Le temps du Carême ou la loi du « U »
  1. Qui ne l’a constaté, autour de lui et en lui, nous peinons à tenir pendant quarante jours les belles résolutions que nous avons pourtant prises avec beaucoup de générosité au début du Carême ! Pour être plus précis, la courbe de notre conversion est en fait à trois temps : élan initial ; baisse médiane de régime ; reprise finale. Autrement dit, en plaçant en ordonnée la qualité de l’engagement et en abscisse le déroulement du temps, nous obtenons une courbe en forme de « U ».

En fait, cette loi en « U » est une loi humaine universelle, voire une loi naturelle (biologique).

 

  1. Deux chercheuses en sciences sociales s’intéressant à la manière dont les personnes suivent leurs objectifs en relation avec les normes sociales eurent l’idée d’évaluer la fidélité avec laquelle les Juifs pratiquaient la fête de Hanouka (ou Hanoukka ou Hanoucca). Pendant cette fête des lumières qui dure huit jours, les participants allument progressivement les bougies d’un chandelier à neuf branches (une bougie ne pouvant être allumée que par une autre bougie, il en faut donc deux dès le premier jour). Or, elles constatèrent que, le premier soir, 76 % des 200 participants allumaient des bougies, 55 % le deuxième, moins de la moitié les soirs suivants, le pourcentage remontant la barre symbolique des 50 le dernier soir. Les deux scientifiques ont donc conclu que « le respect de la norme suit un schéma en U [1]».

Ce qui est vrai à l’échelle d’une semaine (ou de 7 semaines pour le Carême) se vérifie à celle d’une simple activité. Les mêmes chercheuses ont demandé à des jeunes adultes de participer à l’activité suivante. Ils recevaient un lot de cinq cartes présentant des formes identiques, mais inclinées différemment. Et il leur était demandé de découper ces formes aussi soigneusement que possible. Résultat. La précision du découpage suivant la fameuse courbe concave : plus grande au début et au terme, moindre au milieu [2].

Dans l’autre sens, l’on rencontre cette loi sur la longue durée, de plusieurs mois ou de plusieurs années, par exemple, pour la perte de poids, la pratique de la course à pied ou l’accumulation de miles : les personnes présentent une motivation forte en début et en fin, mais accusent une « baisse de régime médiane » [3].

Voire, cette loi (qui est donc chronologiquement fractale) vaut pour l’étendue d’une vie entière. Nous ne parlons pas tant du concept de « crise de mi-vie » inventé par le psychanalyste canadien Elliott Jaques, qui était parti du constat que beaucoup d’artistes géniaux, comme Dante, Raphaël, Mozart, Gauguin, étaient morts à 37 ans [4]. Bien qu’il ait bénéficié d’un grand succès au point de passer dans le langage courant, par exemple dans la formule « crise de la quarantaine » [5], il est contredit par les faits. En réalité, il est précisé par les études statistiques sérieuses. Par exemple, une recherche effectuée par le prix Nobel d’économie Angus Deaton et trois autres spécialistes en sciences sociales, sur un échantillon de 340 000 Américains à qui l’on a demandé d’évaluer leur niveau de bonheur sur une échelle de 1 à 10, a abouti à une courbe en U étiré, avec une baisse progressive dont le point le plus bas se situait à 55 ans [6].

On objectera que cette étude outre-Atlantique pourrait ne pas être généralisable. En fait, des enquêtes antérieures ont déjà montré que, « au total, nous pouvons faire état d’une courbe en U statistiquement signifiante en ce qui concerne le bonheur ou la satisfaction quant à sa vie pour 72 pays » aussi divers que l’Argentine, l’Ouzbékistan, l’Albanie et le Zimbabwe [7]. Et l’âge moyen du point le plus bas est bien de 50 ans [8] – du moins pour la majorité des chercheurs [9].

 

  1. Mais le plus étonnant est à venir. Loin d’être seulement humaine, cette loi en U se retrouve chez les animaux. En l’occurrence, elle a été observée dans une population de 500 primates en captivité composés de chimpanzés et orang-outans de tous âges. En effet, des chercheurs ont mesuré l’humeur de ces grands singes. Or, ils ont constaté que, sur l’étendue d’une vie (qui se compte en décennies), elle épouse la fameuse courbe en creux [10].

