Le Christ-Roi et le pouvoir. Une brève relecture de la Sainte Écriture

La fête du Christ-Roi est l’une des célébrations du calendrier liturgique qui est non-historique, non événementielle. À l’instar des fêtes du Saint-Sacrement ou de la Sainte-Trinité, elle ne se réfère pas à un événement de la vie du Christ. Elle fut instaurée par Pie XI en 1925, contre les totalitarismes (soviétique, nazi, fasciste), car ces idéologies séculières effaçaient toute référence à l’Absolu en s’absolutisant elles-mêmes, c’est-à-dire en substituant l’humanité à Dieu.

Que nous dit l’Écriture de la fête du Christ-Roi ? Précisément, que nous dit-elle de la différence existant entre le roi païen et le roi chrétien ?

 

Le texte par excellence qui met en scène le double type de gouvernement est celui de la naissance de Jésus et de la rivalité d’Hérode, en Mt 2. De fait, l’évangéliste Matthieu souligne beaucoup la figure du Messie ; or, le Christ est celui qui a reçu l’onction royale, la dignité monarchique : les titres de roi et de messie sont donc très proches. Donc, cet Évangile oppose le vrai roi, le Christ, et le roi pécheur, Hérode.

Or, le texte de Mt s’inspire d’un autre récit, vétérotestamentaire (comme, par exemple, Jn 1 s’inspire de Gn 1), pour à la fois s’inscrire dans sa continuité et souligner la nouveauté absolue de l’avènement du Verbe Incarné : l’histoire contée dans le livre de l’Exode. En effet, nombreux sont les points de contact avec l’histoire du Christ : histoire de commencement (d’Israël, de Jésus) ; descente en Égypte ; remontée d’Égypte ; traversée du Jourdain ; etc. Sans oublier la rivalité entre les deux souverains : Moïse, chef du peuple élu, versus Pharaon, roi d’Égypte et Jésus versus Hérode.

 

Matthieu emploie un motif narratif bien connu : 1) un monarque régnant apprend la naissance d’un rival par une prophétie ; 2) il décide de supprimer tous les prétendants au trône et les fait massacrer ; 3) mais le rival dont traite la prophétie réchappe au massacre ; 4) enfin, le survivant revient un jour, détrône le rival qui meurt dans les conditions les plus atroces, au nom de la justice. Ce type de récit fait partie d’un fond culturel bien plus vaste que la Révélation biblique.

Il ne s’agit bien sûr pas de dire que ces faits ne se sont pas déroulés dans l’Écriture ; mais, plus profondément, la constance d’un récit mythique révèle une structure anthropologique. Elle est, ici, transparente : l’homme de pouvoir ne veut pas partager celui-ci, car il croit que cette seigneurie lui est destinée en exclusivité. Plus encore, secrètement, il s’autodivinise et s’attend à ce que les autres l’adorent. Telle est la tentation secrète et la plus profonde de l’homme de pouvoir. Jamais il ne la nommera telle, mais si celui-ci exerce une telle fascination, c’est parce que la puissance promet la plus grande des jouissances : celle de la reconnaissance par tous. Des trois concupiscences (cf. 1 Jn 2,16), elle est la plus grisante. En réalité, tout pouvoir vient de Dieu. En s’emparant de son autorité, il s’arroge donc le don de Dieu, ce qui est le péché par excellence.

Or, si la Bible ne nie pas le fond anthropologique, culturel de l’humanité, elle l’évalue, c’est-à-dire opère un discernement, et elle le purifie, c’est-à-dire en sauve ce qui est à sauver et convertit, voire subvertit ce qui est contraire au bien.

Il est donc riche d’enseignement d’étudier les points de contact et de divergence entre ce que dit l’Écriture et ce que dit le récit traditionnel. Les points communs sont : la présence des deux souverains ; la jalousie meurtrière ; le roi rival réchappant au massacre. La divergence majeure concerne le dernier point de l’histoire : jamais Jésus ne montera sur le trône d’Hérode ; il ne lui est pas rival.

