus grande que la différence de la vie cachée et publique ou que la différence de la Résurrection et de la Pentecôte. Donc, a fortiori doit-elle être là au moment de la Résurrection.

c) Seconde remarque critique

Le Père Hennaux semble jouer sur les deux sens du Corps : le Corps glorieux du ressuscité et le Corps de l’Église. Ainsi dans la phrase : « Dans l’apparition dont elle est la bénéficiaire, elle consent à la Résurrection et par ce consentement, elle «donne», pour ce qui dépend d’elle, au Ressuscité, son Corps de gloire, c’est-à-dire qu’elle accepte de faire partie définitivement du Corps du Ressuscité (corps à la fois personnel et mystique) [27] ». Une articulation plus précise eût été utile.

6) Relecture à la lumière du don

Faut-il préciser qu’un tel développement est de grande richesse pour une théologie du don ?

  1. D’abord, il souligne que, dès la Résurrection, Jésus vit dans un don 3 universel. Habituellement, on souligne plus l’action céleste de Jésus après l’Ascension et sa continuation par l’œuvre de l’Esprit-Saint. En réalité, le rayonnement du Christ commence dès le jour de Pâques. Et la raison tient à la gloire : le Christ ressuscité est glorieux ; or, la gloire est une manifestation active, une diffusion du salut chez celui qui l’accueille. Au fond, la gloire est une forme de présentation, particulièrement attirante, de la grâce.
  2. Toujours du point de vue de l’émission du don 1, la Résurrection se donne en se donnant à voir, en se manifestant. Ignace développe une théologie de la donation qui est aussi une phénoménologie. C’est ainsi que Jésus apparaît diversement : « en son âme », aux saints Pères des Limbes, avant la Résurrection (311,3) ; « en corps et en âme », à Marie, à partir de la Résurrection (219,2).
  3. Ensuite, du côté du récepteur, Ignace souligne que le don divin de la gloire cherche avant tout des récepteurs. De plus, il caractérise cette réception par son absoluité qui elle-même se caractérise par l’immédiation et le sans retard. La créature est donc appelée à imiter le Fiat. Dans l’autre sens, la réception est d’autant plus restreinte, le don d’autant moins rayonnant que le sujet demande une multiplication de signes et retarde sa décision de s’ouvrir. Un signe en est que l’on peut distinguer les croyants à partir de ces critères.
  4. Enfin, le Père Hennaux fait spontanément appel à la dynamique du don. En effet, il passe de la réceptivité à l’émissivité, en proposant une distinction (« D’une part, […] en tant qu’immaculée, elle accueille […]. D’autre part, elle est ici, plus que jamais, dans son rôle de médiatrice [28]« ) qu’il ne thématise cependant pas jusqu’au bout, comme l’atteste l’entrelacement de l’exposé et le fait que la fonction de médiatrice n’est pas explicitement distinguée de la fonction d’accueil, de la réceptivité obéissante.
  5. À partir du don, il se dessine toute une théologie particulière de l’Église et de l’articulation du double ministère, marial et pétrinien. Mais ce point est déjà connu.
  6. Plus original, la théologie mariale est revisitée, notamment sur un point : Marie est présente à tous les commencements ; or, ces commencements apparaissent à la fois comme des sources, ce qui n’est pas très original (Marie, Mère de Dieu, associée à la Rédemption, Mère de l’Église, etc.), mais aussi, ce qui est beaucoup plus notable, comme des origines : aucun de ces archaï n’auraient eu lieu, aucune de ces donations initiales de grâce n’auraient porté du fruit si Dieu n’avait trouvé à se donner de manière totale : la garantie du développement ultérieur de la semence suppose sa réception intégrale (même si elle est ensuite recouverte, enfouie) à l’origine.
  7. Enfin, il se développe ici une théologie de la femme. Sur ce dernier point, il faudrait sans doute nuancer la manière dont Ignace organise les apparitions féminines. La lecture attentive de Jn 20 (cf. le travail de Cesare Mariano) montre que les Apôtres Pierre et Jean ont tout de même cru plus vite que Madeleine ; en revanche, la charité qui demande la présence fait toute la différence. Sans nier le primat de la réceptivité, celle-ci apparaît présenter plusieurs valences.

7) Confirmation par autres sources

Sur la primauté du principe marial sur le principe pétrinien dans l’Église ; sur la nature mariale de l’Église, voici ce que disait Paul VI en 1964 :

 

« En vérité, la réalité de l’Église ne s’épuise pas dans sa structure hiérarchique, sa liturgie, ses sarements, ses ordonnances juridiques. Son essence profonde, la source premère de son efficacité sanctificatrice sont à rechercher dans son union mystique avec le Christ ; union que nous ne pouvons concevoir en faisant abstraction de celle qui est la Mère du Verbe incarné, et que Jésus-Christ a voulu si intimement unie à lui pour notre salut [29] ».

 

On trouve des affirmations, encore plus audacieuses, chez Jean-Paul II :

 

« Le Concile Vatican II, en confirmant l’enseignement de toute la tradition, a rappelé que, dans la hiérarchie de la sainteté, c’est justement la «femme», Marie de Nazareth, qui est «figure» de l’Église. Elle nous «précède» tous sur la voie de la sainteté ; en sa personne ‘l’Église atteint déjà à la perfection qui la fait sans tache ni ride (cf. Ep 5,27)’. En ce sens, on peut dire que l’Église est «mariale» en même temps qu’‘apostolique’ et ‘pétrinienne» [30] ».

