Les grands prédateurs, protecteurs de la nature

1) Thèse

Nous connaissons tous la réputation déplorable dont bénéficient, sur terre, les loups, et dans les mers, les requins. Pourtant, le 15 juillet 2011, un professeur américain d’écologie à l’Université de Californie, James Estes, a publié un article avec 24 chercheurs de 6 pays, dans la prestigieuse revue Science [1], où il montre que les grands prédateurs sont des protecteurs de la nature. Cette proposition contre-évidente mérite l’attention. Elle est riche de résonances philosophiques, ainsi que nous le verrons.

Un exemple parmi beaucoup : dans le parc de Yellowstone, les loups ont disparu ; leur proie préférentielle, les élans, ont proliféré ; or, ils sont grands amateurs de feuillages et d’écorces ; les populations de saules et de trembles ont donc été décimées. La prise de conscience de cet effet domino néfaste a conduit à la réintroduction du carnassier, ce qui a régulé le nombre de cervidés et la flore avec lui.

2) Preuve inductive

La preuve se fait en réalité de manière négative : aujourd’hui, les prédateurs disparaissent dramatiquement ; or, l’équilibre écologique est à chaque fois menacé, voire rompu.

On peut distribuer les exemples qui sont plutôt autant d’espèces d’un genre commun, de plusieurs manières : de la manière la plus extrinsèque selon les lieux ; selon les animaux en cause (et leur milieu : terre, eau, air) ; selon les effets. Or, celui-ci est génériquement la protection qui est le prédicat de la proposition, donc le point de vue le plus universel à partir duquel distinguer. Nous partirons donc des effets protecteurs. Ils peuvent aussi se répartir de plusieurs manières : selon les êtres concernés (homme, animal, végétal, minéral et Terre en son entièreté), selon les milieux ou selon l’éloignement (effet immédiat ou lointain).

Les conséquences concernent aussi l’homme. Une étude américaine (Science, 2007) a montré que les populations de onze espèces de grands requins sur la Côté est des Etats-Unis ont perdu ces trente dernières années entre 87 et 99 % de leurs effectifs ; or, leur proie est notamment la raie pastenague ; celle-ci a donc proliféré, en l’occurrence, d’un facteur 20, atteignant le chiffre de 40 millions. Le désastre n’est pas seulement écologique, mais humain : la raie se nourrit de stocks de palourdes et d’autres mollusques ; or, les pêcheurs vivaient de leur prise.

Enfin, c’est l’équilibre même de la Terre qui est en jeu : les grands prédateurs marins se nourrissent de petits poissons qui eux-mêmes consomment le plancton ; or, la biomasse planctonique jour sur les échanges de gaz carbonique entre l’atmosphère et l’océan.

Il faut ajouter : lorsque le prédateur disparaît, la proie prend des gallons de commandement ; il se met à dominer tout le reste de la chaîne alimentaire ; or, cet officier subalterne le fait avec beaucoup moins de respect que l’officier supérieur et en servant ses intérêts au détriment de ceux de tout le milieu naturel ; par conséquent, le grand prédateur député à gouverner toute la cascade trophique n’est pas commutable.

3) Quelques réflexions philosophiques

Ce constat paradoxal est riche de significations philosophiques. Formulons-en quelques-unes au hasard des réflexions suscitées par la lecture de l’article.

S’il y avait besoin, il offre une confirmation que l’opération végétative première d’alimentation (plus exactement de dévoration d’un animal par un autre) est structurante, voire décisivement structurante même dans le monde animal.

Il est ainsi montré, de deux manières, que la nature est gouvernée par un principe qui la dépasse : d’abord, car le grand prédateur ne régit directement que son espèce, alors qu’ici il ordonne (au sens latin du terme) tout un écosystème, voire plus ; ensuite, car cette mise en ordre s’effectue non pas par le munus gubernandi, si je puis dire, mais humblement, même si c’est rudement, par l’opération la plus primitive, la nutrition. L’unité cosmique opère donc par le bas, mystérieusement, selon une solidarité comme eucharistique.

Voire, on peut trouver ici comme une première concrétisation du renversement eucharistique selon lequel celui qui mange est assimilé par celui qui est mangé. En dévorant, le prédateur paraît asservir sa proie à ses propres buts ; en réalité, c’est la proie et, plus généralement, la nature qui l’emploie à ses desseins et donc, en quelque sorte, l’assimile.

Les grands prédateurs sont, par définition, en haut de la chaîne alimentaire, autrement dit sont des dominateurs. Or, le fait qu’ils se nourrissent présente aussi des effets positifs, de protection de la nature. Par conséquent, nous sommes en présence d’une première réalisation, certes analogique, de la loi évangélique selon laquelle « régner, c’est servir ».

