La dimension sociale du péché dans le magistère de l’Eglise 2/5

Ce texte a été élaboré en l’an 2000. Il a été soumis à un groupe de recherche autour de Philippe Saint-Germain, dans le cadre de la revue Liberté politique. Il n’a jamais fait l’objet d’une publication à part.

2) Approche à partir des deux textes fondateurs

a) La difficulté fondamentale

Commençons par l’objection la plus fondamentale, la plus évidente, mais aussi la plus redoutable, car nous la rencontrerons à chaque pas.

Réduite à sa plus simple expression, la difficulté se formule ainsi. Le péché est, par essence, un acte humain volontaire, donc personnel. Or, le social s’oppose au personnel. Donc un péché ne peut être social.

b) Réponse lexicale

Une première mise au point, d’ordre logique et philologique, ne sera sans doute pas inutile. Dans les expressions « péché personnel » et « péché social », le terme péché est employé de manière analogique. « Si l’on peut et si l’on doit parler analogiquement de péché social et aussi de « péché structurel’ – puisque le péché est proprement un acte de la personne – », dit le pape, opposant explicitement deux types de prédication, analogique à propre [1]. Et, dans Reconciliatio et pænitentiæ : « C’est pourquoi, si l’on parle de péché social, l’expression prend ici une signification évidemment analogique [2] ».

On a au moins un autre exemple d’usage analogique du terme péché [3], même si, pour éviter toute confusion, ces cas ne sont pas évoqués : péché actuel et péché originel [4].

A noter que cette question logique ne préoccupe que les deux documents qui sont aussi parmi les tout premiers.

A cette première réponse, il faut joindre une réponse conceptuelle. En effet, social peut dire péché de plusieurs manières. En quels cas, la prédication est-elle analogique ? Cette question fait surtout l’objet de l’exhortation apostolique Reconciliatio et pænitentiæ, mais restera toujours présente en arrière-fond du propos du Saint-Père.

c) Sens de « péché social » dans Reconciliatio et pænitentiæ, 16

Dans une distinction désormais célèbre, Reconciliatio et pænitentiæ, n° 16 a systématisé les sens possibles de l’expression « péché social ». Cette distinction fut souvent reprise depuis, ce qui ne signifie pas qu’on ait cherché à en faire une exégèse rigoureuse. Tentons de clarifier la question et commençons d’abord par numéroter les divers paragraphes de 1 à 10.

Cette expression péché social est aporétique, car elle est composée de deux concepts faisant presque oxymore. Elle est donc en fait non pas un concept (en deux mots) mais une problématique déguisée dont le prédicat est social et le sujet péché (personnel) : le péché est social. Mais au fait : le péché peut-il être dit social ? Oui, répond Reconciliatio et pænitentiæ, et selon trois significations possibles.

1’) Comme une conséquence ou un effet (§ 4).

En quoi consiste le premier lien entre social et péché ? Le texte demeure conceptuellement imprécis pour trois raisons. Tout d’abord, pour exprimer cette relation, il fait appel au verbe répercuter et au mot répercussion : « le péche de chacun se répercute d’une certaine manière sur les autres […]. Tout péché a une répercussion » [5]. Or, ces termes qui appartient au registre de la physique sont d’ordre métaphorique. Ensuite, le pape fait appel à d’autres expressions qu’il ne réemploie pas, à savoir les termes de « solidarité » et de « communion ». Si ces noms sont homogènes au champ sémantique – éthique – du péché social, en revanche, leur multiplication sans réemploi et, au total, la dispersion langagière même de ces notions, associées à celle de répercussion souligne leur imprécision conceptuelle. Enfin, le pape fait appel à une analogie forte entre la communion des saints et la communion des pécheurs. Mais si forte soit la similitude, elle demeure similitude. Or, le raisonnement par analogie, de par sa structure logique, demeure le plus débile de tous.

Néanmoins, il n’est pas impossible de trouver un terme, absent du texte, pour en unifier et en conceptualiser le contenu. Je propose « conséquence » ou « effet ». Au premier sens, social dit péché comme sa conséquence ou son effet. La répercussion est le mouvement ou l’effet mécanique des fluides ou des solides, d’un ébranlement initial ; le signifié du terme s’étend donc naturellement vers celui d’effet.

Notons toutefois que, puisque effet dit cause, la nature du lien d’effectivité demeure à déterminer. Ce sera notamment le travail de l’encyclique Sollicitudo rei socialis.

2’) Comme un objet (§ 5).