 

On notera que Jean-Paul II fonde son argument notamment sur une précédence, ontologique, signalée peut-être par une antériorité temporelle. Plus encore, Jean-Paul II ajoute en note, comme s’il craignait pour la trop grande audace de sa formule (et, ce qui est passionnant, citant Balthasar) : « La dimension mariale de l’Église précède la dimension pétrinienne, tout en lui étant étroitement unie et complémentaire ». Et il parle d’un « théologien contemporain »… à savoir Hans Urs von Balthasar.

Pascal Ide

[1] Cardinal Joseph Ratzinger et Hans Urs von Balthasar, Maria, Kirche im Ursprung, Einsiedeln-Freiburg im Breisgau, Johannes, 1997 : Marie, première Église, trad. Robert Givord, Joseph Burkel et Charles Chauvin, Paris, Apostolat des Éditions, 1981, Paris-Montréal, Médiaspaul, 32005.

[2] Jean-Marie Hennaux, « En apparaissant à la Vierge Marie, le Christ ressuscité a fondé son Église », Nouvelle revue théologique, 126 (2004) n° 1, p. 33-48. Il se fonde sur la traduction de Édouard Guedan, S. Ignace de Loyola, Exercices spirituels, coll. « Christus » n° 61, Paris, DDB, 1986. Je me permets de changer l’ordre d’exposition de son article et d’en systématiser le propos.

[3] Ibid., p. 47.

[4] S. Ignace de Loyola, Exercices spirituels, Paris, 81951, tome 2, p. 186-187. Cité par Jean-Marie Hennaux, Ibid., p. 38.

[5] « Notre-Dame dans les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola », Marianum, 46 (1984), p. 315.

[6] Cf. le développement de Jean-Marie Hennaux, « En apparaissant à la Vierge Marie, le Christ ressuscité a fondé son Église », p. 37-38.

[7] Ibid., p. 38-45.

[8] Ibid., p. 39.

[9] Ibid., p. 40. Souligné dans le texte.

[10] Ibid., p. 44.

[11] René Lafontaine, « Notre-Dame dans les Exercices… », p. 316.

[12] 15 février 1544. Il serait intéressant de creuser le sens de ce « en » Ignace semble concevoir, non sans paradoxe, que la chair de Marie est comme incluse dans celle de Jésus, ce qui, dans la perspective balthasarienne de l’enveloppement, de l’englobement, ouvre des perspectives.

[13] « Le mystère de Notre-Dame dans les Exercices », Christus, n° 183 (juillet 1999), p. 356.

[14] Les travaux les plus récents sont U. Holzmeister, « Num Christus post resurrectionem benedictae matri apparuerit », Verbum Domini, 22 (1942), p. 97-102 ; Ciro Giannelli, « Témoignages patristiques grecs en faveur d’une apparition du Christ ressuscité à la Vierge Marie », Revue des études byzantines, 11 (1953) n° 1, p. 106-119 ; Paulino Bellet, « Testimonios coptos de la aparicion de Cristo resucitado », Estudios Biblicos, 13 (1954), p. 199-205 ; C. Vona, « L’apparizione di Cristo risorto alla Madre negli antichi scrittori cristiani », Divinitas, 1 (1957), p. 479-527 ; Simon C. Mimouni, « Controverse ancienne et récente autour d’une apparition du Christ ressuscité à la Vierge Marie », Marianum, 147 (1995), p. 239-268. L’auteur propose un état de la question.

[15] Cf. PG 58, 777, trad. Ciro Giannelli, « Témoignages patristiques grecs en faveur d’une apparition du Christ ressuscité à la Vierge Marie », Revue des études byzantines, 11 (1953), p. 108.

[16] Cf. la conclusion de l’article de Simon C. Mimouni, « Controverse ancienne et récente autour d’une apparition du Christ ressuscité à la Vierge Marie », Marianum, 147 (1995), p. 239-268, p. 267-268.

[17] « En apparaissant à la Vierge Marie, le Christ ressuscité a fondé son Église », p. 45.

[18] Jean-Marie Hennaux propose de traduire par « Notre-Seigneurie » (« En apparaissant à la Vierge Marie, le Christ ressuscité a fondé son Église », p. 46). Mais, ce titre est suranné, voire obsolète. De plus, l’expression ne semble pas heureuse. En effet, ce titre est abstrait (Goethe parle de « la seigneurie de soi-même ») ; or, Marie est un être personnel et concret.

[19] Ibid., p. 36.

[20] Ibid., p. 45.

[21] Ibid., p. 34.

[22] Ibid., p. 44.

[23] Ibid., p. 43.

[24] Ibid., p. 44. Souligné par moi.

[25] Séminaire sur les Exercices spirituels, Bruxelles, IET, 1975, p. 159, cité par René Lafontaine, « Notre-Dame dans les Exercices… », p. 315.

[26] Je me demande aussi si cette argumentation qui conclut à la condition de possibilité ne s’éclaire pas d’un grand axiome scolastique tout ce qui est premier dans un genre est cause de ce qui se trouve dans ce genre ; on peut le retourner ce qui est cause dans un genre nécessite un premier, se trouve avoir la primauté. Par conséquent, l’apparition de Jésus à Marie apparaît comme matricielle.

[27] Ibid., p. 45.

[28] Ibid., p. 43.

[29] Discours de promulgation de la Constitution dogmatique Lumen gentium, 21 novembre 1964.

[30] Lettre apostolique Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme, n. 27.

11.2.2021
 

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