L’ennéagramme : ni catholique, ni diabolique. Simplement, un bon outil de connaissance et de transformation de soi

Jeudi dernier est sorti un ouvrage d’Anne Lécu sur l’ennéagramme qui ne se contente pas de critiquer les emplois abusifs de cet outil de connaissance et de transformation de soi, mais l’outil lui-même, ultimement considéré comme totalitaire, manipulateur et pervers [1]. Je souhaiterais brièvement revenir sur ces objections.

1) Des critères de discernement

Tout d’abord, le livre – et c’est là son intérêt – permet de rappeler qu’il y a des abus, des mésusages de l’instrument psychologique qu’est l’ennéagramme. Comme d’ailleurs, pour toute démarche psychologique et spirituelle. C’est ainsi l’occasion de rappeler les règles déontologiques que tout praticien devrait suivre et que tous ceux que je connais, chrétiens ou non, appliquent.

  1. Ne jamais typer l’autre. D’abord, parce que l’autre est infiniment plus grand que toute typologie, caractérologie, etc. Ensuite, parce que nous n’avons pas accès à l’intériorité, l’intention de l’autre.
  2. Découpler la méthode et son usage. Que plus de 3 000 personnes aient perdu la vie sur les routes de France métropolitaine en 2022 ne signifie pas que la voiture soit mauvaise. Que certains utilisent l’ennéagramme (comme d’ailleurs d’autres typologies) pour manipuler l’autre parle non pas de l’outil, mais de son utilisateur.
  3. Découpler la méthode et son interprétation. Par exemple ésotérique. Il en est de même pour l’hypnose ou pour la méditation pleine conscience. C’est un de mes soucis que de laïciser ou séculariser certains outils. C’est ce qu’ont fait les Pères de l’Église ou les docteurs médiévaux par exemple avec les vertus ou les concepts métaphysiques : étant neutres, ils ont pu les intégrer à leur construction théologique.
  4. Enrichir l’ennéagramme, comme n’importe quelle méthode. En la complétant avec d’autres approches : d’ordre psychologique (des typologies comme la caractérologie de Le Senne, etc.) ; une anthropologie humaine (qui rappelle l’importance de la liberté, de l’intelligence, etc.) ; une anthropologie chrétienne (fondée sur l’image de Dieu).

2) D’anciennes critiques et leurs réponses

Mais, nous l’avons dit, pour la dominicaine, il n’y va pas que d’abus, mais de l’outil qui, pour elle, est intrinsèquement mauvais. Beaucoup d’objections sont déjà bien connues et certains y ont déjà répondu en détail [2]. Je rappelle pour mémoire ces critiques et résume quelques éléments de réponse :

a) L’ennéagramme confondrait-il le psychologique et le spirituel ?

Bien sûr, certains confondent les deux plans. C’est ainsi que la première page du livre que frère Éphraïm consacre à l’ennéagramme, on lit : « Là où est ta blessure, là est ta rédemption ». Mais j’ai toujours défendu la distinction des plans. Par exemple, la psychothérapie vise la guérison et la Révélation la conversion (le salut).

En revanche, ce qui est distinct par nature (le plan psychologique et le plan spirituel) peut être uni dans la vie. Par exemple, si une psychothérapie me montre que j’ai une tendance victimaire à me lamenter, je vais le reprendre dans ma vie spirituelle pour me convertir et rentrer dans la bénédiction.

b) L’ennéagramme serait-il condamné par le Magistère de l’Église ?

Vivant encore à Rome en 2003, j’ai demandé au secrétaire du Conseil pontifical pour la culture si l’intention du document sur le New Age, Jésus-Christ le porteur d’eau vive, était de condamner l’ennéagramme. Il m’a répondu que celui-ci n’est nullement condamné comme méthode, il ne l’est que s’il est présenté comme un moyen de salut. Mais reprenons le texte, car c’est une question d’exégèse. Il affirme que l’ennéagramme peut être utilisé soit comme « instrument pour l’analyse du caractère », soit comme « instrument de croissance spirituelle ». Or, seul le second usage est condamné, car il « introduit une ambiguïté dans la doctrine et la pratique de la foi chrétienne ». Je signe à deux mains ! Si j’utilise cet instrument en me disant qu’il me parle de ma vie chrétienne, cela ne va pas. En revanche, il n’est en rien illégitime de l’employer comme outil de connaissance de soi et de développement personnel, ainsi que l’a dit le point précédent.

c) L’ennéagramme serait-il intrinsèquement ésotérique ?