Ensuite, social dit péché comme un « objet », au sens éthique du terme. Ici, le pape emploie expressément le terme, qui, dans le vocabulaire théologique, est doué de technicité. Plus encore, il argumente. En effet, l’objet d’un acte est ce qui le spécifie au plan anthropologique et le qualifie au plan éthique. Or, certains péchés ont pour objet, de par leur nature, le prochain, ce que l’Évangile appelle le frère. Mais ce frère est un socius. Donc de tels péchés sont sociaux.

Pour établir la mineure, Jean-Paul II donne six exemples [6] qui constituent presque une induction complète : les péchés contre l’amour du prochain, contre la justice précisons interpersonnelle (personne individuelle ou morale), contre les droits de la personne humaine (le pape en donne trois exemples de ces droits : la vie, la liberté, la dignité et l’honneur), contre le bien commun, du dirigeant ayant charge du bien commun, du travailleur.

La distinction est-elle rigoureuse ? En toute vérité, non. En effet, elle pèche contre les règles d’homogénéité et d’exclusion. D’homogénéité puisqu’elle mêle les plans surnaturel et naturel. D’exclusion, puisqu’elle range dans les péchés contre la justice, ceux qui concernent la relation « de la personne avec la communauté » et qu’elle parle ensuite du péché du citoyen « contre le bien commun et ses exigences ». Il demeure que cette division est, jusqu’à plus ample analyse, à peu près exhaustive. Le travail de théologie sociale morale serait ici de déterminer l’intérêt des catégorisations mises en place par le texte, quitte à les préciser.

3’) Comme un sujet (§ 6-10).

Au point de départ, Jean-Paul II utilise une formule complexe : « Le troisième sens du péché social concerne les rapports entre les diverses communautés humaines ». Mais presqu’en fin du n. 16, en situation conclusive, donc stratégiquement signifiante, on trouve le mot même de sujet, lui aussi doué d’un sens technique : « Une situation – et de même une institution, une structure, une société – n’est pas, par elle-même, sujet d’actes moraux ». (c’est moi qui souligne) Voilà pourquoi on peut dire qu’ici social dit le péché comme le sujet de l’acte peccamineux.

a’) Le problème

Mais il se pose un problème que souligne d’ailleurs la dernière citation : le terme sujet est employé pour que social puisse qualifier péché.

D’un côté, le texte semble affirmer que social dit le péché comme le sujet de l’acte peccamineux. Le raisonnement est le suivant (début du § 6). Certains groupes humains agissent contre la justice, la liberté, la paix ; il en donne deux exemples : la lutte des clases et les oppositions entre communautés (nations ou groupes). Or, ces agissements vont contre le dessein de Dieu, ce qui est le propre du péché. Donc, les groupes peuvent pécher. Or, être sujet, c’est être la source d’un acte – c’est volontairement que j’utilise le terme métaphorique : source, comme on le comprendra dans un instant. La place logique du terme groupe confirme d’ailleurs sa position éthique : la dignité de sujet éthique s’offusque d’être prédicat logique. On le voit donc, un sujet social peut pécher. En ce sens encore, différent des deux autres, on peut parler d’un « péché social », comme le fait le pape à trois reprises dans ce §.

D’autre part, comment doit-on comprendre qu’un groupe agisse ? Cette question qui touche directement la première prémisse du raisonnement précédent présente deux aspects que je qualifierai d’épistémologique et d’éthique.

La question épistémologique est la suivante (fin du § 6) : peut-on « attribuer à quelqu’un la responsabilité morale de tels maux [sociaux] et, par conséquent, le péché » ? Autrement dit, comment peut-on discerner la part de liberté responsable dans un mal commis par un groupe ? En effet, un acte humain est par essence personnel ; or, le péché est un acte humain ; donc, comment, lorsqu’un groupe agit, reconnaître l’origine personnelle de cette action ? Mais l’origine de l’agir d’un groupe est mal identifiable pour les raisons suivantes : l’énorme généralisation et développement, et la complexité des faits de société. Par conséquent, et je reviendrai sur ce point en parlant des mécanismes des structures de péché, cette constatation épistémologique favorise une déresponsabilisation individuelle. Aussi conduit-elle spontanément à une seconde perspective, d’ordre éthique qui est une grave objection, non sans autoriser un correctif lexical (l’analogie du signifié péché dans l’expression péché social) et une exhortation (assumer sa responsabilité).

La question éthique est différente. Certains (§ 7) estiment que « pratiquement tout péché serait social, au sens où il serait imputable moins à la conscience morale d’une personne qu’à une vague entité ou collectivité anonyme telle que la situation, le système, la société, les structures, l’institution, etc ». Selon notre catégorisation, ici, social dirait péché comme sa cause. Sujet serait ici synonyme de cause. Précisons : comme cause à l’exclusion de la liberté personnelle.

