Benoît XVI. Une théologie de l’amour I, 2 (2nde partie)

4) La vérité, chemin vers l’amour

La connaissance est d’abord le chemin qui conduit à l’amour. Dans le langage concret qui le caractérise [1], le pape emploie volontiers le terme « regard » pour dire « connaissance » [2] : en effet, si l’amour met en relation les personnes, ainsi qu’il sera dit au chapitre 5, c’est le regard qui établit le contact entre personnes et permet la rencontre. Voilà pourquoi Be­noît XVI aime parler du chemin qui va du regard au cœur : « Dans la liturgie d’aujourd’hui – dit le pape au seuil de l’année 2006 –, notre regard continue d’être tourné vers le grand mystère de l’incarnation du Fils de Dieu [3] ». Commentant la rencontre que les premiers disciples font du Christ, telle qu’elle est racontée en saint Jean (Jn 1,35 s), Benoît XVI la résume en cette formule lapidaire : « Venir pour pouvoir voir [4] ».

C’est peut-être pendant les vingtièmes Journées Mondiales de la Jeunesse, à Cologne, en 2005, que le pape a le plus développé ce thème. On se souvient qu’elles étaient cen­trées sur la parole des mages en marche vers la crèche : « Nous sommes venus l’adorer » (Mt 2,2). Développant ce thème au fur et à mesure de ses différentes prises de parole du­rant le voyage, Benoît XVI explique que la démarche proposée consiste non seulement à se mettre en marche, à effectuer un pèlerinage, donc à s’approcher physi­quement, mais aussi à reconnaître, avec « les yeux de la foi », « la présence réelle du Sauveur du monde [5] », et enfin à l’adorer et l’aimer.

Enfin, la démarche n’est pas seulement un passage du « je regarde » à « j’aime », mais de « je suis regardé » à « je suis aimé ». Tel aurait dû être le cas du jeune homme riche. Mais, « bien qu’il ait été rejoint par le regard plein d’amour de Jésus (cf. Mc 10,21), son cœur n’a pas réussi à se détacher des nombreux biens qu’il possédait [6] ».

5) L’amour, chemin vers la vérité

Inversement, l’amour précède la connaissance. En effet, connaître la vérité suppose une attitude de réceptivité, donc d’amour. Parlant des bergers qui ont entendu le message de l’Ange leur annonçant la naissance du Sauveur, le pape explique : « obéis­sants au com­mandement de l’ange et dociles à la volonté de Dieu, ne sont-ils pas l’image plus facile­ment accessible à chacun de nous, de l’homme qui se laisse éclairer par la vé­rité, deve­nant ainsi capable de construire un monde de paix [7]« ? Le texte identifie donc l’ouverture à la lumière de la vérité et l’obéissance, la docilité à la volonté divine. Autrement dit, il réin­terprète dans un vocabulaire plus moral une réalité plus intellectuelle. Dans le même pas­sage, il est aussi affirmé que cette attitude de disponibilité obéissante précède l’attitude plus active de construction de la paix. Il se dit ici une loi qui sera développée plus loin : la réception fonde la donation.

Si la connaissance de foi requiert l’amour, cela tient à une autre raison, elle aussi bi­blique : dans les Écritures, tout est rencontre personnelle, de Dieu avec l’homme, de l’homme avec l’autre homme, ainsi que nous allons le redire dans un instant ; or, l’amour est la seule attitude qui puisse approcher le mystère de la personne sans le profaner. Au cours de la Dernière Cène, Thaddée demande à Jésus : « Seigneur, pour quelle raison vas-tu te manifester à nous, et non pas au monde ? » Benoît XVI souligne la « grande ac­tualité » de la question : pourquoi donc le Ressuscité s’est-il manifesté à ses seuls disciples et non à ses adversaires ? « La réponse de Jésus – ex­plique le pape – est mystérieuse et profonde. Le Seigneur dit : quelqu’un m’aime, il gardera ma parole ; mon Père l’ai­mera, et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure (Jn 14,23). Cela si­gnifie que le Ressuscité doit être vu et perçu éga­lement avec le cœur, de manière à ce que Dieu puisse demeurer en nous. Le Seigneur n’apparaît pas comme une chose. Il veut en­trer dans notre vie et sa manifestation est donc une manifestation qui implique et présup­pose un cœur ouvert [8] ». Commentons. Face à une plante, la seule objectivité de la connaissance, à la rigueur, suffit au botaniste ; mais, face à une personne, a fortiori face à la Personne par excellence qu’est le Seigneur Ressuscité qui se manifeste, seul répond adéquatement un cœur ouvert, c’est-à-dire confiant et aimant. Les exégètes ont depuis longtemps constaté que, dans les Évangiles, le verbe « voir » attribué au Ressuscité est au passif et non à l’actif : il n’est pas dit que les Apôtres voient le Ressuscité, mais que celui-ci « est vu » (ophtè), autrement dit se donne à voir. Or, il n’y a pas de don authentique sans amour, du côté de celui qui offre comme du côté de celui qui reçoit.