Tout d’abord, il est loin d’être montré que l’ennéagramme remonte à Gurdjieff et à l’ésotérisme. On ne trouve pas dans ses écrits un intérêt pour la dimension psychologique de l’ennéagramme, mais bien davantage une vision totale et plutôt gnostique. Par ailleurs, ce serait contradictoire. Une pensée de type ésotérique s’inscrit, par définition, dans une tradition. Gurdjieff aurait donc reçu cette classification d’avant. De plus, tout montre que l’ennéagramme vient de l’observation de la réalité humaine. Ainsi, Helen Palmer avait constaté via des études empiriques sur 45 000 cas qu’il y avait neuf manières d’être attentifs au réel, avant de découvrir l’ennéagramme.

Enfin, il faut bien distinguer l’outil et son « milieu de naissance ». Le livre d’Anne Lécu reproduit, sur un autre sujet, un débat qui a eu lieu il y a un siècle lorsque l’on se demandait si la psychanalyse était « catho-compatible », Freud étant matérialiste, scientiste, athée. Dans ce domaine, Roland Dalbiez, professeur de philosophie et maître de Ricœur, écrit en 1936 La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne, appelant à distinguer l’outil (« la méthode psychanalytique ») et la philosophie (« la doctrine freudienne »). L’outil est passionnant. Quant à l’interprétation, elle n’est pas recevable. Un siècle plus tard, l’enjeu n’est plus l’athéisme, mais le panthéisme et la gnose : la tentation actuelle est d’imaginer que Dieu est partout présent, voire que je suis Dieu. Effectivement, certains interprètent l’ennéagramme de façon ésotérique, mais, répétons-le, il est possible de découpler l’outil et son interprétation, comme, par exemple, Christophe André l’a fait pour la méditation pleine conscience.

3) De nouvelles critiques et leurs réponses

D’autres objections, en revanche, sont nouvelles et méritent aussi que l’on s’y arrête.

a) L’ennéagramme serait-il un outil non scientifique ?

Sœur Anne Lécu affirme que la méthode n’est pas validée scientifiquement. Il est vrai que nombre de formateurs qui utilisent des questionnaires sur le marché du développement personnel, ne s’encombrent pas de scientificité. Pourtant, deux psychologues cliniciens ont mis au point un questionnaire ennéagramme qui a été validé selon les normes psychométriques internationales : le HPEI (Halin Prémont Enneagram Indicator). Il a fait l’objet d’une publication qui engage la responsabilité académique de l’université de Louvain [3]. Le but de la validation est d’établir qu’un questionnaire « mesure » bien ce qu’il prétend mesurer. Or, dans le cas du HPEI, les analyses statistiques démontrent qu’il existe bien neuf facteurs indépendants qui correspondent aux 9 types décrits par le modèle de l’ennéagramme et cela dans 15 langues différentes [4].  Les méthodes statistiques ayant évolué depuis 2012, un nouveau questionnaire [5] a été élaboré. Il a été validé en 2022 via des analyses, dites exploratoires et confirmatoires, qui sont les plus pointues actuellement dans le domaine de la psychométrie.

J’ajoute que, pour nombre de typologies ou d’outils psychologiques comme la psychanalyse – tel le transfert qu’Anne Lécu mobilise –, nous n’avons aucune étude scientifique, et pourtant, nous les utilisons sans crainte.

b) L’ennéagramme serait-il un outil totalitaire ?

Une vision totalisante exclut les autres. Or, je l’ai rappelé ci-dessus : il est périlleux d’être mono-outil. De plus, c’est oublier que, depuis longtemps, les chrétiens qui pratiquent l’ennéagramme pratiquent aussi le dialogue. Ainsi, aux Rencontres Chrétiennes de l’Ennéagramme qui rassemblèrent plus de 1 000 personnes en 2013, et que ne mentionne même pas le livre d’Anne Lécu, des détracteurs de l’outil comme Bertran Chaudet furent invités, et pourtant ne sont pas venus.