Or, cette opinion est fausse (§ 8-10). Le pape ne semble pas avoir d’expression trop forte pour le dire : « de la manière la plus claire et sans équivoque, il convient d’ajouter aussitôt qu’il est une conception du péché social qui n’est ni légitime ni admissible ». C’est déjà ce qu’il disait au tout début du n. 16 : « On ne peut ignorer cette vérité [« la personne humaine est libre »] en imputant le péché des individus à des réalités extérieures : les structures, les systèmes, les autres ». (§ 1) Pourquoi ? (§ 8-9) La raison est celle bien connue selon laquelle les péchés, les maux ne peuvent jamais être le fruit que d’actes « tout à fait personnels ». Or, « une situation – et de même une institution, une structure, une société – n’est pas, par elle-même, sujet d’actes moraux ; c’est pourquoi elle ne peut être, par elle-même [par opposition à par un autre, en l’occurrence par le péché individuel], bonne ou mauvaise ». Dit autrement, l’être social (institution, etc.) ne saurait être la cause principale ou le sujet propre du péché. Donc, la véritable origine de tout mal est toujours personnelle : elle tient non à des institutions mais à des hommes pécheurs.

Confirmation est donnée (§ 10) par les faits. Les seuls changements véritables et durables dans les situations de péchés sont liés à des conversions des responsables ; or, une conversion est toujours un acte libre de la personne. Inversement, les changements seulement structurels et institutionnels (par la force de la loi ou par la loi de la force) sont incomplets, peu durables, voire pires.

b’) Une ébauche de solution

Nous sommes donc face à un paradoxe. On ne peut manquer d’être embarrassé par un manque de clarté touchant non pas ce qui est refusé, mais ce qui est accepté. En effet, s’il est clair que le péché ne peut être imputé à l’institution, comment se fait-il que Jean-Paul II n’hésite pas à parler d’un « mal social » (à deux reprises) mais aussi de péché social, au sens analogique ? N’y a-t-il pas là une dangereuse équivocité ? Nous en revenons donc à la question de départ : comment, prédiquer social à péché, ici du point de vue du sujet, donc de la cause ? (§ 8)

Une réponse complète doit préciser deux points : le sens du prédicat social et sa relation avec le sujet péché, cette relation se dédoublant en cause ou lien de causalité et en mécanisme ou dynamisme (qui est la mise en œuvre, en mouvement effectuée par la cause).

Tout d’abord, que recouvre ce terme de social ? Jean-Paul II dit brièvement qu’il s’entend de groupes, de nations, voire des blocs de nations. Le terme social est donc très générique et il ne faut pas attendre de l’expression « péché social » qu’elle le spécifie plus avant. Ce sera l’une des fonctions de l’expression « structure de péché ».

Ensuite, quelle est la nature du lien entre ces péchés personnels et le mal d’ampleur sociale ? Jean-Paul II propose trois termes : « ces cas de péché social, dit-il, sont le fruit, l’accumulation et la concentration de nombreux péchés personnels ».On peut risquer une interprétation minimum. D’abord, « fruit » signifie, métaphoriquement la conséquence, l’effet : le péché social est conséquence de péchés personnels. Mais le caractère métaphorique du terme interdit de davantage préciser la nature de la relation de causalité : directe ou indirecte, par exemple. Les deux autres termes sont en revanche rigoureux, notionnels : accumulation signifie le grand nombre, la quantité ; et concentration dit l’application sur un point ; or, en moral le point est la finalité ou la matière (l’objet). Si nous rassemblons donc l’enseignement tiré de ces trois termes, nous pouvons dire que le péché social naît, a pour cause (fruit) un grand nombre de péchés personnels (accumulation) appliqués à la poursuite d’une fin ou d’un objet. Ce qui est facile à illustrer.

Il demeure que quatre constatations nous conduisent à conclure à l’imprécision de l’analyse : ces termes ne sont ni décrits, ni expliqués, ni illustrés ; ils ne sont pas répétés, leur donnant un sens sinon technique, du moins indicatif ; au moins le premier d’entre eux est métaphorique, à quoi on peut joindre une certaine dispersion du champ langagier ; surtout, aucun terme plus générique ne les recouvre, aucun concept unificateur ne vient recouvrir de manière univoque le signifié : la multiplication des termes est une manière d’éviter la systématisation.

Enfin, tel étant le lien de causalité entre les péchés personnels et le péché ou mal social, quel mécanisme concret les relie ? Voici ce qu’en dit l’exhortation : « Il s’agit de péchés tout à fait personnels de la part de ceux qui suscitent ou favorisent l’iniquité, voire l’exploitent ; de la part de ceux qui, bien que disposant du pouvoir de faire quelque chose pour éviter, éliminer ou au moins limiter certains maux sociaux, omettent de le faire par incurie, par peur et complaisance devant la loi du silence, par complicité masquée ou par indifférence ; de la part de ceux qui cherchent refuge dans la prétendue impossibilité de changer le monde ; et aussi de la part de ceux qui veulent s’épargner l’effort ou le sacrifice en prenant prétexte de motifs d’ordre supérieur ». Conclusion : « Les vraies responsabilités sont donc celles des personnes ».

