Suite de la Conférence du vendredi 12 janvier 2018, IUPG, Bordeaux : L’homme numérique. Flexions et réflexions
B) L’ère numérique. Une description
En quoi consiste la nouveauté apportée par l’écran ? Autrement dit, comment caractériser l’ontologie du cybermonde ? [1] Je la notifierai par six traits, que la réponse aux objections me permettra de préciser. Les trois premiers traits relèvent de la finalité, les trois derniers des moyens. Le monde numérique est un monde communiquant, interconnecté, fluide, interfacé, convivial et… numérique.
1) Des biens transmissibles
Le monde informatique a d’abord pour mission de mieux transmettre l’information. Un premier progrès a été celui de la reproduction et de la transmission à distance. D’ailleurs, à l’origine, il fut inventé pour connecter plus étroitement les chercheurs.
2) Des personnes interconnectées
a) Le fait
C’est bien connu : le numérique, l’informatique introduit de nouveaux types d’interactivité, voire de nouvelles possibilités. On parle de « présence connectée [2] ». En aidant considérablement la communication, les technologies du numérique ont aidé les communiquants. Autrement dit, à travers les biens, ce sont les personnes qui furent plus étroitement liées. Pour le dire encore d’une autre manière, le renforcement de la communication conduit à celui de la communion.
La multiplication des technologies du numérique a favorisé la connexion du monde et donc une sensibilité connexionniste. « Le principe de connexion devient constitutif de l’air du temps », observe Jean-Claude Guillebaud [3]. « Le métier des informaticiens – affirme Pierre Lévy, philosophe, sociologue et chercheur en sciences de l’information et de la communication – est d’agencer des architectures de signes, de composer l’environnement de communication et de pensée de groupes humains [4] ».
L’une des caractéristiques les plus impressionnantes est le caractère ubiquitaire de cette (r)évolution. Le monde numérique est le monde de l’interconnectivité universelle.
Le cyberespace ne se contente pas d’interconnecter les personnes ; mais il favorise de nouveaux types de lien : « Le Web promeut de nouvelles manières de vivre en société dont l’impact, du fait de l’omniprésence des réseaux, finit par dépasser les milieux des usagers et par devenir une marque de notre époque [5] ».
Il peut être intéressant de complexifier le schéma. En effet, si l’on affirme que l’interactivité caractérise le numérique, on pourrait aisément conclure que le téléphone est le média interactif par excellence : non seulement, il permet la relation immédiate entre les interlocuteurs, mais il permet l’échange, l’aller-retour, bref, la communion. En ce sens, le téléphone est bien préférable à la télévision qui n’offre aucune réciprocité. Pourtant, il manque au téléphone une propriété essentielle : la représentation de soi et de l’autre. La voix dit peu de nous-même et perd une grande partie de notre richesse personnelle.
Pour mieux évaluer nos moyens actuels d’interrelation, il faut faire appel à plusieurs critères : l’appropriation ou personnalisation du message ; la représentation du messager ; la modification possible du message ; la réciprocité ; l’implication du participant dans le message ; la téléprésence [6]. C’est ainsi que l’on pourra distinguer et hiérarchiser les interactivités. On aura, au plus bas, les médias à diffusion unilatérale non modifiable en temps réel, à savoir la presse, la radio ou la télévision. Et on aura, au plus haut, les médias impliquant le participant et réciproques, comme les jeux de rôles multi-utilisateurs ou les jeux vidéo en réalité numérique multi-participants.
b) Le sens
Jean-Claude Guillebaud explique cette interconnectivité à partir de notre aspiration à la félicité : tout homme recherche le bonheur ; or, aujourd’hui, « la connexion au sens large, c’est-à-dire immédiate et diversifiée, devient nécessaire à qui souhaite réaliser son ‘épanouissement personnel’ [7] ». Mais n’y a-t-il pas quelque paradoxe à rendre compte d’une ouverture universelle par une explication somme toute individualiste ?
Je proposerai une autre hypothèse, inspirée par Pierre Teilhard de Chardin. Le jésuite géologue et mystique développe à plusieurs reprises une vision que je résumerai ainsi. Le monde est en évolution : non seulement le monde inerte, puis vivant, mais aussi le monde humain. Or, cette dernière évolution – celle de l’homme – se caractérise d’abord par une progressive expansion géographique. Peu à peu, les hommes se sont répandus sur la planète, occupant chaque lieu, le cultivant, l’humanisant. Mais ce mouvement d’expansion – qui n’est pas qu’économique – s’accompagne aussi d’une fragmentation, d’une particularisation. Plus encore, l’humanité est une et habitée par un besoin d’unification. Celle-ci s’enracine dans notre commune nature humaine ; mais cette seule vision archéologique (tournée vers l’archè, l’« origine »), prédominante, sinon exclusive en science, ne dit pas tout. Elle doit être complétée par une vision téléologique (de télos, « fin »). Ainsi, ce désir d’unité s’explique aussi par sa finalité. En l’occurrence, celle-ci vient de l’avant, mais plus encore d’en haut, à savoir le Christ qui veut tout unifier en son Corps ou son plérôme (le fameux point Oméga). Donc, au mouvement d’expansion succède désormais un mouvement d’unification. Pour employer une métaphore biologique, plus étrangère au géologue, à la diastole (la dilatation) suit aujourd’hui une systole (la contraction). Voire, en changeant de direction, le mouvement change aussi de nature : la diffusion physique laisse désormais la place à un rapprochement plus intérieur.