Au fond, le Pontife romain n’en vient-il pas, en quelque sorte à identifier, chez le chrétien, l’amour et la connaissance ? C’est ce que sug­gère une expression dans le bref commen­taire de la parabole du Bon Samaritain que fait l’encyclique Deus caritas est [9]. « Le pro­gramme du chrétien – le programme du bon Samaritain, le programme de Jésus – est . Ce cœur voit où l’amour est nécessaire et il agit en conséquence [10] ». Cette expression – « un cœur qui voit » – pour n’apparaître qu’une seule fois dans l’œuvre de Be­noît XVI, est hautement significative : à côté des yeux de la foi existent ceux de la charité, car l’amour est doué d’une capacité de discerne­ment, et établit une sympathie avec son « objet », finesse et proximité qui sont refusées à la seule raison observatrice.

6) Amour et espérance

Une autre difficulté pourrait poindre. À trop souligner l’amour, ce n’est pas seulement le thème de la vérité qui est relativisé, c’est aussi une autre harmonique décisive de la pen­sée de Benoît XVI qui paraît occultée, à savoir l’espérance [11]. On se souvient que Jean-Paul II en avait fait le mot clé de son exhortation sur l’Europe [12], menacée par la dés­espérance sous toutes ses formes. De même, son successeur a plusieurs fois souligné l’absence d’élan vital, d’estime de soi, caractéristique de l’Occident. Et le chapitre précé­dent a montré que l’une des causes de la crise traversée par cette région du monde tenait à la disparition de Dieu comme horizon de sens, donc à la désespérance. Mais Benoît XVI pense l’espérance en relation avec l’amour.

Dans le sillage de l’Écriture et de la Tradition, il ne sépare pas l’espérance de l’amour, mais les entrelace, sans oublier la foi, comme le montrera le prochain paragraphe : « Foi, espérance et charité vont de pair [13] ». Si l’on considère celui qui espère, l’homme, l’espé­rance précède la charité, selon l’ordre classique des trois vertus théologales. Si mainte­nant l’on envisage ce qui est espéré, l’objet de l’espérance, l’amour est premier.

La confiance se nourrit d’abord de l’amour inconditionnel que Dieu porte aux hommes, avec lequel Dieu s’approche de l’homme pécheur. N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’enseigne l’Apôtre Paul : « L’espérance ne déçoit point, parce que l’amour de Dieu a été répandu » (Rm 5,5) ? Un bel exemple est fourni dans l’épisode où Jésus pardonne à Pierre (Jn 21,15-17), tel qu’il est interprété par Benoît XVI. Son superbe commentaire se fonde sur les nuances du texte grec qui emploie ici deux verbes pour dire l’amour que le français (ou l’italien) rend avec seulement un mot : « l’évangéliste Jean qui nous rapporte le dialogue qui a lieu en cette circonstance entre Jésus et Pierre. On y remarque un jeu de verbes très significatif. En grec, le verbe philéo exprime l’amour d’amitié, tendre mais pas totalisant, alors que le verbe agapèo signifie l’amour sans réserves, total et inconditionné. La pre­mière fois, Jésus demande à Pierre :  de cet amour total et inconditionné (Jn 21,15) ? Avant l’expérience de la trahison, l’Apôtre aurait certaine­ment dit : . Maintenant qu’il a connu la tristesse amère de l’infidélité, le drame de sa propre faiblesse, il dit avec humilité : , c’est-à-dire . Le Christ insiste :  Et Pierre répète la réponse de son humble amour humain : , . La troisième fois, Jésus dit seulement à Simon : ,  Simon comprend que son pauvre amour suffit à Jésus, l’unique dont il est capable, mais il est pourtant at­tristé que le Seigneur ait dû lui parler ainsi. Il répond donc : . On pourrait dire que Jésus s’est adapté à Pierre, plutôt que Pierre à Jésus ! C’est précisément cette adaptation divine qui donne de l’espé­rance au disciple, qui a connu la souffrance de l’infidélité. C’est de là que naît la confiance qui le rendra capable de la sequela Christi (suite du Christ) jusqu’à la fin : « Jésus disait cela pour signifier par quel genre de mort Pierre rendrait gloire à Dieu. Puis il lui dit encore :  (Jn 21,19) [14] ».