Cette énumération est-elle simplement illustrative, voire inductive ? Il ne me semble pas.

En premier lieu, les exemples sont plus qu’une énumération de cas singuliers, individuels : ils relèvent d’une typologie particulière au sens logiquement précis du terme. En second lieu, le texte propose une classification quadripartite des péchés personnels en relation avec un péché social : 1. certains péchés personnels sont cause directe du mal, de l’iniquité ; 2. d’autres sont cause indirecte car ils n’évitent pas ce mal ; 3. d’autres le sont par fatalisme ; 4. d’autres le sont par démission face à des motifs d’ordre supérieur. Or, il ne me semble pas impossible d’extraire de ce classement une systématicité implicite : il distingue d’abord les péchés par action (1) des péchés par omission et démission (2-4) ; le texte prend d’ailleurs bien soin de marquer le caractère intentionnel et pécheur de chacun des mécanismes par omission : « bien que disposant », « cherchent refuge », « veulent s’épargner […] en prenant prétexte ». Il opère une distinction selon le niveau d’omission : omission quant au pouvoir (2), omission quant au savoir (3 et 4), le premier, en aval, touchant l’exercice de la volonté, le second, en amont, touchant la saisie par l’intelligence. Enfin, l’omission relative au savoir est une ignorance due à une erreur, une fausse croyance ; or, celles-ci sont de deux ordres : le monde est impossible à changer, le monde doit être ce que les supérieurs ont décidé. Voire, se fiant à la hiérarchisation introduite entre virgules et points-virgules, au sein de chacun de ces groupes se dessinent des sous-distinctions : par exemple, parmi les péchés par action (1), certains sont à l’origine du péché social (ils le « suscitent »), d’autres « favorisent » son existence en devenir, d’autres enfin supposent son existence intégrale (ils l’ »exploitent »). En troisième lieu, car cette énumération est d’une importance suffisante pour qu’elle soit citée in extenso dans la note 65 de l’encyclique Sollicitudo Rei Socialis. La richesse de cette typologie mérite donc que la théologie sociale s’y attarde et l’élabore, exploitant et d’abord corrigeant la tentative de classification qui a été proposée.

Cette analyse de Jean-Paul II me semble particulièrement suggestive ; elle est sans équivalent dans le reste de ses écrits.

Il demeure que, là encore, aucun mécanisme unique ne chapeaute l’ensemble. On pourrait imaginer que le premier d’entre eux ait valeur exemplaire ou soit comme le premier analogué d’une série de significations analogues. D’autant plus qu’il est corrélé au péché par action ; or, au sein de la distinction des péchés par action et par omission, celui-ci réalise seul pleinement la définition de péché. Néanmoins nous en restons à ce plan intermédiaire entre l’universel et le singulier que Hegel appelle, à la suite de la scolastique, le particulier. Le texte laisse donc insuffisamment déterminée la nature exacte du mécanisme par lequel on passe des péchés personnels au péché social. C’est à nouveau le travail d’une exégèse précise de le déterminer.

4’) Conclusion

Résumons ce qui précède. Les trois relations de prédication du social et du péché placent le prédicat social d’abord en aval, puis au même plan et enfin en amont du sujet péché. En termes rigoureux, la dimension sociale est, dans le premier cas conséquence du péché, dans le second, constitutif objectif ou spécificateur, et dans le troisième, cause [7]. Bien évidemment, ces sens peuvent se cumuler, et c’est le cas dans tel ou tel exemple donné par Jean-Paul II. Ainsi quand il parle d’exploitation, il est fréquent que le péché soit social par son effet, son objet et son sujet.

Par ailleurs, social ne qualifie pas le péché de la même manière dans les trois cas : il le prédique au sens propre dans les premier et second cas. En revanche, dans le troisième cas, et le pape insiste sur ce point, la prédication est impropre ou analogique. La réflexion de théologie morale a maintenant établi en quel sens et pourquoi on peut parler de péché analogique à propos de l’expression « péché social ».

