Maison de poupée d’Henrik Ibsen ou le long chemin d’éveil à l’autre

Maison de poupée du dramaturge danois Henrik Ibsen conte une belle évolution de la relation à l’autre, un chemin de reconstruction tissé de prise de conscience et de décision d’une femme, Nora. Si ce retournement se déroule notamment dans la dense dernière scène [1], il ne peut être compris qu’à la lumière de toute sa vie.

 

Au point de départ, Nora apparaît comme une femme-enfant, adorée car adorable. Certes, elle est un « étourneau » dépensier, mais elle cherche tellement à plaire à tous. Il apparaît progressivement qu’elle est en réalité considérée par tous, Helmer son mari comme ses amis, comme un bébé. De fait, Helmer ne l’appelle que par des noms d’oiseau. Et elle-même joue volontiers ce jeu, se croyant incapable d’en jouer un autre : « Tu as vraiment besoin qu’on te dirige », dit Helmer, à quoi Nora répond : « Tu vois bien que j’ai besoin de toi [2] ! ». La jeune femme a bien essayé de poser un acte autonome de générosité, mais à l’insu de tous.

Peu à peu, elle prend conscience de son manque de maturité. « Il faut que je réfléchisse par moi-même et que j’essaie d’y voir clair [3] ». La prise de conscience est tellement vive qu’elle estime que la seule solution est de quitter son mari : « [Je dois] essayer de faire ma propre éducation. Et là, tu ne peux pas m’aider. Il faut que je sois seule… Et que je te quitte [4] ». À côté de ses devoirs envers son mari et ses enfants, elle a « d’autres devoirs tout aussi sacrés. Envers moi-même [5] ». Même la religion ne peut pas l’aider, car elle pourrait encore y aliéner sa conscience et sa liberté.

Plus encore, Nora nomme la cause ou plutôt les causes de son mal. Elles sont d’ordre psychologique : elle reproduit le schéma parental, notamment de soumission : « J’étais ta femme-poupée, comme chez papa j’étais l’enfant-poupée. Les enfants, à leur tour, ont été mes poupées à moi. J’étais contente que tu joues avec moi, comme ils le sont que je joue avec eux. C’est cela, notre union, Torvald [6] ». Elles sont aussi d’ordre éthique : tout en prétendant l’aimer, son entourage l’aliène. Helmer, notamment, se veut le sauveur de sa femme, au point de se substituer à son intelligence et à sa liberté : « Je ne te demanderai qu’une chose : de tout me dire, toujours. Je serai ta conscience et ta volonté [7] ».

Le changement de Nora s’opère par une douloureuse prise de conscience, une perte de ses illusions sur elle et sur l’amour de son mari. Elle qui aime inconditionnellement découvre que l’amour d’Helmer est limité, qu’il ne sacrifierait pas « son honneur pour l’être qu’il aime [8] » et qu’il ne veut en rien dépendre d’elle : « Quelle humiliation ce serait pour lui d’apprendre qu’il me doit quelque chose [9] ». Au total, Helmer aime sa femme comme une chose qu’il possède. Nourrissant à son égard, une passion dominatrice toute érotique et donc aussi possessive que jalouse, il veut la posséder. Ainsi qu’il l’avoue lorsqu’il voit sa femme danser la tarentelle [10]. Apparemment altruiste, il est en réalité captatif. Apparemment personnaliste, son amour est en réalité utilitariste.

Si importante soit la descente en soi-même (cf. Lc 15,17), jamais une métamorphose ne s’opère seule. Trois médiateurs joueront un rôle décisif dans l’évolution de Nora : l’amie généreuse, Kristine, chez qui seule le don est pur ; l’‘ennemi’, plus blessé que méchant, Krogstad et l’amoureux transi et respectueux, le Dr. Rank qui n’a jamais rendu visite que parce qu’il aimait Nora. De Kristine, Nora apprend ce qu’est le don ; de Krogstad, elle découvre la vanité du prétendu don qu’elle a fait ; de Rank, elle mesure combien elle a pu se méprendre sur le véritable amour et ce qu’est être dépendant et vulnérable.

À l’instar des « trois jours » passés par le Christ dans « le cœur de la terre » (Mt ), les trois jours de recul que prend Nora aux alentours de Noël, sont une véritable pâque. Et, loin de s’arrêter à l’indépendance, l’arrachement à la dépendance, c’est-à-dire la fusion, conduit Nora à désirer désormais l’interdépendance, c’est-à-dire la communion. Juste avant de partir, la frêle héroïne ne dit-elle pas, douloureusement, mais lucidement : « Il faudrait que nous changions, toi et moi, jusqu’à… […] faire de notre rencontre un vrai mariage [11] ».

Pascal Ide

[1] Henrik Ibsen, Maison de poupée, Adaptation de Geneviève Lézy et Claude Santelli, Paris, Actes Sud, 1987, Acte 3, scène 5, p. 72 à 85.

[2] Acte 2, scène 8, p. 60.

[3] Acte 3, scène 5, p. 81.

[4] Ibid., p. 80.

[5] Ibid., p. 81.

[6] Ibid., p. 79.

[7] Ibid., p. 77.

[8] Ibid., p. 83.

[9] Acte 1, scène 3, p. 18.

[10] Acte 3, scène 3, p. 69.

[11] Acte 3, scène 5, p. 84.

28.7.2020
 

Les commentaires sont fermés.