Les gémeaux de Saturne. Une déception (dé)mesurée

Oui, comme beaucoup de lecteurs assidus, je fus grandement déçu par le trentième opus de la saga Yoko Tsuno : Les gémeaux de Saturne [1]. Non, je ne mets pas ce désappointement sur le compte du seul grand âge du grand créateur qu’est Roger Leloup (né le 17 novembre 1933, il a donc aujourd’hui 88 ans), car la déconvenue, répétée, est beaucoup plus ancienne puisqu’elle remonte à plus d’un tiers de siècle. Elle date du tome 16 : Le Dragon de Hong Kong, qui fut publié en 1986 [2] (cf. sur le site : « Yoko Tsuno. Une rhapsodie sur l’amitié »). Le trop-plein de frustrations me permet d’exprimer ce que ma grande admiration pour le scénariste et dessinateur m’avait jusqu’ici interdit de formuler. Mais mon désenchantement ne mérite son préfixe que parce qu’il s’inscrit sur un fond d’enthousiasme inentamé.

1) Une première quinzaine enthousiasmante

La grande réussite de la série, signalée par un immense succès (en 2015, les 26 tomes totalisaient une vente de plus de 8 millions de volumes), tient, me semble-t-il, au croisement de quatre lignes toutes gagnantes.

  1. Le dessin. Formé à l’école d’Hergé et de Martin, le belge Leloup n’est pas seulement un partisan de la ligne claire, c’est un perfectionniste qui n’aime pas travailler dans le stress. Ajoutons que celui qui avait fait ses armes en dessinant les engins dans les BD du créateur de Tintin et par exemple, la fusée d’Objectif Lune, excelle dans le croquis des machines en général et des artefacts volants en particulier (y a-t-il besoin de préciser que, à l’instar de son héroïne, qui a un brevet D planeur et un brevet pilote d’hélicoptères type Gazelle ou Écureuil, Leloup est un fanatique non seulement croyant, mais pratiquant, du petit avion et… du modélisme ?). Et qu’il les préfère aux visages humains, Yoko excepté. De fait, si les albums multiplient de manière jouissive les représentations ciselées à la perfection d’objets techniques reproduits (ah, l’oreille de Pleumeur-Bodou dans Message pour l’éternité (tome 5, 1975) ou inventés (pour le monde de Vinéa), ils peinent à différencier les figures et, plus encore, à leur accorder des expressions. Toutefois, et ici il faudra relever l’influence de Jacques Martin, Leloup soigne singulièrement les décors, ce qui donne un réalisme et, plus encore, une poésie à nombre de ses planches. Avec une mention particulière pour la ville-miniature dans La frontière de la vie (tome 7, 1977).
  2. La créativité. Les histoires racontées par Leloup se suivent et ne se ressemblent pas. Je ne parle pas seulement de l’alternance heureuse des intrigues présentes et futuristes, donc de l’action et de l’anticipation. Je parle aussi de la variété des scénarios, en leurs dessins (décors) et en leur desseins (canevas), en leurs trames (constructions) et en leur drames (contenus humains), dans leur matière éthique (l’amitié et l’inimitié) autant que technique (la prise en compte des découvertes techno-scientifiques derniers cri : électroniques, informatiques, génétiques, météorologiques).
  3. L’art du scénario, à distinguer de l’inventivité. Le premier se goûte à l’échelle d’un album, la seconde à celui de la série. Or, Leloup a su construire des intrigues combinant avec une rare densité (dans le format si contraignant des 48 pages qui n’en font que 46) d’authentiques suspenses et de précieuses énigmes, des rebondissements multiples et haletants, une multiplication bigarrée d’événements insolites, des réelles mises en danger de son héroïne, et parfois même l’équivalent d’un trésor, un mystère dont la révélation n’épuise pas la profondeur de l’histoire, souvent doublé d’un drame poignant qui en avive la valeur. Un signe ne trompe pas : la joie toujours renouvelée à relire certains albums.