Enfin, nous avons vu que, hormis le second cas (le péché social dont l’objet est autrui), les premiers et troisièmes types de relation demandent à être précisés par une analyse rigoureuse de théologie morale sociale. Le texte fondateur, si analytique soit-il, appelle donc des développements ultérieurs : en quoi les péchés personnels peuvent-ils engendrer une conséquence sociale ? (premier sens de péché social) En retour, en quoi une réalité sociale peut-elle susciter, sans jamais en être la cause principale, des péchés personnels ? (troisième sens de péché social)

d) Sens de « structures de péché » dans Sollicitudo rei socialis, 35-37

1’) Point de départ de la réflexion

Le point de départ de la réflexion du pape est très différent de celui de Reconciliatio et pænitentiæ. Alors que l’exhortation partait d’une question lexicale – quel sens donner à l’expression « péché social » ? -, l’encyclique part d’une situation réelle : les obstacles au développement. Elle en constate l’existence (n. 35) et s’interroge sur l’interprétation qu’on en donne. Pour bon nombre d’observateurs, les causes des obstacles au développement sont de deux ordres : seulement économique et politique (aussi). Il est en effet clair que telle ou telle décision concrète de dirigeant politique rend ou non le développement conforme au bien commun de l’humanité. Mais il y a une troisième cause, plus fondamentale, d’ordre moral : en effet, les « comportement des hommes considérés comme des personnes responsables interviennent pour freiner le cours du développement » ; or, qui dit action responsable dit action morale. Cette cause morale, d’ailleurs, se dédouble selon sa source d’inspiration, seulement humaine ou chrétienne (la lumière de la foi et la grâce divine).

Mais l’action morale peut soit favoriser le bien, ici le développement, soit le freiner, donc opter pour le mal. Et, comme on l’a déjà vu dans la citation qui précède, c’est ce second aspect que Jean-Paul II va d’abord considérer au n. 36, pour revenir sur le premier au n. suivant (37). Or, c’est en considérant les obstacles au développement que le pape introduit la notion nouvelle de « structures de péché ». Il parle aussi un moment de « mécanismes pervers » (n. 35), expression qu’il associera parfois par la suite à la première.

Deux remarques pour finir. Bien que citée neuf fois, l’expression est toujours placée entre guillemets ; mais cette caractéristique ira en disparaissant dans les documents ultérieurs. Par ailleurs, le complément d’objet n’est jamais au singulier sous la plume du pape dans Sollicitudo rei socialis, et ce fait ne variera quasiment pas.

2’) Existence des « structures de péché »

Nous avons déjà vu que la présence de comportements responsables freinant le développement prouvait l’existence de « structures de péché ». Jean-Paul II ajoute un autre argument tiré de quatre faits : « on peut parler d’’égoïsme’ et de ‘courte vue’ ; on peut penser à des ‘calculs politiques erronés’, à des ‘décisions économiques imprudentes’ ». Or, continue le texte, « dans chacun de ces jugements de valeur on relève un élément de caractère éthique ou moral ». Mais on appelle péché, l’acte humain mauvais. Voilà pourquoi les structures, les institutions qui font obstacle au développement sont dues au péché, donc peuvent être appelées « structures de péché ».

Le péché dit donc la structure selon le premier type de prédication distingué à propos de l’expression « péché social », à savoir comme la cause, la « racine ». Et voilà pourquoi Jean-Paul II accorde une telle importance à cette notion « que l’on n’applique pas souvent à la situation du monde contemporain » : une analyse juste juste des actions humaines doit toujours prendre en compte la dimension éthique et ne pas en rester aux seules dimensions économiques et politiques.

3’) Nature des « structures de péché »

Reconciliatio et pænitentiæ avait pour de point de départ la notion de social qui dit très généralement la relation à l’autre. Sollicitudo rei socialis parle de structure qui n’implique pas seulement la mise en relation de plusieurs éléments, donc des autres, mais aussi un ordre, une organisation minimale.

Quelles sont les relations structure-péché ? Elles sont bilatérales. D’un côté, et c’est le point essentiel sur lequel insiste Sollicitudo rei socialis, les structures « ont pour origine le péché personnel et, par conséquent, sont toujours reliées à des actes concrets des personnes ». De l’autre côté, ces structures « deviennent sources d’autres péchés, et elles conditionnent la conduite des hommes ». Et la conjonction causale « ainsi » qui joint les deux phrases retrouve la structure en cascade déjà repérée dans Reconciliatio et pænitentiæ : le péché est à la fois source et terme.

L’encyclique ne se contente pas de constater l’existence de cette double relation, elle en ébauche la nature et le mécanisme.

D’un côté, trois verbes décrivent la relation entre péché en amont et structure : les péchés « font naître », « consolident » et « rendent difficiles à abolir » les structures [8]. Ces verbes décrivent trois actions différentes : les deux premières s’échelonnent dans le temps : naissance et raffermissement ; la troisième caractérise davantage la profondeur et se trouve en relation avec la notion d’obstacle au développement qui a introduit la structure de péché.