 

  1. Est-ce à dire qu’il est normal, voire inévitable, que nous subissions ce coup de mou en milieu de parcours ?

L’on pourrait d’abord faire valoir que la normalité n’est pas la normativité, que la moyenne statistique n’a jamais été un critère éthique. C’est ce qu’observe Jean-Paul II dans son encyclique sur la morale fondamentale :

 

« En effet, tandis que les sciences humaines, comme toutes les sciences expérimentales, développent une conception empirique et statistique de la « normalité », la foi enseigne que cette normalité porte en elle les traces d’une chute de l’homme par rapport à sa situation originelle, c’est-à-dire qu’elle est blessée par le péché. Seule la foi chrétienne montre à l’homme la voie du retour à origine’ (cf. Mt 19,8), une voie souvent bien différente de celle de la normalité empirique [11] ».

 

  1. Passant du fait à la cause, certains chercheurs font finement valoir que le mécanisme en jeu pourrait être celui de l’idéalisation : dans un premier temps, optimiste, le jeune adulte se fixe des objectifs (professionnels, matrimoniaux, sportifs, etc.) à la mesure de ses idéaux et de ses désirs ; dans un deuxième temps, plus pessimiste, l’épreuve de la réalité le conduit à un certain nombre d’échecs qui sont autant d’espoirs déçus ; dans un troisième temps, enfin réaliste, il ajuste mieux ses buts et accomplit enfin ses desseins [12].

Cette explication n’est toutefois pas satisfaisante éthiquement parlant : elle invite à réviser ses objectifs à la baisse et souvent à abandonner ses idéaux. Même si c’est souvent ce qui se produit, par exemple dans la vie religieuse [13], la vie éthique et, a fortiori, spirituelle, invite à ne jamais renoncer à la haute finalité qu’est la sainteté [14]. Ce n’est pas le lieu de détailler plus et, par exemple, de distinguer idéal (souvent stoïcien) et sainteté.

 

  1. Surtout, d’autres études permettent de tirer une conclusion tout opposée au fatalisme. Elles se sont intéressées à l’évolution d’une équipe de sport collectif en fonction du score à la mi-temps. Or, la mi-temps est à un match ce que la mi-parcours est à un engagement voire à une vie. Qu’observe-t-on ? D’un mot, loin d’être uniformément le lieu d’un affaissement, le score peut aussi être l’occasion d’un redressement. Deux chercheurs américains ont analysé 15 saisons de la NBA, soit rien moins que 18 000 matchs de basket. Or, si, sans surprise, ils ont noté que les équipes victorieuses à mi-étape l’étaient aussi au terme (par exemple, celles qui avaient 6 points d’avance avaient 80 % de chance de gagner le match), ils ont découvert une étonnante exception : l’équipe qui était en retard d’un seul point avait plus de chance de l’emporter, en l’occurrence 56 % [15]. Par conséquent, le mi-parcours est neutre, c’est-à-dire ambivalent. Il nous appartient de le transformer en chance de rebondir.

 

  1. Tirons quelques conseils pratiques à la suite du juriste Daniel Pink à qui nous empruntons les études scientifiques [16]:
  2. Soyons conscients de ce rythme chronologique universel, qui vaut pour tout engagement, quel que soit l’échelle. Et soyons-y attentifs à mi-parcours.
  3. Arrivé à mi-course, soyons attentifs à la « dépression » du U et nommons-la comme une tentation.
  4. Transformons cette étape intermédiaire en objectif. Par exemple, à la mi-Carême, faisons mémoire des objectifs fixés le mercredi des Cendres, et décidons-les derechef.

 

  1. L’auteur ajoute quelques conseils intéressants à un niveau plus collectif, en l’occurrence pour une équipe à mi-parcours :
  2. Évaluer le degré d’implication de votre équipe : s’il est présent, mieux vaut mettre l’accent sur le travail qui reste à faire ; s’il laisse à désirer, mieux vaut, au contraire, souligner les progrès accomplis, même modestes [17].
  3. Ne pas innover : une fois dépassée la moitié du temps imparti, une équipe est moins ouverte à une idée nouvelle [18].
  4. Parler, c’est-à-dire, affirmer en vérité que vous êtes légèrement en retard sur les objectifs, et galvaniser l’équipe [19].

Pascal Ide

[1] Maferima Touré-Tillery & Ayelet Fischbach, « The end justifies the means but only in the middle », The Journal of Experimental Psychology: General, 141 (2012) n° 3, p. 570-583.

[2] Maferima Touré-Tillery & Ayelet Fischbach, « The end justifies the means… ».

[3] Cf. Andrea Bonezzi, C. Miguel Brendl & Matteo De Angelis, « Stuck in the middle: the psychophysics of goal pursuit », Psychological Science, 22 (2011) n° 5, p. 607-612.

