Le temps de l’épreuve

Face à l’épreuve, il y a trois manières de réagir, qui sont autant de relations au temps.

La première est la sidération. La personne qui souffre est comme abîmée dans le présent. Elle vient d’apprendre qu’un très proche est décédé, qu’elle a un cancer avancé, qu’elle a été trahie par un grand ami ou son conjoint. Le chagrin est immense, intense, inconsolable. La volonté est figée dans l’impuissance et l’intelligence dans l’incompréhension. Le temps semble se figer, se fixer, se réduire au seul moment présent. Aucun espoir ne peut ouvrir l’avenir et amoindrir la peine. Aucun souvenir heureux ne parvient à adoucir le tourment intérieur.

La deuxième réaction qui ne peut venir qu’après, parfois très longtemps après, permet de découvrir que cette épreuve a non pas un sens, mais ce que j’appelle un « sur-sens » [1]. Assurément, une perte, qui est une privation, parfois un accident, n’a pas de finalité, donc pas de signification au sens propre. Toutefois, dans une relecture, la personne en souffrance, et seulement elle, peut lui découvrir une signification a posteriori, donc une signification par surcroît, donc une sur-signification. « Cette personnalité narcissique qui a rongé ma vie au travail pendant des années m’a révélé que ce que j’appelais ‘gentillesse’ était en réalité une mésestime de soi dont cette personnalité, mais aussi d’autres, profitaient ». Cette réaction est donc doublement liée à l’avenir : en sa cause, puisqu’elle est décryptée uniquement après-coup, et en son effet, puisqu’elle ouvre des horizons insoupçonnés et des ressources insues. Ajoutons que ce qui est vrai des épreuves, vaut aussi les événements heureux de la vie. C’est seulement peu à peu qu’un événement fortuit, une rencontre inattendue, qui s’est peut-être transformée en amitié, s’avère être un moment béni qui porte toute son fruit.

Enfin, dans le cas le plus riche et le plus rare, l’épreuve est déchiffrée non plus à partir des fruits à venir, mais à partir du passé. Je dois à Benoît XVI d’en avoir compris la grande portée spirituelle :

 

« Au premier abord, la fin de Jésus sur la Croix avait été tout simplement un fait irrationnel, qui remettait en question tout son message et ce que lui-même représentait. Le récit concernant les disciples d’Emmaüs (cf. Lc 24,13-35) décrit le cheminement qu’ils font ensemble, leur conversation dans une recherche commune. Elle est comme un processus où l’obscurité enveloppant les âmes s’estome peu à peu grâce à l’accompagnement de Jésus (cf. v. 15). Il apparaît évident que Moïse et les Prophètes, que ‘toutes les Écritures’ avaient parlé des événements de cette Passion (cf. v. 26 s) : l’‘absurdité’ se révèle à présent dans toute sa signification profonde. Dans cet événement apparemment dénué de sens, voilà que s’entrevoit en réalité le sens véritable du cheminement humain : le sens remporte la victoire sur la puissance de la destruction et du mal [2] ».

 

La sursignification peut toujours être suspectée de reconstruction falsifiante, voire de fuite dans les arrière-monde. Même si l’herméneutique après-coup est parfois très légitime, elle trouve pleinement son assise seulement lorsqu’elle se fonde sur des signes passés. L’épreuve présente était effectivement annoncée ; mais les prophéties ne pouvaient être comprises qu’une fois l’épreuve survenue. L’histoire sainte, en particulier la mort rédemptrice du Christ, en offre le cas paradigmatique. « Personne ne s’était attendu à une fin du Messie sur une croix [3] ». Mais, une fois qu’il a subi sa Passion, alors certains textes de l’Ancien Testament se sont soudain éclairés d’une grande lumière, en particulier deux d’entre eux : le Psaume 22 et le quatrième chant du Serviteur (cf. Is 52,13-53,12). Sont décrites en détail non seulement les souffrances subies par le Messie, mais sa signification : « il portait le péché des multitudes » (Is 53,12). En retour, « l’émerveillement de la première chrétienté devant le fait que le parcours de Jésus Christ ai pu être prédit pas à pas [4] » a conduit celle-ci à une nouvelle vision de la Bible hébraïque – ce que plus tard, les Pères appelleront lecture allégorique.

Que l’épreuve soit annoncée plusieurs siècles auparavant, avec sa signification (et sa fécondité), ne peut que provenir de celui qui est le maître de l’histoire, c’est-à-dire de Dieu lui-même. Donc, cette troisième relecture à partir du passé caractérise l’histoire du salut et s’opère à la lumière de la foi. Toutefois, elle s’étend analogiquement à nos histoires saintes qui sont aussi providentiellement conduites par Dieu. Tel ou tel événement a pu être mystérieusement annoncé par des signes passés plus ou moins précis. Alors, celui qui le vit, voire le subit, se trouve grandement consolé de savoir que la signification de l’épreuve relue après-coup ne provient pas seulement de cette épreuve, mais aussi des indices qui l’ont annoncé, voire en ont proposé un sens. En revanche, l’herméneutique ne peut bénéficier de la certitude offerte par la Parole de Dieu. Enfin, cette troisième relecture peut se rencontrer encore a minima dans nos histoires humaines. Au moins à trois conditions : que le temps soit court, que l’épreuve ait été infligée par celui qui en a le droit (comme un parent ou un pédagogue), que les signes soient suffisamment limpides pour ne pas être l’occasion d’une emprise.

Trop généraux, ces derniers propos gagneraient à être illustrés. Du moins – et telle est l’intention de ces lignes – offrent-ils une grille peut-être inédite pour réhistoriciser l’épreuve. En effet, une rhétorique inflationnaire sur l’absurdité de la souffrance a interdit toute recherche même de sursens [5]. Or, celui-ci doit se chercher dans une double direction : systémique, en intégrant l’événement traumatique dans un contexte plus large auquel il est relié de mille manières ; historique, et tel fut le dessein de cette trop brève méditation.

Pascal Ide

[1] Cf. Pascal Ide, « Souffrance. Sens et ‘sursens’ », F.O.I. La Passion de l’Unité, revue éditée par la Communauté du Chemin Neuf, 26 (septembre-novembre 2010), p. 22-25.

[2] ,Joseph Ratzinger Benoît XVI, Jésus de Nazareth. Deuxième partie. De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection, trad. inconnue, Paris, Éd. du Rocher et Groupe Parole et Silence, 2011, p. 233-234.

[3] Marius Reiser, Bibelkritik und Auslegung der Heiligen Schrift. Beiträge zur Geschichte der biblischen Exegese und Hermeneutik, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament » n° 217, Tübingen, Mohr Siebeck, 2007, p. 332. Cité Ibid., p. 234.

[4] Joseph Ratzinger Benoît XVI, Jésus de Nazareth. Deuxième partie. De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection, p. 237.

[5] Cf. Bertrand Vergely, La souffrance. Recherche du sens perdu, coll. « Folio. Essais » n° 311, Paris, Gallimard, 1997.

24.5.2022
 

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