De l’autre côté, quatre verbes décrivent la relation entre les deux derniers (structure et péché en aval) : les structures « se renforcent, se répandent et deviennent sources d’autres péchés, et elles conditionnent la conduite des hommes ». Le premier verbe de la seconde série ne fait que reprendre le second de la première série (« consolident ») et le répéter : le péché renforce la structure elle-même ; les trois autres disent l’effet de la structure sur les péchés personnels, à savoir leur facilitation donc leur multiplication, soit de manière plus imagée (répandre et source évoquent l’eau) pour les second et troisième, soit de manière rigoureuse, conceptuelle, pour le quatrième : les structures « conditionnent », sont source de conditionnement. L’exposé de l’exhortation Reconciliatio et pænitentiæ été moins précis.

Enfin, que sont les structures qui sont médiatrices de péché ? Elles ne sont jamais définies pour elles-mêmes. Mais les termes équivalents et le contexte montrent que sont les institutions qui ont pour objet le bien commun. Au n. 37, il est un moment précisé : « les nations et les blocs » et « certaines formes modernes d’’impérialisme’ ». Surtout, le pape souligne discrètement qu’elles ne sont pas réductibles aux péchés qui, en quelque sorte, transitent par elles : en effet, aucune des verbes de la première série n’est pronominal, alors que deux de la seconde se conjuguent au mode réflexif ; or, le « se » souligne l’intériorité de la source. Le texte signale ainsi que la structure est douée d’une sorte d’autonomie.

4’) La dimension religieuse des « structures de péché »

Jusqu’ici, notre propos a strictement relevé de la morale sociale. Comme l’a fait justement remarquer le père François Daguet, quand on parle en stricte morale sociale, on devrait parler de « structure de faute » et réserver l’expression « structure de péché », comme d’ailleurs « péché social » au seul domaine religieux ou, mieux, théologal. En effet, la faute est au péché, ce que la nature (ici humaine) est à la grâce. En tout cas, le pape distingue ici explicitement à au moins deux reprises ce double plan, ce qui, jusqu’à plus ample informé, constitue un happax : cette distinction n’est notamment pas opérée dans Reconciliatio et pænitentiæ qui pourtant introduit la notion de « péché social ».

Or, explique l’encyclique, au plan surnaturel, on parle de péché comme d’acte bon en référence avec la volonté de Dieu énoncée dans sa loi (le Décalogue) et accueillie dans la foi. Il faut aussi ajouter que le Dieu juste qui dit le bien et donne la force de l’accomplir est aussi le Dieu riche en miséricorde qui pardonne le pécheur.

5’) Nature des péchés sources des « structures de péché »

Au n. 37, prolongeant pour une part la réflexion religieuse de la fin du n. 36, Jean-Paul II précise les péchés « aujourd’hui les plus caractéristiques » qui « induisent », comme il dit, les « structures de péché » : « le désir exclusif du profit » et « la soif du pouvoir dans le but d’imposer aux autres sa volonté ». Autrement dit, la cupidité et l’orgueil compris comme vaine gloire. Et le texte précise que ces « attitudes » ne sont pas pécheresses par leur objet, mais par leur démesure : il faut que le profit et le pouvoir soient recherchés « à tout prix », autrement dit soient absolutisées, considérées comme des absolus. Or, seul Dieu est l’Absolu que l’on peut chercher « à tout prix », puisqu’il est au-dessus de tout prix. Mais toute créature de remplacement de l’unique Absolu est ce que la Bible appelle une idole. Voilà pourquoi le pape parle avec force des « véritables formes d’idolâtrie de l’argent, de l’idéologie, de la classe, de la technologie ». Par ailleurs, ces attitudes qui sont en soi, de jure, séparables, de facto, sont « indissolublement liées ».

Nous tenterons plus bas une explication causale de cette double constatation : prédominance de ces deux péchés et leur corrélation indissoluble.

6’) Finalité essentiellement pratique du propos sur les « structures de péché » le remède

Au terme du n. 37, le pape revient sur son intention et la précise. S’il a introduit ce concept nouveau de « structures de péché », c’est pour poser un juste diagnostic (il parle de « diagnostiquer ») sur la situation actuelle, ici de développement des peuples : la cause du mal est le péché (et non pas seulement les structures). Mais cela suppose que l’on cherche derrière les causes économiques et politique, les « véritables formes d’idolâtrie » qui, véritablement, « se cachent ».

Or, « diagnostiquer ainsi le mal amène à définir avec exactitude » le traitement. La finalité du propos de Jean-Paul II est donc essentiellement pratique : trouver un remède. C’est ce que développe le n. 38 parlant notamment de « conversion » [9].

