Comment affirmer : « Bienheureux les doux, ils possèderont la terre » (Mt 5,5) ? Notre quotidien ne nous montre-t-il pas, au contraire, que ce sont les violents qui gouvernent le monde ? Pire, comment oser accoler larmes et bonheur : « Bienheureux ceux qui pleurent », même si on ajoute : « Ils seront consolés » (v. 4) ? Quel paradoxe que ces Béatitudes ! Comment les comprendre et comment en vivre ?
- La tactique la plus habituelle consiste à les éviter. Qui, aujourd’hui, fait des Béatitudes son programme de vie ? Pourtant, ce sont les toutes premières paroles du premier discours public de Jésus. Et elles commencent si bien : « Heureux » ! Ou, mieux, pour éviter d’entendre Fernand Raynaud et redonner au grec makarioi toute sa force : « Bienheureux » ou « En avant », comme traduit la Bible de Chouraki. Saint Augustin ne s’y est pas trompé – et saint Thomas d’Aquin que nous fêtions hier à sa suite – : en commentant cet évangile, il affirme que nous trouvons dans cette page une des plus belles convergences entre la foi chrétienne et la conviction humaine. Jésus commence sa vie publique en appelant l’homme au bonheur. Il ne l’interpelle pas en lui prescrivant ses devoirs, mais en réveillant en son cœur son désir d’être comblé, béatifié. Mais c’est la suite qui fait problème, à savoir le chemin : la pauvreté, les pleurs, etc., jusqu’aux persécutions. Ce n’est pas vraiment, surtout aujourd’hui, ce que nous identifions au bonheur.
Si néanmoins nous décidons de nous affronter aux Béatitudes, il y a de fortes chances que nous les moralisions, voire que nous les teintions de dolorisme ou de pathétique. Comme le chante la plus romantique des prières mariales : nous sommes « exilés, fils d’Eve, dans cette vallée de larmes : exules filli Evae, in hac lacrymarum valle » ! Voire, ne l’avons-nous pas mérité ? Un vieux fond de culpabilité nous pousse parfois à nous écrier : « Mais qu’ai-je donc fait au Bon Dieu pour vivre cela ? » Combien de fois avons-nous entendu citée cette parole prétendue de la Vierge Marie à sainte Bernadette Soubirous : « Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse sur la Terre, mais au Ciel », alors que, en béarnais, la Dame de la Grotte lui disait : « Je ne vous promets pas sur Terre le bonheur du Ciel » ? Ce qui est tout différent !
Bref, faire de notre existence terrestre une sorte de code ou d’examen de conduite qui vérifie si nous saurons piloter au Paradis, pire, de Purgatoire nous préparant au Ciel, c’est se tromper du tout au tout et sur la bonté de Dieu et sur le sens des paroles programmatiques de Jésus.
- Alors, comment comprendre les Béatitudes ? Eh bien, reprenons brièvement les trois premières.
« Bienheureux les pauvres de cœur, car le Royaume des cieux est à eux » (v. 3). Qui est pauvre ? Actuellement, sur les écrans, Avatar 2 continue à connaître un succès inouï (plus de 12 millions d’entrées rien que dans notre pays, 1 Français sur 5, et plus de 2 milliards de dollars de recettes dans le monde). Or, comme dans le premier volet, l’une des grandes leçons du film est résumée dans une phrase fameuse : « On ne peut pas remplir une coupe déjà pleine », à laquelle répond le héros : « Ma coupe est vide, croyez-moi ! » Dans la Bible, le pauvre n’est pas celui qui n’a rien. On peut être pauvre avec un cœur de riche, parce qu’on ne fait que se lamenter sans tendre la main. Et l’on peut être riche avec un cœur de pauvre, parce qu’on accepte de dépendre de Dieu.
