L’homme numérique. Flexions et réflexions (fin de l’introduction)

Conférence de Pascal Ide, vendredi 12 janvier 2018, IUPG, Bordeaux.

b) Changement bénéfique ou maléfique ? En général

La seconde question est évaluative ou axiologique. Ce changement est-il bénéfique ou non pour notre société ? Les TIC en général, Internet en particulier, sont-ils humanisants ou aliénants ? Dit autrement, peut-on se confier aux technologies du numérique ou doit-on s’en méfier ? Là encore, le plus intéressant réside dans les critères que l’on peut se donner ? Question subsidiaire : les critères de la morale classique suffisent-ils ou non ?

Beaucoup d’approches sont d’abord descriptives ou explicatives, afin d’aider à mieux comprendre le monde qui est le nôtre [1]. De fait, les ouvrages peuvent se répartir selon qu’ils s’enthousiasment de la cyberculture ou qu’ils mettent en garde [2]. La double posture, technophobique et technolâtrique, qui se vérifie de la technique en général, se vérifie aussi singulièrement des nouvelles technologies du numérique. Nous l’illustrerons à partir du téléphone portable.

1’) La posture technophobique

« Le numérique dévore le monde », affirme Marc Andreessen, co-fondateur de Netscape [3]. Cette assertion est d’ailleurs ambivalente, selon que le verbe est interprété comme l’énoncé d’un fait ou comme un jugement.

Le téléphone portable ne pollue-t-il pas notre relation à l’autre ? « La sonnerie d’un portable retentit : dans le wagon d’un train de longue distance, soixante-dix-neuf personnes sursautent agacées ; l’une répond [4] ». Qui ne se sent pas concerné ? Mais voilà une éloquente illustration de cette technophobie liée au téléphone portable chez un philosophe italien bien connu en France, Giorgio Agamben :

 

« Vivant en Italie, c’est-à-dire dans un pays où le sgestes et les comportement ont été refaçonnés de fond en comble par les téléphones portables, j’ai fini par nourrir une haine implacable pour ce dispositif qui a rendu les rapports entre les personnes encore plus abstraits. Même si je me suis surpris à me demander plusieurs fois comment détruire ou désactiver les téléphones portables, mais également comment éliminer ou tout au moins punir et emprisonner ceux qui continuent de s’en servir, je ne crois pas qu’on puisse trouver là la bonne solution [5] ».

 

La radicalité et la violence du propos étonnent d’autant plus que le philosophe est connu pour son souci aigu de condamner les aliénations et de repérer les formes actuelles de camp de concentration et que le passage n’est en rien argumenté… En fait, le passage excessif mis en italiques qui vient d’être lu est absent de la traduction française et présent dans l’original italien [6]. L’euphémisation de la traduction française – qui devient ici une trahison – atteste ainsi l’excès liberticide de la prise de position d’Agamben.

Voici une dernière citation, tirée d’un collectif grenoblois anonyme : « Si nous voulons vraiment préserver ce qui reste de notre environnement, nous affrnchir de la marchandise, briser les paillasses de ce monde-laboratoire, résister au techno-contrôle : refusons le téléphone portable [7] ». L’argumentation de ce groupe qui paraît anarchique, passe toutes les nuisances de notre époque en revue, écologique (pollution des nappes phréatiques sous les usines de fabrication des microprocesseurs pour portables), somatique (ondes nuisibles pour le cortex), psychologique (dépendance à internet), éthique (harcèlement publicitaire) et politique (traçabilité des utilisateurs, voire induction indirecte du prolongement de la guerre au Congo). Bref, « chaque fois que vous passez un coup de fil sur votre portable, vous jouez avec la santé des habitants du Grésivaudan, avec la vie des Congolais et celle des derniers grans singes de la planète [8] ».

2’) La posture positive

Cette accusation adressée à la technique, ici au téléphone portable, d’être fasciste, n’est bien sûr pas recevable. Elle rentre dans le cadre plus général des reductio ad Hitlerum qui sont une méthode (digne de Schopenhauer dans L’art d’avoir raison) tellement fréquentes, tellement injustes et intellectuellement creuses, qu’elle porte un nom : le point Goldwin. Ce nom est celui de la personne qui, ayant constaté la généralisation de la nazification, en a dénoncé l’inanité.

Comment nier les immenses avantages de la vie numérique ? Du plus extérieur au plus intérieur. Les lieux – villes, bureaux, domiciles, etc. – seront non seulement connectés, mais imprimés en 3D et à énergie positive. Nos voitures vont de plus en plus ressembler à des smartphones. Notre travail routinier et pénible sera de plus en confié à des exosquelettes, des Cyborgs. Notre santé, donc notre corps, consistera toujours plus à détecter et prédire les maladies, voire les éradiquer en réparant les gènes défectueux. L’éducation, donc notre âme, consistera à apprendre de manière ludique, par la médiation de jeux vidéos, et médiatisée par de nouveaux supports.

Reprenons l’exemple du téléphone portable. Un philosophe français à qui j’emprunte une partie des références sur la technophobie du portable, affirme : « L’iPhone ou l’objet ultime » [9]. Il y a bien quinze ans, une publicité pour le portable avait lancé le slogan : « Plus jamais seul… »

Et si je vous posais la question : que diriez-vous ?

c) Changement bénéfique ou maléfique ? En particulier

On pourrait classer ces apories en fonction des différents transcendantaux : vrai (apories noétiques et anthropologiques), bien (apories éthiques et politiques), être (apories ontologiques) [10].