Nous avons vu que les deux péchés personnels qui sont la source des structures de péché sont la cupidité (le désir de profit) et la vanité (la soif du pouvoir). Mais un remède efficace s’attaque à la cause et non pas seulement aux effets. Or, la cupidité consiste à tout prendre pour soi, ce à quoi s’oppose le geste de « se perdre » pour le prochain, et la vanité consiste à faire de l’autre un moyen pour soi, ce à quoi s’oppose le geste de « servir » son frère. Voilà pourquoi les « ‘structures de péché’ ne peuvent être vaincues – bien entendu avec l’aide de la grâce divine – que par une attitude diamétralement opposée : se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à ‘se perdre’ pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à ‘le servir’ au lieu de l’opprimer à son propre profit [10] ».

Une vertu lutte particulièrement contre les sources des structures de péché qui viennent d’être énoncées : c’est la solidarité. En effet, celle-ci n’est pas un « sentiment vague, mais une vertu qui « est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun » (cette définition n’est pas sans relation avec la définition classique de la justice tirée du Digeste d’Ulpien). Or, le bien commun est « le bien de tous et de chacun » et s’oppose donc à la recherche exclusive de ses intérêts propres [11].

7’) Conclusion

Pour conclure, je reviendrai à l’apport principal de l’encyclique. La « structure de péché » est une structure qui, ayant pour origine les péchés personnels, conditionne l’apparition de nouveaux péchés. Par conséquent, dans l’expression structure de péché, le génitif est à la fois subjectif (la structure est causée par le péché) et objectif (la structure cause le péché).

S’agit-il d’une définition essentielle ? Non. Déjà, l’énoncé reprend le terme qui est à définir, à savoir « structure ». Ensuite, il me dit la cause et les effets de la structure de péché, non son être intime. Le texte en a reconnu l’autonomie, il en a décrit certains mécanismes, mais il n’en a pas cerné l’essence.

En revanche, il s’agit de plus qu’une définition nominale. En effet, ces trois éléments (être effet de péché, en être source et être doué d’une relative autonomie) sont des notes caractéristiques, ce que la logique des prédicables appelle des propres : seules les structures de péché sont des institutions source et conséquence de péché, et ces deux notes découlent de son essence. Par conséquent, même si on ignore encore le contenu de la boîte noire (l’essence), ces propriétés suffisent à les identifier. De ce fait, elles peuvent fonder une démarche inductive et aider à cheminer vers la définition essentielle du concept « structure de péché ».

La question principale est, on le voit, celle de la nature de cette structure qui mérite doublement d’être dite « de péché » : ce que le Magistère laisse indéterminé signale en creux le travail de la théologie sociale. Notons toutefois qu’elle livre indirectement certains éléments de la définition en décrivant les mécanismes.

e) Continuité et rupture entre Reconciliatio et pænitentiæ et Sollicitudo rei socialis

Les deux types de relation péché-structure puis structure-péché décrites par Sollicitudo rei socialis recoupent respectivement la première et la troisième significations de l’expression « péché social » détaillés par l’exhortation : le péché origine de structures de péché est le péché social au premier sens, alors que le péché dont la structure est la source est social au troisième sens. En revanche, l’encyclique ne traite plus du péché social au second sens du terme. Le sens n’est pas disqualifié ou congédié ; seulement, cette détermination ne tirait son intérêt que du besoin de clarification lexicale qui n’a plus lieu d’être dans le contexte de Sollicitudo rei socialis.

Il est maintenant possible de comprendre les multiples différences existant entre les deux textes. Je les résumerai en un tableau :

 

  Reconciliatio et pænitentiæ Sollicitudo rei socialis
Expression utilisée Péché social « structures de péché »
Point de départ de la réflexion Les conséquences du péché selon la Bible (Gn 3-9) Les obstacles au développement
Intention profonde Montrer qu’à l’origine de tout péché social se trouvent des péchés personnels Montrer qu’à l’origine de toute « structure de péché » se trouvent des péchés personnels
Signification de l’expression Péché social a trois sens selon que social dit péché comme une conséquence, un objet ou un sujet (un acte) Structure dit péché avant tout comme conséquence, mais aussi comme cause : on ne retrouve donc que deux sens sur trois
Démarche mettant en relation péché et dimension sociale Le texte part de ce qu’est le péché pour rendre compte de l’expression « péché social » Le texte part de la réalité des « structures de péché » pour remonter jusqu’à l’origine morale, le péché
Elaboration du lien entre péché et dimension sociale Approche principalement descriptive Première approche conceptuelle en termes de conditionnement et d’obstacle au bien

 

Un autre tableau permettra de mieux visualiser les corrélations :

 