Et quel est donc ce « Royaume des cieux » dont l’évangile selon saint Matthieu nous parle à chaque page ? Je vous passe toutes les hypothèses des exégètes. Au fond, la réponse réside dans la parole de Jésus : « Le règne [ou Royaume] de Dieu est tout proche » (Mc 1,15) ; « Le règne [ou Royaume] de Dieu est au milieu de vous » (Lc 17,21). Or, quel est donc ce Dieu tout proche au point d’être au milieu de nous ? C’est le Royaume des cieux qui est venu sur la terre, Jésus, l’Emmanuel, « Dieu avec nous ». Donc, bienheureux le pauvre dont le cœur est prêt à être rempli, il recevra rien moins que Jésus !
« Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés » (v. 4). Qui pleure et est consolé ? À Gethsémani, Judas a embrassé Jésus après son agonie et a communié à son précieux sang ; pourtant, après s’être replié sur sa convoitise, il s’est enfermé dans sa désespérance, en allant se pendre. Au même moment, Pierre entend le coq chanter et il croise le regard de Jésus qui traverse la cour du Prétoire. Il pleure amèrement son péché, mais il croit à la miséricorde de son Sauveur. Ces « larmes salutaires […] labourent la terre de son âme. Il prend un nouveau départ et devient un homme nouveau [1] ». Il y a des tristesses qui enfer-ment, jusqu’à l’enfer et des tristesses qui sauvent.
Et où sommes-nous consolés ? Au pied de la Croix où nous entendons Jésus pardonner à tous, même aux pires criminels, comme le bon larron. Voire, il excuse ses bourreaux qui le torturent du plus insupportable des supplices : « Ils ne savent pas ce qu’ils font ». Bienheureux celui qui pleure en vérité, sans lamentation, Jésus qui est « notre Paix » (Ép 2,16) sera son Consolateur.
« Bienheureux les doux, car ils possèderont la terre » (Mt 5,5). Qui est doux ? Attention, la douceur n’est pas la mollesse – de même que l’humilité n’est pas la modestie, surtout la fausse modestie. Mais, là, il faudrait une homélie entière pour détailler ces points. Le doux est celui qui renonce à la violence, plus, celui qui transforme la violence en amour. Or, là encore, où l’apprenons-nous mieux qu’avec Jésus pendant sa Passion ?
Concluons avec notre regretté Benoît XVI : « En lisant attentivement le texte, on se rend compte que les Béatitudes constituent de manière voilée une biographie intérieure de Jésus [2] ». Vivre des Béatitudes, ce n’est pas obéir à une norme, de surcroît invivable, c’est suivre Jésus, l’imiter et bientôt lui devenir semblable !
- Comment en vivre ? Une personne avait pris comme résolution de méditer une béatitude différente chaque jour de la semaine. Vous me direz que, si l’on compte bien, il y a neuf béatitudes. En fait, les deux dernières, qui sont relatives aux persécutions, ne dépendent pas de nous. Lisons à nouveau le pape émérite : « Les Béatitudes révèlent le mystère du Christ lui-même. Elles nous appellent à entrer dans la communion avec le Christ. Mais précisément à cause de leur caractère christologique caché, elles sont des signes qui indiquent aussi la voie à l’Église qui doit reconnaître en elles son modèle ; elles constituent pour chaque fidèle des indications pour suivre le Christ, même si c’est de façon différente, en fonction de la diversité des vocations [3]».
Je ne pourrai parler que de la première Béatitude, celle des pauvres de cœur. Cette pauvreté n’est assurément pas d’abord matérielle : la pauvreté, plus encore la misère, ne sauve pas. Mais elle n’est pas seulement spirituelle, elle ne va jamais sans une certaine sobriété matérielle. Comment vivre de la béatitude de la pauvreté ? Je vous propose de vous mettre à l’école de celle qui voulait justement qu’on l’appelle « petite Thérèse ». Elle disait : « Je suis si imparfaite que mes pauvres prières n’ont pas sans doute beaucoup de prix, mais il est des mendiants qui a force d’importuner obtiennent ce qu’ils désirent ; je ferai comme eux et le bon Dieu ne pourra me renvoyer les mains vides [4] ». Être pauvre, c’est avoir les mains vides.