De ce point de vue, trois tomes ne cessent de me séduire. Pour des raisons différentes. Le premier est Message pour l’éternité, pour la fascination de l’énigme initiale, la rigueur de la solution finale et la cohérence des incessants rebondissements médians. Le deuxième est La frontière de la vie, pour l’étroit tissage du scénaristique, du technique et du dramatique. Le troisième, enfin, est La proie et l’ombre (tome 12, 1982), pour la beauté féerique du décor et la bonté pathétique de son histoire, mais aussi pour la montée en puissance divergente des multiples rébus et leur convergence très cohérente dans la solution – avec une mention spéciale pour l’utilisation du décor (ah, la double tour et le déplacement de la tapisserie !), qui permet une implication active (rarissime dans la BD) du lecteur attentif dans la résolution du secret.

Mais tant d’autres admirables ingéniosités mériteraient d’être soulignées. Ayant toujours été particulièrement ébloui par l’intégration astucieuse et ingénieuse d’une vérité scientifique dans un scénario à suspense, je ne donnerai qu’une illustration : le brisement de l’orgue diabolique et de sa musique ensorcelante par un habile calcul de l’ingénieur Yoko Tsuno (L’orgue du diable, tome 2, 1973). J’ajouterai que les titres, souvent sous la forme d’un nom et de son complément, joignent beauté et simplicité, poésie et allégorie. Je n’ai qu’un seul regret, mais de taille : ces incompréhensibles couvertures qui dévoilent le cœur de l’intrigue, quand ils n’en viennent pas à en déflorer le dénouement (La fille du vent, tome 9, 1979)…

  1. Comment enfin ne pas mentionner la haute tenue morale (et discrètement religieuse) des Yoko Tsuno? Ce n’est un secret pour personne et c’est même une vérité proclamée haut et fort dans chaque album que la valeur clé qui harmonise la saga est l’amitié. Nous nous permettons de renvoyer à l’étude déjà citée et de rappeler combien cette amitié, riche de sa grande diversité, est d’abord riche de hautes vertus (fidélité, générosité, compassion, courage, etc.) qui y trouvent à la fois une source et un sommet. Le succès de la série, hier, encore beaucoup plus qu’aujourd’hui, tient aussi à son féminisme : dans les années 1970, il n’existait pas encore d’héroïne dans les BD d’aventures ; et si Vic Vidéo, plus que Pol, aurait pu prétendre jouer quelque rôle dans le premier volume, il sera réduit à la figuration dès le deuxième… Mais précisons aussitôt que ce féminisme ne rime jamais avec militantisme.

De même, la haute moralité de la série n’en est pas pour autant moralisante. En effet, elle est secrètement arrimée et animée par une référence à un absolu. Et ici je ne pense pas tant au bouddhisme que cette japonaise de culture chinoise qui ne transparaît pleinement que dans La fille du vent, qu’à son sens aigu de la vie humaine qu’elle protège et défend, même lorsqu’il s’agit de celle d’un criminel qui a attenté à la sienne. C’est ainsi que Yoko est sincèrement affectée par la mort du « méchant » dans La Forge de Vulcain (tome 2, 1973) et que celle d’un autre lui arrache ce cri dans Le Feu de Wotan : « La mort d’un homme est un échec ! » (tome 14, 1984).

Ainsi, dans la franchise Yoko Tsuno, la sphère esthétique (qui englobe la technique) ne se dépasse pas seulement dans la sphère éthique, mais dans une sphère transcendante que l’on peut qualifier de religieuse.

