Les dangers méconnus des écrans numériques. Une urgence éducative 3/3

4) Les remèdes. Remèdes normatifs

Il est donc massivement montré que l’orgie numérique conduit à de graves déficits, voire à des risques majeurs pour la santé, physique et psychique. Comment ne pas dès lors se demander : que faire ?

Il est doublement significatif que la science, dont le but est de décrire, non seulement conduit à des règles, mais à des règles de conduite, donc à des règles éthiques. Nous nous inspirerons des sept règles que donne Desmurgets dans son épilogue [1]. Comme lui, nous distinguerons en fonction des âges des enfants :

a) La durée d’usage

1’) Avant 6 ans

La règle est simple : pas d’écrans ! D’abord, l’enfant n’en a pas besoin. Ensuite, ne pas avoir accès aux écrans n’en fera pas un handicapé digital. Enfin, inversement, s’il est exposé, les effets sont considérablement nocifs, ainsi que nous l’avons vu. Rappelons à ce sujet que la quasi-totalité des supports digitaux propose aujourd’hui (sous forme d’options ou d’applications téléchargeables), des systèmes efficaces de contrôle temporel : au-delà de la limite quotidienne prédéfinie, l’appareil se bloque.

2’) Entre 7 et 12 ans

La règle est : maximum 30 minutes.

3’) Après 12 ans

La règle est : maximum 60 minutes.

En fait, ces règles valent aussi pour les adultes. Une étude a montré que plus de 2 heures quotidiennes de télévision ou de jeux vidéo double le risque de présenter des difficultés attentionnelles [2].

Par déduction, les autres règles concernent les enfants de 7 ans et plus.

b) Le moment d’usage

1’) Le matin

La règle est : jamais le matin avant l’école.

La raison est importante : les contenus « excitants » épuisent les capacités intellectuelles de l’enfant, notamment sa capacité d’attention. Un enfant de 3,5 à 6,5 ans qui regarde le matin un écran avant d’aller à l’école ou à la crèche multiplie par 3,5 le risque de retard de langage [3].

Une autre étude a même montré que le niveau d’intoxication de l’écran sur le langage (le QI verbal) est comparable à celui de l’intoxication au plomb (qui est un puissant perturbateur endocrinien) sur ce même QI [4].

2’) Le soir

La règle est : au moins 1h 30 avant de s’endormir.

L’usage des écrans le soir présente deux inconvénients majeurs : quantitatif (l’enfant dort moins) et qualitatif (l’enfant dort moins bien).

c) Le lieu d’usage

La règle est : jamais dans la chambre.

Double est la raison : l’usage isolé augmente les temps d’usage au détriment du sommeil ; il favorise l’accès à des contenus déshumanisants. Au fait, l’on trouve des réveils performants qui ne sont pas des smartphones à 2 € !

d) L’action

La règle est : une chose à la fois.

La raison est que le multitasking, c’est-à-dire l’usage multitâche, engendre le déficit d’attention, dispose à la distraction, diminue la mémorisation et altère l’apprentissage.

Les conséquences sont multiples : regarder un écran et non pas plusieurs (son ordinateur, son téléphone, etc.) ; les écrans sont interdits à table ; ils sont hors de portée pendant l’étude, les devoirs ; il en est de même pendant les discussions.

e) La substance ou le contenu

La règle est : aucun contenu immoral. L’on entend par là un contenu à caractère déshumanisant ou aliénant : hyperviolent (gore, etc.), érotico-pornographique, dépendant (tabagique, alcoolique, autres drogues), raciste, fanatique, etc.

Les raisons sont éthiques : par le fond comme par l’exemple (l’imitation), un tel contenu influence considérablement le jugement d’un jeune enfant, comme d’ailleurs d’un plus grand. Elles sont aussi psychologiques : ces contenus engendrent la dépendance ; or, celle-ci est une grave pathologie qui affaiblit considérablement l’estime de soi, la volonté, etc. Un argument sociologique est parlant : lorsqu’on compare les signalétiques d’âge, on ne peut qu’être scandalisé de « l’impressionnante permissivité du système de classification français par rapport à ce que l’on peut observer, par exemple, dans les pays anglo-saxons : notamment pour les films et séries [5] ».