[4] Cf. Elliott Jaques, « Death and the mid-life crisis », The International Journal of Psycho-Analysis, 46 (1965), p. 502-514.

[5] Cf., par exemple, le best-seller de Gail Sheehy, Passages. Les crises prévisibles de l’âge adulte, 1974, trad. Véronique Timmerman, avec la coll. de Béryl Delecroix, Paris, P. Belfond, 1977.

[6] Cf. Arthur A. Stone, Joseph E. Schwartz, Joan E. Broderick & Angus Deaton, « A snapshot of the age distribution of psychological well-being in the United States Arthur », The Proceedings of the National Academy of Sciences USA, 107 (2010) n° 22, p. 9985-9990.

[7] Cf. David G. Blanchower & Andrew J. Oswald, « Is well-being U-shaped over the life cycle? », Social Science & Medicine, 66 (2008) n° 8, p. 1733-1749.

[8] Cf. Terence Chair Cheng, Nattavudh Powdthavee & Andrew J. Oswald, « Longitudinal evidence for a midlife nadir in human well-being: results from four data sets », Economic Journal, 127 (2017) n° 599, p. 126-142 ; Andrew Stetoe, Angus Deaton & Arthur A. Stone, « Subjective wellbeing, health, and ageing », Lancet, 385 (2015) n° 9968, p. 640-648 ; Paul Frijters & Tony Beatton, « The mystery of the U-shaped relationship between happiness and age », Journal of Economic Behavior & Organization, 82 (2012) n° 2-3, p. 525-542.

[9] Cf., dans l’autre sens : Carol Graham & Julia Ruiz Pozuelo, « Happiness, Stress, and Age: How the U-Curve Varies across People and Places », Journal of Population Economics, 611 (2017) n° 1, p. 225-264 ; Bert van Landeghem, « A test for the convexity of human well-being over the life cycle: longitudinal evidence from a 20-year panel », Journal of Economic Behavior & Organization, 81 (2012) n° 2, p. 571-582.

[10] Cf. Alexander Weiss, James E. King, Miho Inoue-Murayama, Tetsuro Matsuzawa & Andrew J. Oswald, « Evidence for a midlife crisis in great apes consistent with the U-shape in human well-being », The Proceedings of the National Academy of Sciences USA, 109 (2012) n° 49, p. 19949-19952.

[11] Jean-Paul II, Lettre encyclique Veritatis Splendor sur quelques questions fondamentales de l’enseignement moral de l’Église, 6 août 1993, n. 112, § 2.

[12] Cf. Hannes Schwandt, « Unmet aspirations as an explanation for the age U-shape in wellbeing », Journal of Economic Behavior & Organization, 122 (2016), p. 75-87.

[13] Sur ce sujet, on ne saurait assez recommander l’une des rares études faites sur le devenir de l’idéal chez les religieux : Luigi M. Rulla, Antropologia della vocazione cristiana. I. Basi interdisciplinari, Casale Monferrato, Piemme, 1986 ; Luigi M. Rulla, Franco Imoda et Joyce Ridick, Antropologia della vocazione cristiana. II. Conferme esistenziali, même éd., 1986. Un bref résumé se trouve dans le petit ouvrage écrit en français de Franco Imoda, La hauteur, la largeur et la profondeur… (Ép 3,18). Exercices spirituels et Psychologie, Cahiers de Spiritualité Ignatienne n° 31, Sainte-Foy (Québec), 1992, p. 37-46.

[14] Faut-il rappeler qu’elle constitue l’enseignement le plus important du dernier concile (Lumen gentium, chap. 5) ?

[15] Cf. Jonah Berger & Devin Pope, « Can losing Can Losing Lead to Winning? », Management Science, 57 (2011) n° 5, p. 817-827.

[16] Daniel Pink, Le bon moment. La science du parfait timing, 2018, trad. Hélène Florea, coll. « Essai », Paris, Flammarion, 2019 : coll. « Clés des Champs », 2020, chap. 4, ici p. 171-182.

[17] Cf. Minjung Koo & Ayelet Fischbach, « Dynamics of self-regulation: How (un)accomplished goal actions affect motivation », Journal of Personality and Social Psychology, 94 (2008) n° 2, p. 183-195.

[18] Cf. Cameron Ford & Diane M. Sullivan, « A time for everything: how the timing of novel contributions influences project team outcomes », Journal of Organizational Behavior, 25 (2004) n° 2, p. 279-292.

[19] Cf. J. Richard Hackman & Ruth Wageman, « A theory of team coaching », Academy of Management Review, 30 (2005) n° 2, p. 269-287.

9.3.2025
 

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