2) Une deuxième quinzaine décevante

Ainsi que le disait l’introduction, ce véritable enthousiasme pour le talent multiforme de Leloup qui, d’ingénieux, devient parfois génial, ne couvre que les quatorze premiers volumes, pour se refroidir brutalement à partir du quinzième. Le lecteur a d’ailleurs dû relever une double et très intentionnelle restriction – qui ne s’explique pas parce que l’auteur de ses lignes, en vacances, ne dispose pas de la collection ! D’une part, je sélectionne les récits qui se déroulent au temps présent et éconduit les histoires vinéennes qui présentent moins de biodiversité. Bien que grand amateur des subcréations de science-fiction, je confesse n’avoir jamais été véritablement attiré par le monde de Vinéa. Pour une raison fort simple : nous n’en connaissons que des bribes, à travers des narrations fragmentées et nous n’avons jamais accès à une vision déployée de son histoire et de sa géographie, de sa nature et de sa culture (hors, sans surprise, ses saisissantes inventions techniques). Peut-être faut-il voir dans ce particularisme trop centré sur quelques personnages et pas assez global un signe autant qu’un effet révélateur, mais néanmoins négatif, de l’intimisme avec lequel Leloup nourrit tant d’affinités. D’autre part et c’est désormais sur ce point que je vais insister, la deuxième quinzaine manque cruellement à l’appel. L’appréciation très valorisante que la première partie a argumentée permettra d’énoncer une critique précise et peut-être plus nuancée. Reprenons la même nomenclature.

  1. Le dessin demeure toujours d’excellente facture, même si la créativité s’amenuise : comment ne pas noter la similitude entre la couverture de ce trentième album et celle du treizième (Les archanges de Vinéa, 1983), le progressif effacement des décors grandioses, la répétitivité dans la représentation des robots pourtant si chers à Leloup ? Et que dire de l’accentuation de son grand point faible, le peu d’expressivité des visages (celui de Yoko y compris) ?
  2. De même, les hautes aspirations éthiques de notre auteur ne se renversent assurément pas en leur contraire. Mais, outre leur itération lassante, elles en deviennent presque incantatoires.
  3. et 3. Toutefois, le défaut principal et, il faut le dire, rédhibitoire, concerne le scénario. Et donc la créativité, au point que j’ai fait converger les deux traits. Osons-le dire, l’intrigue est, une nouvelle fois, illisible. Le phénomène est tellement frappant que j’ai tenté de le tracer et même de le traquer en me demandant : à partir de quel moment, l’auteur perd-il son lecteur ? En fait, très précocément. Passons les trois premières pages, presque inutiles (mais ce n’est pas la première fois !). Mais, après quelques autres pages, le lecteur se trouve perdu : parce que les personnages se multiplient inutilement, parce que les intentions poursuivies par les différents protagonistes ne sont pas explicitées (que font-ils et pourquoi ?), parce que les enjeux ne sont pas valorisés (et c’est là le point le plus important pour que la succession devienne histoire et l’histoire suspense). Mais allons plus loin. Je suis convaincu que Leloup continue à nourrir le souci de construire une véritable intrigue, et je ne fais pas que lui concéder une bonne intention. Mais il l’obscurcit notamment pour trois raisons décisives : il multiplie les formules sybillines ou poétiques, qui nuisent à la clarté ; il ne passe jamais en position méta ; il ne propose jamais ces récapitulatifs qui ne servent pas seulement à rassurer le lecteur incertain d’avoir compris une situation complexe, mais relancent l’action en nommant à nouveau l’enjeu et suscitent les affects fondamentaux de l’intrigue réussie, le désir et la crainte.

Ayant perdu le fil, le lecteur perd d’abord son attention et très vite son intérêt. S’il avait entre les mains un ouvrage, c’est-à-dire une suite de lettres plus ou moins bien encrées, il le fermerait. Mais comme il lit une BD, demeure encore le plaisir esthétique du dessin et, s’il est consciencieux ou, tout simplement, victime de ce biais cognitif qui oblige à terminer ce que l’on a commencé (il s’applique aussi aux mauvaises séries ou aux mauvais films : qui sort d’une salle de cinéma même lorsqu’il s’ennuie ? Ne croyons pas que seul intervient le fait d’avoir payé !), il va jusqu’au bout du chemin. Réduit à tourner les pages, il espère de moins en moins comprendre, se contente de capter telle ou telle information qu’il ne peut insérer dans une trame, et finit par ne plus attendre qu’impatiemment l’ultime case et, en lisant le mot « fin », le droit d’être libéré de ce qui est devenu un pensum…