L’application est désormais transparente. Le monde du numérique est d’abord un monde de la connexion. La connexion technique favorise la communication éthique. Autrement dit, elle est un outil privilégié, voire idéal pour favoriser cette systole que l’humanité appelle secrètement de ses vœux. Voire, je noterai une coïncidence heureuse : la communication numérique est portée par les ondes électromagnétiques ; or, celles-ci se meuvent à la vitesse de la lumière (au moins dans ce milieu qu’est l’air) ; étant donnée la taille de notre globe terrestre, le numérique permet donc une connexion qui, pour notre vécu du temps, apparaît comme quasi-instantané. Précisément, la lumière voyage à presque 300 000 kilomètres par seconde (précisément 299 792 458 m / s), alors que la longueur de l’équateur terrestre est d’environ 40 000 kilomètres (précisément 40 075 km.). Un appel provenant de Wellington, qui se trouve exactement aux antipodes, donc le point géographique le plus éloigné de la France, nous parviendra théoriquement en un quinzième de seconde, donc avec la même latence qu’une communication locale… Comment ne pas se réjouir de ce que les TIC favorisent cette interconnexion entre chaque point de notre chère planète ? Disons-le autrement : le numérique n’est pas déshumanisant, mais introduit une autre forme d’humanité, voire d’humanisme [8].
3) Un monde fluidique
Les TIC ne font pas que connecter les biens et les personnes, elles le font selon une modalité particulière, en quelque sorte fluidique : elles introduisent comme un « esprit ».
a) Le fait
Un événement historique est d’importance. En 1942, un mathématicien américain, Norbert Wiener, un cardiologue mexicain, Arturo Rosenblueth, et un ingérieur américain, Julian Bigelow, préconisent une « méthode comportementale d’étude » :
« Cette méthode consistait à privilégier dans l’étude de n’importe quel phénomène, naturel ou artificiel, son comportement, c’est-à-dire, en fait, les modifications que ce phénomène subit du fait de son rapport avec son environnement. Les mathématiques, depuis longtemps, avaient pour objet les relations entre certains phénomènes, mais la nouveauté de cette méthode comportementale consistait dans sa véritable universalité et son radicalisme : il n’existait pas d’autre réalité que celle constituée par les relations entre les phénomènes. Cette nouvelle méthode, en privilégiant le regard sur le comportement des objets, indépendamment de la nature physique des organes qui les composent, rendait possible la comparaison entre n’importe quels ‘objets’ et en particulier, entre l’homme et la machine. La distinction traditionnelle entre les êtres suivant qu’ils appartiennent au genre minéral, végétal, animal ou humain cédait ainsi la place à une comparaison qui était indifférente à la matière mais qui, en revanche, s’attachait à comparer la complexité du comportement [9]. »
Autrement dit, l’informatique reconduit toute réalité à la complexité, c’est-à-dire à la relation. C’est ainsi que l’on a pu dire : l’information n’est jamais que « la désignation de l’état pris par un phénomène à un moment donné [10] ».
Le cybermonde commence avec la numérisation de l’information en général, de l’image en particulier (par le biais du pixel). L’informatique se caractérise par le passage de l’analogique au numérique.
« Quelle autre forme culturelle, autre que le jeu vidéo, peut permettre cela ? Qui peut rembobiner un film ou tourner en arrière les pages d’un livre et espérer que la suite en sera modifiée conformément à ses attentes [11] ? »
b) Le sens
La nouveauté des sciences de l’information est d’avoir reconduit toute réalité à l’élément de l’information, en l’occurrence de la mathématique, c’est-à-dire les entités binaires, extrêmement formelles, du 0 et du 1. Qui permet la meilleure interface entre le sens et la machine, vouée à représenter ces deux états de la matière.
D’un mot, pour moi, il ne s’agit pas d’une virtualité de la matière, mais de sa pneumatisation, de sa pénétration par un principe spirituel hautement communicatif. Pour le comprendre, il faudrait entrer dans le détail d’une philosophie de l’esprit comme médiateur d’unité qui, aujourd’hui, nous manque cruellement. J’observerai seulement (ce que je détaillerai plus bas) que l’esprit ici en jeu dans le numérique n’est pas immatériel, mais est une autre forme de matérialité.
Pascal Ide
[1] Peut-être serait-il clarifiant de partir des quatre causes pour déterminer le statut ontologique du numérique. On sait en effet combien le schème technique a aidé Aristote à induire la quadruple causalité.
[2] Cf. Christian Licoppe, « La présence connectée », Christian Licoppe (éd.), L’évolution des cultures numériques, p. 29-32.
[3] La vie vivante. Contre les nouveaux pudibonds, Paris, Les Arènes, 2011, p. 31.
[4] Pierre Lévy, De la programmation comme un des beaux-arts, Paris, La Découverte, 1992, p. 7.
[5] Antonio A. Casilli, Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Paris, Seuil, 2010, p. 229-230.
[6] Je m’inspire de l’ouvrage ancien, mais toujours stimulant de Pierre Lévy, Cyberculture. Rapport au Conseil de l’Europe dans le cadre du projet « Nouvelles technologies : coopération culturelle et communication », Paris, Odile Jacob, 1997, p. 97.
[7] Ibid., p. 37.
[8] Cf. Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, coll. « La librairie du xxie siècle », Paris, Seuil, 2011.
[9] Philippe Breton, Histoire de l’informatique, Paris, La Découverte, 1987, p. 129-130.
[10] Jacques Arsac, Les machines à penser, Paris, Seuil, 1987, p. 51.
[11] Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris, La Découverte, 2011, p. 21.