Le propre de l’amour divin est donc de s’adapter à l’homme, se proportionner à lui. L’amour de Dieu suscite l’espérance aussi pour une autre raison : quel que soit le péché commis par l’homme, Dieu trouvera toujours un nouveau chemin pour s’approcher de lui. Alors que notre échec nous décourage, celui-ci suscite l’imagination divine. Attribuer une « imagination » à Dieu étonnera. Pourtant, c’est ce que fait Benoît XVI. Face à la situation sécularisée de la Suisse (et de tant d’autres pays occidentaux) qui pourrait susciter le désespoir, il affirme sa « certitude : Dieu n’échoue pas. Il  continuellement, mais précisément pour cela, il n’échoue pas, car il en tire de nouvelles opportunités de miséri­corde plus grande, et son imagination est inépuisable. Il n’échoue pas car il trouve tou­jours de nouveaux moyens d’atteindre les hommes et d’ouvrir davantage sa grande mai­son, afin qu’elle se remplisse complètement ». Et cette certitude de l’espérance qui ne dé­çoit pas naît de la méditation de l’histoire sainte : « De toute cette histoire de Dieu, à partir d’Adam, nous pouvons conclure : Il n’échoue pas. Aujourd’hui aussi, il trouvera de nou­velles voies pour appeler les hommes et il veut que nous soyons à ses côtés comme ses messagers et ses serviteurs [15]. »

Enfin, l’espérance se fonde sur l’amour pour une dernière raison. « Quel est le vainqueur du monde, sinon celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu ? » (1 Jn 5,5). Or, cette foi se fonde sur la certitude que l’amour divin vient à bout des résistances : « La promesse existe et c’est elle qui constitue le dernier mot, le mot essentiel. Nous l’entendons dans le verset de l’Alléluia, tiré de l’Évangile de Jean :  (Jn 15,5). Par ces paroles du Seigneur, Jean nous illustre la fin dernière, la véritable issue de l’histoire de la vigne de Dieu. Dieu ne faillit pas. A la fin, il remporte la victoire, l’amour sort vainqueur [16] ».

Ainsi donc, l’espérance se nourrit de l’amour inconditionnel, proportionné et vainqueur de Dieu. Ce paradoxe d’humilité qui s’abaisse et de puissance qui triomphe caractérise en propre l’amour divin, un amour qui se donne radicalement.

7) Amour et foi

Enfin, on pourrait s’étonner de ce qu’il ne soit rien dit de la foi ; voire, on pourrait craindre que, à trop insister sur l’amour, on ne relativise l’importance de la foi ou qu’on la réduise à l’amour, niant ainsi la différence entre les vertus théologales et surtout la cause même du salut dont Paul et toute l’Écriture nous affirment qu’elle est la foi.

Tout au contraire, Benoît XVI lui accorde une importance considérable : il n’y a quasiment aucune intervention où nous n’entendions pas, à un moment, prononcé le mot « foi » [17].

Par ailleurs, le pape distingue soigneusement la foi de l’amour. De ce point de vue, il re­prend la distinction classique des trois vertus théologales. Il n’est pas rare qu’il les cite, en les juxtaposant [18]. Mais il montre aussi à l’occasion leur articulation en les organisant dy­namiquement [19].

Enfin, le Pontife romain ne distingue foi et amour que pour les nouer plus étroitement. À l’instar des relations entre l’espérance et l’amour, doubles sont les relations entre la foi et la charité : subjective et objective.

La foi est dite subjective, car elle est présente dans le sujet humain. Elle s’identifie à la vertu théologale de foi. Et la foi est étroitement liée à l’amour à partir de la dynamique même du don. Nous verrons, en effet, au chapitre suivant que le rythme du don – centrale chez le pape – est à deux temps : recevoir pour donner. Or, nous accueillons par la foi et donnons par l’amour. C’est ce que montre Marie : « Elle a accueilli Jésus avec foi et l’a donné au monde avec amour [20] ». Voilà pourquoi Benoît XVI lie souvent [21] « la foi et l’amour », sans citer l’espérance. Cela tient non pas à une dévaluation de l’espérance mais à la dynamique don-réception.