3) Quelques prolongements

Si j’ai tenté de cerner avec honnêteté les raisons (multiples) d’une désillusion qui est la conséquence de ce qu’il faut bien appeler un échec et un échec répété, c’est aussi pour balbutier quelques hypothétiques raisons. S’il est déjà bien plus difficile de justifier une critique que de l’émettre, il est encore autrement plus ardu et périlleux d’en assigner les causes.

  1. En définitive, on ne peut si vite écarter la piste du grand âge. Un indice ne manque pas d’attirer l’attention. Jusqu’au tome 16, les albums se suivent au rythme, impressionnant par sa régularité, mais, plus encore, par sa fréquence, d’un par an, au point que, à partir du troisième (La Forge de Vulcain, redisons-le : 1973), les chiffres des tomaisons riment, si je puis dire, avec ceux de l’année d’édition (allez voir, je note seulement le vol. 16. Le Dragon de Hong-Kong, 1986) ! En revanche, à partir de cette date, la cadence tombe à 1 album tous les 2, 3, 4 et même 5 ans (entre le vol. 24. Le Septième Code, 2005, et le vol. 25. La Servante de Lucifer, 2010). Or, l’on peut imaginer la fatigue d’un scénariste qui est aussi dessinateur et un dessinateur perfectionniste ! À raison d’une dizaine de dessins par planche, cela fait rien moins que trois vignettes par jour ; or, l’on a dit le raffinement des décors, surtout lorsqu’ils incluent du matériel technique.
  2. Mais ne doit-on pas envisager une autre cause ? Comme Hergé qui n’a pratiquement vécu qu’avec son héros pendant plus de 45 ans (depuis le vol. 1. Tintin au pays des Soviets, 1929, au vol. 23. Tintin et les Picaros, 1976), au point qu’il affirmait être le seul à penser comme Tintin et donc à pouvoir écrire une de ses aventures, Leloup n’a, lui aussi, que dessiné son héroïne pendant exactement un demi-siècle (depuis le vol. 1. Le trio de l’étrange, 1972, jusqu’au trentième en 2022), au point qu’il affirme dans un entretien : « Yoko Tsuno, c’est moi ». Comme son collègue wallon, mais avec beaucoup moins de distance que Flaubert, Leloup est un auteur-dessinateur omnipotent : l’histoire et les personnages lui appartiennent. Or, une identification aussi complète et aussi durable risque d’expulser toute altérité, tout regard étranger, voire toute capacité autocritique. Sans dialogue interne à la naissance de l’œuvre (par exemple, entre le dessinateur et le scénariste), comment pourrait-il en exister au dehors – y compris peut-être avec un éditeur qui n’a pourtant pas dû manquer de récolter les retours des fans déçus, ne serait-ce que sur les réseaux et pour des raisons commerciales… ?

Répétons-le, ce ne sont là que des suppositions. Et je ne les émets que parce que j’aimais, ou plutôt j’aime. Car, bien évidemment, je continue à lire et relire Yoko Tsuno, jusqu’au numéro 14 inclus qui s’achève par cette image splendide et poétique, l’une des rares qui exprime, en plus de la vulnérabilité de l’héroïne, une tendre complicité avec Vic qui est peut-être plus que de l’amitié. Pas si féministe que cela, Yoko…

Pascal Ide

[1] Roger Leloup. Yoko Tsuno. 30. Les gémeaux de Saturne, Marcinelle (Belgique), Éd. Dupuis, 2022.

[2] Les 30 Yoko Tsuno ont été publiés chez Dupuis.

13.8.2022
 

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