De même, Pharaon voit en Moïse un rival et cherche à tuer tous les enfants mâles d’Israël. Pourtant, Moïse ne désire pas prendre sa place et, après avoir vaincu, au terme des dix plaies infligées à l’Égypte, loin de détrôner son rival, il part et ne devient pas un autre Pharaon. La leçon est claire : malheur à celui qui se prendra pour un autre Pharaon. En effet, le Pharaon, loin de servir le peuple pour le conduire au bien commun, l’asservit pour son bien propre : emblématique, de ce point de vue, sont les pyramides, élevées à la gloire d’un seul homme, où se sacrifie une génération entière de milliers d’hommes. C’est ainsi que le roi Salomon, dont on sait que, après un début plein de sagesse, il finira par succomber à l’idolâtrie, rétablira un moment la corvée ; or, celle-ci transforme l’homme libre en esclave, le soumet à un projet aliénant. Voilà pourquoi Salomon a connu la rébellion de son peuple à la fin de sa monarchie.

En regard, le vrai chef est celui qui donne sa vie pour les autres, jusqu’à, le cas échéant, mourir pour eux.

 

La royauté païenne est une institution nécessaire. Tous les peuples dignes de ce nom sont dotés d’un régime monarchique.

En Israël, ce n’est pas le cas : le gouvernement de type royal n’apparaît pas nécessaire, essentiel. D’abord, de facto, s’il est utile, il est possible de s’en passer, ainsi que le montre le régime des Juges. Ensuite, le cœur du gouvernement est constitué par la Torah, c’est-à-dire la Loi où tout est dit pour être sauvé et obéissant à Dieu ; or, la Loi fut donnée dans le désert à une époque où le peuple n’était pas une royauté et par l’intermédiaire de Moïse qui se présente non pas comme un souverain, mais comme le plus grand prophète : « Il ne s’est plus levé en Israël un prophète comme Moïse, lui que le Seigneur rencontrait face à face » (Dt 34,10).

Un double signe historique le confirme : Israël a commencé et continué sans monarchie. D’abord, dans l’Écriture, c’est le plus ancien qui est le plus fondamental, fondateur ; or, la royauté est une institution seconde, qui apparaît bien longtemps après l’installation en Canaan. De plus, un jour, lors de l’exil, la royauté sera enlevée à Israël ; or, le peuple de Dieu continuera d’exister. De même, après l’exil, même si le temple sera reconstruit, Israël ne possédera plus de gouvernement indépendant ; ces faits montrent que l’essentiel de l’identité d’Israël est donc hors la royauté. Le peuple élu peut vivre sans Roi mais non sans loi : celle-ci est la plus haute autorité.

Enfin, il en est analogiquement de la royauté comme de la terre sainte : celle-ci ne fut-elle pas ôtée, avec la monarchie, lors de l’exil à Babylone ? Or, la perte du pays fut l’occasion de découvrir que le sens de l’identité d’Israël était ailleurs, que ses frontières devaient se comprendre d’une autre manière : ce sont les comportements autorisés par la Loi (d’où l’importance des interdits). De même, la royauté peut être ôtée, sa signification est ailleurs.

 

Ainsi, tout en Israël est mis en place pour conjurer la tentation si prégnante et toujours récurrente de l’idolâtrie du pouvoir. En effet, il n’y a pas bien créé plus séduisant que l’autorité d’un homme sur un autre homme, que la reconnaissance par autrui que l’on domine. Hegel l’a montré dans la célèbre dialectique de maîtrise et servitude : le dominant cherche avant tout cette reconnaissance et s’en drogue usque ad nauseam, et usque ad mortem pour qui résiste. Que la solennité du Christ-Roi soit l’occasion pour nous de prier pour que nos gouvernants ne succombent pas à cette tentation et, peu à peu, découvrent que « le servir c’est régner [1] » : « Le Fils de l’homme est venu non pas pour être servi, mais pour servir et donner sa vie comme rançon d’un grand nombre » (Mt 20,28).

Pascal Ide

[1] Concile Œcuménique Vatican II, Constitution dogmatique Lumen gentium sur l’Église, 21 novembre 1964, n. 36, § 1 ; Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 786.

25.11.2022
 

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