Une vision totalisante mesure les autres à la sienne. Le livre prétend que, parce que je compare l’ennéagramme avec les péchés capitaux ou les transcendantaux, je construis un système totalisant mesurant tout à l’ennéagramme. En réalité, sœur Anne Lécu confond expliquer et réduire. Je ne cherche pas à appliquer, mais à expliquer. Je pars d’une donnée de fait et je cherche à rendre compte de sa cohérence. Par exemple, saint Thomas part du fait traditionnel que sont les sept sacrements. Pour éclairer ce fait, il part des sept grands actes vitaux, comme les trois opérations physiologiques distinguées par Aristote. Et il montre ainsi que les sept sacrements correspondent à ces actes vitaux. Est-ce à dire qu’il mesure la Révélation chrétienne à Aristote ? Bien sûr que non ! De même, je ne réduis pas les péchés capitaux à l’ennéagramme !

Une vision totalisante fait de sa vision une clé universelle. Or, tel n’est pas le cas de l’ennéagramme. Il arrive que, en faisant un stage ou en lisant un livre, une personne n’adhère pas à l’outil, qu’il ne lui parle pas. Peu importe ! Une autre typologie pourra lui parler. Ou non !

c) L’ennéagramme serait-il un outil manipulateur ?

Ici, l’argument principal avancé par sœur Anne Lécu réside dans le rapprochement entre les abus aujourd’hui dans l’Église, certains fondateurs de communautés nouvelles comme Éphraïm et Jean Vanier et l’ennéagramme.

Ce rapprochement est une invention. D’abord, il est très significatif que, suite au rapport de la Ciase, il n’y a pas eu de dépôts de plaintes de la part de particuliers ou de collectifs abusés par un praticien de l’énnéagramme. D’ailleurs, le livre, qui est très théorique, ne rapporte aucun témoignage de personnes maltraitées par cet outil.

Ensuite, imaginons que – et je répète que ce n’est pas le cas – l’ennéagramme ait été mis en cause. Il conviendrait alors de rappeler la distinction entre un outil et son abus. Allons au plus scandaleux : les trois grands abus, sexuels, de pouvoir et spirituels (de l’accompagnement spirituel ou des sacrements, en particulier la confession). Or, qui ira dire que ces abus disqualifient la sexualité, l’autorité, et, dans l’Église, l’accompagnement spirituel ou la confession ?

Par ailleurs, il y va d’un amalgame redoutable qui ressemble fort à une reductio ad Hitlerum : « Vous aimez les chiens ; Hitler aimait les chiens ; comme c’est bizarre ! » Ici, on procède au même rapprochement : « Éphraïm et Jean Vanier utilisaient l’ennéagramme ; or, Éphraïm et Jean Vanier sont des abuseurs et des manipulateurs ; donc… ».

Enfin, je ne peux pas m’empêcher de penser que, derrière la légitime recherche des responsabilités ayant conduit aux abus, l’on est en train de chercher des bouc-émissaires et que l’ennéagramme et ses utilisateurs servent de tête de turc.

d) L’ennéagramme serait-il un outil narcissique ?

Pour Anne Lécu, l’ennéagramme, à l’instar des outils de développement personnel, centrerait sur soi alors que le Christ invite à nous décentrer de nous.

Là encore, la bonne attitude est un juste milieu. Si notre époque est très tentée par l’égocentrisme (tous les paramètres du narcissisme sont en hausse depuis trois quart de siècles, montre Christopher Lasch), ne nous cachons pas que de nombreuses personnes, notamment dans le monde catholique, sont aussi tentées par l’inverse : l’ignorance de soi, voire le mépris de soi. Jusqu’à s’épuiser et faire un burn-out. Comment tenir le juste équilibre ? En rappelant que la connaissance de soi et l’estime de soi sont un moyen dont le but est de se donner à l’autre et à Dieu. Citant l’Ancien Testament, le Christ ne dit-il pas : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ?

4) Conclusion

Il reste à expliquer ce fait massif que l’immense majorité des chrétiens qui ont découvert cet outil – un outil parmi d’autres – ont progressé sur le plan humain et spirituel. Dire qu’ils sont soit manipulateurs soit manipulés, comme induit à le penser le livre d’Anne Lécu, n’est-ce pas adopter la posture surplombante et méprisante qu’elle reproche à ceux qui pratiquent l’ennéagramme ?