Sur ce point, là encore, presque tous les supports des applications bloquent les contenus que l’on appelle pudiquement « inadaptés ».

5) Les remèdes. Règles positives ou la mise en place de la vertu

Jusqu’à maintenant, notre approche a été non seulement normative, mais principalement négative (elle n’a proposé que des règles restrictives). Le problème de la norme est qu’elle est extrinsèque et de la négativité qu’elle n’éclaire pas positivement l’action. L’éducation a besoin de règles positives et plus encore de dispositions intérieures. Or, c’est ce que l’on appelle une vertu.

a) Redonner sa place à la vie

Les heures reprises à l’hégémonie des écrans sont rendues à la vie. Encore faut-il les remplir d’un contenu adapté, donc d’activités relationnelles, culturelles, artistiques, sportives, etc. Et aussi d’une présence des parents, d’échanges nourrissants, etc. C’est donc toute l’écologie familiale qui est ici interrogée.

b) Lire des livres

Pour que le langage se développe, l’enfant a besoin non pas d’écrans, non pas seulement de paroles, mais de livres, donc d’écrits [6]. En effet, le développement du langage se mesure à la richesse du vocabulaire. Or, des échelles normatives montrent la fréquence d’usage des mots [7]. Par exemple, le plus fréquent (donc le n° 1 de la liste) est l’article « le », alors que le pronom personnel « il » arrive en dixième position, « savoir » en centième et « crevette » en cinq-millième. Grâce à cet outil, il est donc possible de comparer les corpus langagiers oraux et écrits. La conclusion est sans appel : l’oral est beaucoup plus pauvre que l’écrit. De fait, nos échanges quotidiens mobilisent peu de termes un peu élaborés comme « xénophobie » ou « infernal ». C’est ainsi que ces deux termes sont ignorés par 40 % des élèves de troisième et 25 % des étudiants en lettres [8].

Or, clairement, le temps donné aux écrans diminue celui accordé à l’écrit : l’enfant lit moins avec ses parents ; il lit encore moins en solitaire [9]. Par exemple, une étude fameuse a montré que les parents lisaient un tiers de temps en moins des histoires à leurs enfants de maternelle lorsqu’ils consommaient plus de 2 heures quotidiennes d’écran [10].

Poursuivons nos observations dans l’autre sens. Une étude réjouissante a montré que, aujourd’hui, l’enfant lit dix minutes par jour « pour le plaisir », soit 13 fois moins que le temps dédié à la télévision. Pourtant, cela représente pas moins de 600 000 mots sur une année. Donc, pour les 2 % d’enfants qui lisent 1 heure quotidienne, le total annuel est de 5 millions de mots [11].

L’idéal est donc le passage de l’écran à l’écrit, c’est-à-dire au livre. Toutefois, pour certains, l’écart est trop grand. Une loi de gradualité, c’est-à-dire de progressivité, est donc de mise. Desmurget conseille astucieusement le passage par la bande dessinée.

c) Écrire

L’écriture avec le crayon permet une prise de notes de beaucoup plus grande qualité. Cette observation étonne, puisque celui qui a l’habitude de taper à la machine écrit de manière beaucoup plus rapide, donc plus exhaustive, et beaucoup plus lisible. Mais, justement, ce qui apparaît comme un handicap pour la main oblige à un effort de reformulation et de synthèse ; or, plus une prise de notes est active et plus elle mobilise l’intelligence ; donc, la dactylographie favorise au contraire la passivité intellectuelle. On a ainsi montré qu’une information moins facilement lisible est paradoxalement mieux retenue [12] et un texte amputé de quelques lettres mieux mémorisé [13].