Nous faisions remarquer que la thèse est contre-évidente : à beaucoup, la cruauté d’un requin paraît gratuite et devoir être éliminée, ce que certains pêcheurs font volontiers ; or, cette sauvagerie est une projection de l’homme qui confond ici agressivité et violence. L’animal tend donc à l’homme un miroir : il apparaît comme un révélateur de l’homme.

De plus, ce phénomène montre que les chaînes trophiques ne sont pas des boucles sans principe ni terme. Tout au contraire, la disparition des prédateurs supérieurs entraînent des conséquences catastrophiques ; or, la puissance de la cause se mesure à l’extension de son effet ; par conséquent, ces prédateurs sont bien les principes de l’ordre naturel, les clés de voûte de l’équilibre des écosystèmes. Nous en avons vu une confirmation dans le fait que le principe n’est pas remplaçable par son subordonné : cette asymétrie, cette impossible commutativité montre qu’il est véritablement principe d’ordre. Il serait important de tirer les mêmes conséquences pour les divers cycles naturels (eau, carbone, etc.). Au commencement n’est pas la boucle mais un être ou une espèce qui amorce la boucle. Et si ce princeps disparaît, il est à ce point important qu’il est remplacé par le second qui, lui, se met à dominer tout le reste de la chaîne alimentaire ; or, l’expérience montre que, en général, cet officier subalterne le fait avec beaucoup moins de respect et en servant ses intérêts au détriment de ceux de tout le milieu naturel. Du cosmos jusqu’à Dieu en passant par l’homme, la périchorésis présuppose une taxis (même dans l’amour sponsal ? Mais quel serait alors l’analogue en Dieu ?).

En ce sens, la thèse de la douceur de la nature se trouve paradoxalement renforcée. En effet, la nécessité des grands prédateurs montre que leur violence est enrôlé au service d’un bien qui les dépasse et qui est la douce harmonie de la nature. Autrement dit, l’agressivité est intégrée comme nécessité dans l’unité équilibrée de la nature. Harmonique peut donc rimer avec polémique à condition que les deux notions soient emboîtées, que l’irascible soit finalisé par le concupiscible au plan spécifique (comme il l’est au plan individuel). Exit l’hypothèse unilatérale émise par Darwin de la compétition généralisée, qui est la version animale de l’hypothèse politique de Hobbes de « la guerre de tous contre tous : bellum omnium contra omnes [2]».

Elle révèle aussi que l’agressivité est partout présente, quoique de manière diverse et parfois cachée. Ainsi, celle des grands prédateurs se manifeste de manière hard, cruelle, sauvage ; aussi est-elle investie affectivement, car elle ressemble fort à la nôtre (qui, elle, va jusqu’à la violence). Mais leur disparition laisse apparaît une autre agressivité, soft ou plutôt quantitative : les espèces qui les remplacent occupent sans vergogne la niche écologique.

Peut-on l’interpréter comme une application de la dialectique maître-esclave appliquée à la nature ? Non dans la mesure où il faut l’intervention d’un principe extérieur, en l’occurrence le facteur humain ; oui, dans la mesure où le retournement introduit un redoublement du négatif.

4) Quelques conséquences écologiques

On ne saurait minimiser le péril que représente la disparition de ces grands prédateurs. James Estes n’hésite pas à pousser un cri d’alarme dramatique : « La perte de ces animaux est peut-être l’influence la plus profonde de l’humanité sur le monde naturel ».

a) De manière éloignée : l’importance d’une conception holistique de la nature

Il ne s’agit pas tant de protéger une espèce contre une autre que de les sauver ensemble. Au fond, d’imiter la nature qui agit toujours de manière systémique.

Robert Barbault, directeur du département d’écologie et gestion de la biodiversité du Muséum national d’histoire naturelle l’explique à partir d’une image : « abandonner la stratégie du bazooka – la destruction massive de certaines espèces – au profit de la stratégie du judoka qui tire partie de la diversité et des équilibres de la nature [3] ».

b) De manière prochaine : protéger les grands prédateurs

En effet, l’unique raison de la disparition des grands prédateurs est ce que l’article du Monde, de manière polémique appelle « l’homme, ce mégaprédateur ». Pendant des millions d’années, les grands prédateurs furent omniprésents sur la planète ; aujourd’hui, beaucoup font partie de la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Il n’y va pas de raisons romantiques, esthétiques, mais écologiques. Les causes de leur disparition sont connues : directes (braconnage, surpêche) ou indirectes (destruction des habitats naturels, pollution).

Pascal Ide

[1] James A. Estes et al., « Trophic Downgrading of Planet Earth », Science, 333 (2011) n° 6040, p. 301-306.

[2] Thomas Hobbes, Leviathan, première partie, chapitre 13, § 62 ; De cive, préface, section 14.

[3] Cité par Pierre Le Hir, « Les grands prédateurs, protecteurs de la nature », Le Monde, samedi 16 juillet 2011, p. 14.

28.11.2022
 

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