Pour l’ennéagramme, comme pour d’autres approches humaines que j’ai étudiées – par exemple, la méditation pleine conscience, l’hypnose, l’EMDR, un certain nombre de médecines parallèles et alternatives –, il y a trois attitudes possibles.

a) L’absolutisation

On ne peut nier que certains absolutisent l’outil : ils voient tout à travers les lunettes des neuf types ; ils jugent l’autre à partir de cette seule grille ; ils vont jusqu’à dire que certains types sont incompatibles, ce qui expliquerait les conflits et même autoriserait les séparations au sein des couples ; etc. Telle est la posture que, avec Anne Lécu, je condamne fermement.

b) La diabolisation

Face à ces dérives, certains affirment que c’est l’outil qui est en lui-même pervers et donc le diabolisent. Telle est la position d’Anne Lécu que je refuse tout aussi fermement.

c) Le discernement

Ainsi qu’on le sait, discerner est le mot clé du pontificat du pape François. Et c’est lui que j’applique à l’ennéagramme, comme à bien d’autres approches. Afin de dialoguer « aux périphéries ». Discerner : entre le bon usage et le mésusage ; entre l’outil et son interprétation ésotérique ; etc. Faire appel non point à la passion (absolutisation) ou à la peur (diabolisation), mais à la raison éclairée par la foi.

Je finirai par une double recommandation. La première est de Saint Thomas d’Aquin : « Ne regarde pas à qui tu parles, mais tout ce qui se dit de bon, confie-le à ta mémoire [6] ». La seconde, de saint Ignace de Loyola, est si importante qu’elle est citée par le Catéchisme de l’Église catholique : « Tout bon chrétien doit être plus prompt à sauver la proposition du prochain qu’à la condamner [7] ». Ni catholique (puisqu’il est simplement humain), ni diabolique (puisque seul l’abus peut l’être), l’ennéagramme est seulement un bon outil, parmi d’autres, de connaissance et de transformation de soi.

Pascal Ide

[1] Anne Lécu, L’ennéagramme n’est ni catho ni casher, Paris, Le Cerf, 2023. Sur le côté totalitaire, cf. p. 37, 67, 86, 155, 183 ; sur la manipulation, cf. p. 36, 78, 84, 132, 151, 152, 156, 161, 174, 186, 180, 182 ; sur la perversion, cf. p. 6, 76, 184 (la coda du livre).

[2] Par exemple, l’IEDH (Institut Européen de Développement Humain), fondé par Jean-Paul Mordefroid, membre de la communauté de l’Emmanuel, consultant et formateur, employant l’ennéagramme avec d’autre outils, propose une grille de dix critères que l’on trouve sur leur site : http://www.iedh.fr/enn-artjpm/

Je me permets aussi de renvoyer à Pascal Ide, Les neuf portes de l’âme. Ennéagramme et péchés capitaux : un chemin psychospirituel, Paris, Fayard, 1999, Annexes 3 et 4, p. 411-430 ; Ennéagramme. Notes pour une évaluation, Journée d’étude du bureau national « Pastorale, nouvelles croyances et dérives sectaires » avec les délégués relais pour les provinces ecclésiastiques, 1er février 2010, Conférence des Evêques de France. Le texte se trouve sur le site pascalide.fr ; le débat Anne Lécu-Pascal Ide, La Vie, avril 2023, p.

[3] Cf. Nathalie Delobbe, Philippe Halin et Jacques Prémont, HPEI Ennéagramme évolutif. Manuel du Halin Prémont Enneagram Indicator pour le psychologue et le praticien certifié, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 2012. Je remercie Jacques Prémont des précisions contenues dans ce paragraphe.

[4] D’autres indicateurs très techniques doivent être pris en compte pour qu’un questionnaire soit considéré comme valide : validité de construction, consistance interne, validité convergente/discriminante, fidélité, validité prédictive. Or, l’ennéagramme répond à ces divers critères.

[5] Il s’agit de la version iota du HPEI.

[6] 16 conseils pour acquérir le trésor de la Science.

[7] S. Ignace de Loyola, Exercices spirituels, n° 22. Cf. Catéchisme de l’Église catholique, n° 2478.

18.4.2023
 

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