 

péché social au premier sens                              péché social au second sens

(comme cause)                                      (comme effet)

 

péchés personnels ———–> structure de péché ———-> péchés personnels

 

structure de péché (génitif subjectif)                    structure de péché (génitif objectif)

 

 

Le point de départ de Sollicitudo rei socialis est l’urgence d’une situation concrète dramatique : les obstacles au développement humain. Celui de Reconciliatio et pænitentiæ est une urgence plus lexicale : rendre compte de l’expression « péché social », qui est aussi le souci très pastoral de « sauver » un certain nombre d’interventions durant le synode sur la réconciliation. Il demeure que dans l’exhortation, le pape tente de défendre une notion, notamment contre les dérives liées à la théologie de la libération ; dans l’encyclique, il la promeut, il y fait appel de lui-même, sans sollicitation extérieure, pour mieux analyser une situation réelle.

Pourquoi ? J’émettrai plusieurs hypothèses. D’abord, entre les deux textes, les mises au point, notamment de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi sur la théologie de la libération, assainissent le climat et permettent un travail directement sur la réalité sociale, plus serein. Ensuite, l’encyclique invite à illustrer le cas du péché de structure, donc à incarner la réflexion, l’appliquer au développement. Peut-être faut-il ajouter la prise de conscience par le pape d’une importance croissante de la dimension structurelle du péché, ce que la suite de ses écrits tendrait à montrer.

Je n’opposerai bien sûr pas les deux textes, je ne dirai même pas que Sollicitudo rei socialis est créatif. Par certains côtés, la triple distinction mise en place dans Reconciliatio et pænitentiæ est définitive et constitue le cadre dans lequel toute réflexion doit s’inscrire, notamment la bipartition non plus nominale mais réelle de la relation d’une part du péché à la structure de péché et d’autre part de celle-ci au péché personnel.

Pascal Ide

[1] Discours de clôture du Synode sur la réconciliation et la pénitence dans la vie et la mission de l’Église, 29-10, n. 3. Souligné dans le texte. Quelques lignes plus bas, il parle du péché social comme d’un « péché « analogique » ».

[2] n. 16, p. 11.

[3] Je dis « au moins », car, dans la distinction péché véniel-péché mortel, le péché ne se distingue pas comme un genre en ses espèces ; seul le péché mortel mérite pleinement d’être dit péché.

[4] Le péché originel « est un « péché de la nature », que l’on peut rapporter seulement de manière analogique au « péché de la personne » ». (Audience générale du 1-10-1986, n. 5)

[5] Notons en passant que le terme social a un sens très global (tout rapport à l’autre).

[6] En fait il y a deux possibilités : la dernière phrase du paragraphe peut soit s’unifier sous l’unique chef du péché contre la capacité de « transformation de la société », donc contre le travail (côté dirigeant ou côté travailleur), auquel cas nous avons cinq exemples ; soit se dédoubler en deux catégories : ce qui va contre la grammaire, puisqu’ici seul un point-virgule sépare les deux membres de phrase, contrairement aux phrases précédentes où ce point-virgule ne divisait pas l’unité de la catégorie (ce que montre le texte latin), mais va dans le sens d’une diversification des contenus conceptuels. Aussi est-ce cette dernière lecture que j’adopte.

[7] En effet, parler de sujet, c’est parler de responsabilité. Or, sans vouloir abuser des étymologies, comme Stanislas Breton le reproche à juste titre (« Approches de Deleuze », in Théophilyon, V-2, juin 2000, p. 437-449, ici p. 438). Or, être responsable, au plan étymologique, c’est être cause (etia). Donc, qui dit sujet, dit cause (humaine, c’est-à-dire spirituelle).

[8] On pourrait s’étonner que le texte cite ici Reconciliatio et pænitentiæ, 16, § 8 et 9 (en entier). En effet, ces § développent le péché qui est en aval de la structure ; or, Sollicitudo rei socialis parle au contraire ici des péchés en amont. En fait, le passage cité de l’exhortation corrige un faux usage de la notion de « péché social », précisant en quoi la structure ne peut être sujet et source de péché.

[9] En tout cas, la démarche du pape n’est pas sociologique pour deux raisons, diagnostique et thérapeutique : elle porte un jugement éthique en remontant jusqu’aux causes morales qui est la liberté responsable toujours présente derrière les structures ; elle invite à un changement de la liberté, à une conversion, en remontant au-delà de toutes les réformes structurelles. Mais cette double démarche, surtout la première, peut s’aider d’outils sociologiques.

[10] Sollicitudo rei socialis, 30-12-1987, n. 38.

[11] Sollicitudo rei socialis, 30-12-1987, n. 38.

24.9.2018
 

Les commentaires sont fermés.