Mais la foi présente aussi un aspect objectif. Ne parlons-nous pas de « l’annonce de la foi », du « symbole de la foi » ? Or, le contenu central de la foi réside dans l’amour, ainsi que l’a longuement montré tout ce chapitre. Benoît XVI l’affirme dès le seuil de l’encyclique Deus caritas est : « En reconnaissant le caractère central de l’amour, la foi chrétienne a ac­cueilli ce qui était le noyau de la foi d’Israël et, en même temps, elle a donné à ce noyau une profondeur et une ampleur nouvelles [22] ». Et la relation entre amour et foi est si étroite que, dans le cas suprême de l’Eucharistie, il y a identité entre les deux expressions « sa­crement de la charité » et « mystère de la foi » : « Le ‘mystère de la foi’  – affirme l’exhortation sur l’Eucharistie – est mystère d’amour trinitaire, auquel nous sommes appelés à participer par grâce [23]. »

Pascal Ide

[1] En affirmant que l’amour suit la connaissance, s’enracine en elle, le pape retrouve une des intuitions développées par la grande scolastique, par exemple Thomas d’Aquin. Mais, plus encore, cette démarche s’inscrit dans le prolongement du grand prin­cipe biblique, dont on a vu que le pape actuel le convoque souvent : l’écoute précède la réponse.

[2] Les mots « connaissance », « connaître » sont présents plus de 630 fois et les termes « regard » et « regarder » dépassent largement 300 oc­currences. On trouve 13 fois la formule « fixer son regard » ou « fixer les yeux ». Benoît XVI emploie même pas moins de 6 fois l’expression « les yeux de la foi », rendue célèbre par un théologien jésuite, Pierre Rousselot (cf. son article « Les yeux de la foi », Recherches de science religieuse1 (1910), p. 241-259 et p. 444-475. Des précisions furent ajoutées dans la même revue : 4 (1913), p. 1-36 et 5 (1914), p. 57-69).

[3] Homélie, dimanche 1er janvier 2006.

[4] Audience générale, mercredi 22 mars 2006.

[5] Discours d’accueil des jeunes à Cologne, Poller Wiesen, jeudi 18 août 2005.

[6] Homélie de canonisation, 15 octobre 2006.

[7] Homélie, dimanche 1er janvier 2006.

[8] Audience générale, mercredi 11 octobre 2006.

[9] Cf. Réal Tremblay, « La figura del buon Samaritano, porta d’ingresso nell’Enciclica di Benedetto XVI Deus caritas est », Studia Moralia, 44/2 (2006), p. 395-412.

[10] Deus caritas est, n° 31, c.

[11] Le pape fait appel au substantif « espérance » plus de 560 fois, à « espoir » une trentaine de fois, à « confiance » et « confiant » près de 450 fois et à « abandon » 156 fois.

[12] L’exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Europa, du 28 juin 2003, a pour sous-titre : « sur Jésus Christ, vivant dans l’Église, source d’espérance pour l’Europe. »

[13] Deus caritas est, n° 39. Tout le paragraphe est d’ailleurs consacré au lien entre les trois vertus théologales.

[14] Audience générale, mercredi 24 mai 2006. C’est moi qui souligne.

[15] Homélie de la messe avec les évêques de Suisse, mardi 7 novembre 2006. C’est moi qui souligne.

[16] Homélie pour l’ouverture de la xième assemblée générale ordinaire du Synode des évêques, dimanche 2 octobre 2005.

[17] Le repérage matériel, comme toujours, pour être seulement indiciel, est significatif, puisque l’on rencontre plus de 1.850 occurrences, et que les mots « conversion » et « convertir » sont présents près de 200 fois.

[18] Par exemple : Angélus du dimanche 22 mai 2005 ; Discours aux évêques mexicains de la région « Centro oriente » en visite ad limina, vendredi 23 septembre 2005 ; Discours à l’Université pontificale grégorienne, vendredi 3 novembre 2006.

[19] Cf. l’important n° 39 de Deus caritas est rappelé ci-dessus.

[20] Angélus, vendredi 8 décembre 2006.

[21] Au moins une quinzaine de fois.

[22] Deus caritas est, n° 1.

[23] Sacramentum caritatis, n° 8.

30.1.2023
 

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