1’) Apories noétiques

J’entends par apories noétiques (du grec nous, « esprit »), celles qui concernent la connaissance. Ces difficultés sont multiples. Sans prétendre être exhaustif, elles concernent le support de l’information (l’écrit en général, le livre en particulier, vont-ils disparaître ?), la quantité d’information (subit-on un excès d’information ?), sa finalité qui est la vérité (les TIC transmettent-elles une information fiable ? suscitent-elles une nouvelle créativité ?), mais plus encore et avant tout, la forme même de l’intelligence (à l’instar de l’écrit ou de l’imprimerie, les TIC vont-elles introduire une nouvelle modalité d’exercice de l’esprit ?).

2’) Apories anthropologiques

Les TIC introduisent plusieurs mutations d’importance concernant l’homme, notamment son corps (l’entrée dans le monde numérique est-il une sortie de la matérialité ?) et sa relation au temps (l’informatique efface-t-elle la durée, sa continuité ?) et à l’espace (l’informatique efface-t-elle le trajet ?).

3’) Apories éthiques

Étroitement connectées aux précédentes apories, les apories éthiques introduites par les technologies du numérique sont aussi importantes. Elles concernent principalement la liberté (le monde connecté rend-il plus libre ou plus aliéné, c’est-à-dire dépendant ?), le bonheur (le monde connecté rend-il plus heureux ou réduit-il le bonheur au seul plaisir ?) et la relation à l’autre (le monde connecté favorise-t-il le narcissisme ou l’altruisme ? ; le friending s’identifie-t-il à l’amitié au sens propre ?).

4’) Apories politiques

Les TIC suscitent aussi des interrogations sociales, politiques et juridiques : vont-elles favoriser l’intégration, donc l’unité, ou au contraire, contribuer à une disparité encore plus grande, économique, mais aussi technique (ce que l’on appelle la fracture sociale, voire numérique) ?

5’) Apories ontologiques

Le cybermonde se propose d’introduire non seulement à un nouvel humanisme (l’humanisme englobant les quatre premiers groupes d’apories qui sont tous centrés sur l’homme), mais à un renouvellement de la métaphysique (la conception de l’être), voire de la cosmologie (de la relation à la nature).

Les questions ici posées se regroupent toutes autour de l’interrogation fondamentale : quel est le statut ontologique du numérique ? Partant de ce point de vue le plus englobant se posent au moins trois questions : le monde numérique est-il réel ou irréel, voire hyperréel ? Est-il matériel ou immatériel ? Est-il actuel ou potentiel (virtuel, possible) ? Derrière ces questions en bivium, donc fermées, se posent d’autres questions, ouvertes : les TIC introduisent-elles une autre matérialité, voire une autre réalité ?

4) Plan

Les développements détailleront et illustreront ces apories, souvent en montrant le pour et le contre, et en tentant d’apporter quelques critères de réponse.

Je procéderai en deux temps. D’abord, je tenterai de déterminer ou plutôt d’approcher la nature de la mutation apportée par l’ère du numérique (B). Ensuite, je répondrai aux différentes apories. Ma perspective sera successivement générale (C), éthico-politique (D), anthropologique (E), métaphysique (F). Il a fallu choisir, dans les rubriques (nous aurions aussi pu encore de la perspective éducative ou théologique) et les sous-rubriques.

Pascal Ide

[1] Cf., par exemple, le récent ouvrage : Philippe Boyer, Nos réalités augmentées. Ces 0 et ces 1 qui envahissent nos vies, Éd. Kawa, La Tribune, 2017.

[2] Cf., par exemple, Philippe Breton, Le culte de l’Internet. Une menace pour le lien social ?, Paris, La Découverte, 2000 ; Jean-Paul Bringhelli, La fabrique du crétin. La mort programmée de l’école, Paris, Gawsewitch, 2005 ; Dominique Maniez, Les dix plaies d’Internet. Les dangers d’un outil fabuleux, Paris, Dunod, 2008 ; Pascal Lardellier, Le pouce et la souris. Enquête sur la culture numérique des ados, Paris, Fayard, 2006 ; Paul Virilio, Cybermonde, la politique du pire. Entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 1996 ; Dominique Wolton, Internet et après. Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion, 1999.

[3] Sur internet :

[4] Miguel Benasayag et Angélique del Rey, Plus jamais seul. Le phénomène du portable, Paris, Bayard, 2006, p. 70.

[5] Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, trad. Martin Rueff, Paris, Rivages poche, 2007, p. 35. Souligné par moi.

[6] « e a come eliminare o almeno punire e imprigionare coloro che ne fanno uso » (Giorgio Agamben, Che cos’è un dispositivo ?, Roma, Nottetempo, 2006, p. 24).

[7] La tyrannie technologique. Le téléphone portable, gadget de destruction massive, Grenoble, Éd. l’Échappée, 2007, p. 183.

[8] Ibid., p. 156.

[9] Vincent Billard, iPhilosophie. Comment la marque à la Pomme investit nos existences, coll. « Quand la philosophie fait pOp », Québec, Presses de l’Université Laval, 2011, p. 51-103.

[10] Plus globalement, pourrait-on distinguer une quadruple approche qui ne serait pas sans relation avec les quatre sens de l’Écriture : approche technique (sens littéral), anthropologique (sens typologique), éthique et politico-juridique (sens moral), ontologique et historique (sens anagogique) ?

 

26.9.2018
 

Les commentaires sont fermés.