Quand on songe que certaines écoles voudraient remplacer l’apprentissage de l’écriture par celui de la dactylo dans les petites classes…

d) Se dépenser physiquement

L’activité physique présente bien des effets bénéfiques : sur le système cardio-vasculaire [14] ; sur la mémoire, l’attention [15], la protection contre l’obésité ou la dépression [16]. Concrètement, les chercheurs sont relativement unanimes à conseiller aux enfants et adolescents une durée quotidienne d’activité physique modérée ou vigoureuse d’au moins 60 minutes [17].

e) Redonner toute sa place au sommeil

Nous avons vu combien dormir est un des facteurs les plus essentiels de la croissance psychique de l’enfant. De fait, l’allongement de la nuit de 30 à 60 minutes conduit à des changements considérables chez les enfants [18] – comme d’ailleurs, son raccourcissement [19] –, en particulier sur les performances intellectuelles [20], l’affectivité [21], par exemple la dépression [22].

f) Pratiquer la sobriété digitale

Ainsi qu’on l’a compris, il ne s’agit pas d’abolir toute utilisation des écrans, mais d’en modérer l’usage. Nulle étude n’a montré qu’une utilisation modérée (moins d’une heure par jour) des écrans créatifs présente des effets nocifs chez les personnes adultes. Or, la vertu morale est une disposition qui s’inscrit dans un juste milieu entre l’excès et le défaut. Il s’agit donc de pratiquer ce que l’on pourrait appeler une sobriété digitale : « Pour se construire, il [le cerveau] a besoin de tempérance sensorielle et de présence humaine [23] ».

Pascal Ide

[1] Cf. Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital, p. 343-345.

[2] Cf. Edward L. Swing et al., « Television and video game exposure and the development of attention problems ».

[3] Cf. Manon Collet et al., « Case-control study found that primary language disorders were associated with screen exposure ».

[4] Cf. Hikaru Takeuchi et al., « Impact of videogame play on the brain’s microstructural properties », Molecular Psychiatry, 21 (2016) n° 12, p. 1781-1789 ; Prasenjit Mitra et al., « Clinical and molecular aspects of lead toxicity », Clinical and molecular aspects of lead toxicity, 54 (2017) n° 7-8, p. 506-528 ; Lisa M. Chiodo et al., « Blood lead levels and specific attention effects in young children », Neurotoxicology and Teratology, 29 (2007) n° 5, p. 538-546.

[5] Cf. Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital, p. 344.

[6] Cf. Anne E. Cunningham et al., Book Smart, Oxford, Oxford University Press, 2014 ; Keith E. Stanovich, « Does reading make you smarter? Literacy and the development of verbal intelligence », Advances of Child Development and Behavior, 24 (1993), p. 133-180.

[7] Cf. Anne E. Cunningham et al., Book Smart ; Donald P. Hayes, « Speaking and writing », Journal of Memory and Language, 27 (1988) n° 5, p. 572-585 ; Anne E. Cunningham et al., « What reading does for the mind », American Educator, 22 (1998) n° 1-2, p. 8-15.

[8] Cf. Michel Mathieu-Colas, « Maîtrise du français », lefigaro.fr, 2010.

[9] Cf. Victoria J. Rideout et al., Generation M2 : Media in the lives of 8-18 year-olds, Menlo Park, Kaiser Family Foundation, 2010 ; Daheia J. Barr-Anderson et al., « Characteristics associated with older adolescents who have a television in their bedrooms » ; Douglas A. Gentile et al., « Bedroom media », Developmental Psychology, 53 (2017) n° 12, p. 2340-2355 ; Xavier Garcia-Continente et al., « Factors associated with media use among adolescents », European Journal of Public Health, 24 (2014) n° 1, p. 5-10 ; Jean L. Wiecha et al., « Household television access », Ambulatory Pediatrics, 1 (2001) n° 5, p. 244-251 ; Irene Esteban-Cornejo et al., « Objectively measured and self-reported leisure-time sedentary behavior and academic performance in youth », Preventive Medicine, 77 (may 2015), p. 106-111 ; Margaret K. Merga et al., « The influence of access to eReaders, computers and mobile phones on children’s book reading frequency », Computers and Education, 109 (jun. 2017), p. 187-196 ; Sharon Gadberry, « Effects of restricting first graders’ TV-viewing on leisure time use, IQ change, and cognitive style », Journal of Applied Developmental Psychology, 1 (1980) n° 1, p. 45-57.