Thérèse a mis du temps pour le comprendre. Au début, elle identifiait cette petitesse et cette pauvreté à l’humilité. Mais, comme le dit un grand spécialiste, « la petitesse, au lieu d’être principalement humilité, sera désormais principalement confiance [5] ». En effet, la pauvreté se traduit souvent par une expérience d’impuissance : malgré notre bonne volonté, nous retombons dans les mêmes fautes, parfois sordides. Et l’impuissance conduit au découragement et bientôt à la désespérance. L’humilité est bien entendu importante. Mais elle peut encore nous centrer sur nous. Le véritable remède est la confiance qui seule nous tourne vers Dieu. En effet, je ne peux avoir confiance que parce que je sais que l’Amour de Dieu est « plus grand que la mort et le péché », comme aime dire saint Jean-Paul II. Lorsque Thérèse la découvre, en 1893, quatre ans avant sa mort, ce mot « miséricorde » qui, avant, était presque absent de ses écrits, se multiplie. Elle comprend que, ce n’est pas sa petitesse, ses faiblesses répétées qui l’éloignent de Dieu, mais seulement son manque de confiance. Et Thérèse parle d’expérience, elle qui a été tellement éprouvée par la souffrance de son père atteint d’une démence neurodégénérative. Par la confiance qui l’invite à descendre, à devenir plus petite, elle vit la Béatitude de la pauvreté :
« Être si pauvre que nous n’ayons pas où reposer la tête. Voilà, ma Céline chérie, ce que Jésus a fait dans mon âme pendant ma retraite… Tu comprends qu’il s’agit de l’intérieur. D’ailleurs l’extérieur n’a-t-il pas déjà été réduit à rien, par l’épreuve si douloureuse de Caen ?… En notre Père chéri, Jésus nous a atteintes dans la partie extérieure la plus sensible de notre cœur, maintenant laissons-le faire, Il saura achever son œuvre dans nos âmes… Ce que Jésus désire c’est que nous le recevions dans nos cœurs, sans doute ils sont déjà vides des créatures, mais hélas ! je sens que le mien n’est pas tout à fait vide de moi et c’est pour cela que Jésus me dit de descendre [6] ».
Ainsi que l’affirme le Catéchisme de l’Église catholique, « Les béatitudes dépeignent le visage de Jésus-Christ [7] » ; « la voie du Christ est résumée dans les béatitudes, seul chemin vers le bonheur éternel auquel le cœur de l’homme aspire [8] ». Voilà pourquoi les Béatitudes sont paradoxales, comme la vie de Jésus : elles nous font passer, à sa suite, de la Passion à la Résurrection. Comme le disait saint Paul VI, elles nous font vivre ce chemin de Pâque « per Crucem ad Lucem : de la Croix vers la lumière ». Mettons-nous à l’école des Béatitudes !
Pascal Ide
[1] Joseph Ratzinger, Benoît XVI, Jésus de Nazareth. Tome 1 : Du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration, trad. Dieter Hornig, Marie-Ange Roy et Dominique Tassel, Paris, Flammarion, 2007, p. 107.
[2] Ibid., p. 95.
[3] Ibid., p. 95-96.
[4] LT 99.
[5] Conrad de Meester, Les mains vides. Le message de Thérèse de Lisieux, coll. « Épiphanie », Paris, Le Cerf, 1988, p. 97. Souligné dans le texte. Le sous-titre à l’intérieur est justement : Ma pauvreté devint ma richesse. Faut-il le dire, le livre de ce grand spécialiste de la sainte de Lisieux est vivement conseillé à celui qui souhaite entrer dans une juste compréhension de la « petite voie » de la « petite Thérèse », cet immense cadeau que Dieu fait à notre temps !
[6] LT 137.
[7] Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 1717.
[8] Ibid., n. 1697.