[10] Cf. Suzi Tomopoulos et al., « Is exposure to media intended for preschool children associated with less parent-child shared reading aloud and teaching activities ? », Ambulatory Pediatrics, 7 (2007) n° 1, p. 18-24.

[11] Cf. Richard C. Anderson et al., « Growth in reading and how children spend their time outside of school », Reading Research Quarterly, 23 (1988) n° 3, p. 285-303.

[12] Cf. Connor Diemand-Yauman et al., « Fortune favors the bold (and the Italicized) », Cognition, 118 (2011) n° 1, p. 111-115.

[13] Cf. Elliot Hiishman et al., « The generation effect: Support for a two-factor theory », Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition, 14 (1988) n° 3, p. 484-494.

[14] C’est ce que montre en creux Bamini Gopinath et al., « Influence of physical activity and screen time on the retinal microvasculature in young children », Arteriosclerosis, Thrombosis and Vascular Biology, 31 (may 2011), p. 1233-1239.

[15] Cf. Joseph E. Donnelly et al., « Physical activity, fitness, cognitive function, and academic achievement in children », Medicine and Science in Sports and Exercise, 48 (2016) n° 6, p. 1197-1222 ; Marck J. W. de Greeff et al., « Effects of physical activity on executive functions, attention and academic performance in preadolescent children », Journal of Science and Medicine in Sport, 21 (2018) n° 5, p. 501-507.

[16] Cf. Carla Santana et al., « Physical fitness and academic performance in youth », Scandinavian Journal of Medicine and Science in Sports, 27 (2017) n° 6, p. 579-603 ; Veronica Poitras et al., « Systematic review of the relationships between objectively measured physical activity and health indicators in school-aged children and youth », Applied Physiology Nutrition and Metabolism, 41 (2016) n° 6 (Suppl. 3), p. S197-S239 ; Ian Janssen et al., « Systematic review of the health benefits of physical activity and fitness in school-aged children and youth », International Journal of Behavioral Nutrition and Physic al Activity, 7 (jan. 2010), p. 40 ; « 2018 Physical activity guidelines advisory committee scientific report. U.S. department of Health and Human Services », health.gov, accès mai 2019.

[17] Cf. OMS, « Global recommendations on physical activity for health ››, who.int, 2010 ; Katrina L. Piercy et al., « The physical activity guidelines for Americans », Journal of the American Medical Association, 320 (2018) n° 19, p. 2020-2028 ; Sonja Kahlmeier et al., « National physical activity recommendations », BMC Public Health, 15 (feb. 2015), p. 133.

[18] Cf. Jennifer L. Vriend et al., « Manipulating sleep duration alters emotional functioning and cognitive performance in children », Journal of Pediatric Psychology, 38 (2013) n° 10, p. 1058-1069 ; Avi Sadeh et al., « The effects of sleep restriction and extension on school-age children », Child Development, 74 (2003) n° 2, p. 444-455.

[19] Cf. Jennifer L. Vriend et al., « Emotional and cognitive impact of sleep restriction in children », Sleep Medicine Clinics, 10 (2015) n° 2, p. 107-115.

[20] Cf. Jennifer L. Vriend et al., « Manipulating sleep duration… » ; Julia F. Dewald-Kaufmann et al., « The effects of sleep extension on sleep and cognitive performance in adolescents with chronic sleep reduction », Sleep Medicine, 14 (2013) n° 6, p. 510-517.

[21] Cf. Jennifer L. Vriend et al., « Manipulating sleep duration… » ; Reut Gruber et al., « Impact of sleep extension and restriction on children’s emotional lability and impulsivity », Pediatrics, 130 (2012) n° 5, p. e1155-1161.

[22] Julia F. Dewald-Kaufmann et al., « The effects of sleep extension and sleep hygiene advice on sleep and depressive symptoms in adolescents », Journal of Child Psychology and Psychiatry, 55 (2014) n° 3, p. 273-283.

[23] Cf. Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital, p. 341.

28.2.2020
 

Les commentaires sont fermés.