Le primat de la charité en théologie morale, le grand ouvrage de Gérard Gilleman [1], eut un impact signifiant à une époque où triomphait encore la morale légaliste ou déontologique [2]. Diagnostiquant une insistance sur le péché et sur l’objectivité, voire sur l’abstraction, son intention est de « mettre en valeur l’élément implicite, subjectif et concret de notre activité morale [3] ». Pour cela, il revisite la théologie morale de saint Thomas et montre qu’elle est tout entière animée par la charité. Même s’il ne découvre pas encore le primat du bonheur, donc s’il n’opère pas le tournant téléologique qu’a permis Servais Pinckaers, du moins il réintroduit, par le biais de la charité, le dynamisme finalisateur au sein de la morale. En effet, l’amour-charité est, selon Gilleman, une tendance spirituelle profonde de l’homme. Située entre la première partie historique et la troisième partie pratique (les applications), la deuxième partie – centrale au sens propre et figuré –, se présente comme à la fois méthodologique (c’est ce qu’exprime le sous-titre) et spéculative (c’est-à-dire systématique). Elle est structurée à partir du syllogisme suivant :
« L’acte moral » est la « médiation de notre tendance spirituelle profonde » (chapitre 1). L’auteur le montre en partant de la structure de la connaissance vivante qui est affective, tendancielle (I), puis remonte de notre action à la tendance foncière (II) et, de là, à notre tendance spirituelle profonde (III).
Or, « notre tendance spirituelle profonde est l’amour-charité » (chapitre 2). L’auteur le démontre encore par un polysyllogisme : « notre être est tendance » (I), c’est ce qu’atteste l’expérience intérieure ; or, « cette tendance est un amour » (II) ; or, dans le chrétien, cet amour est charité » (III).
Donc, l’acte moral est médiation de la charité ; ou, plus précisément : « l’acte moral vertueux » est « médiation de la charité » (chapitre 3). Gilleman ajoute donc à sa conclusion l’aspect « vertueux », ce qui justifie le développement d’un chapitre entier. En effet, la charité n’est médiation de l’acte que par un nouveau metaxu, la vertu. Ce point est montré en général (I), puis appliqué à la charité (II) en ses différents rôles vis-à-vis des autres vertus : a) objectif et explicite : à l’égard des fins terrestres ; à l’égard des fins célestes ; b) subjectif et implicite : les vertus sont subordonnées à la charité et quant à la cause efficiente et quant à la cause finale : la charité exerce un double rôle, efficient et final, à l’égard de toute action morale.
Par conséquent, la charité n’est pas seulement la forme de toute vertu, comme le dit classiquement Thomas, mais la médiation de tous nos actes humains. Et c’est en cette doctrine novatrice que réside l’apport inédit du père Gilleman.
Mais celui-ci va plus loin, décloisonnant morale et spiritualité de manière salutaire. En effet, la charité est une participation à la charité du Christ ; or, la philanthropie du Christ est elle-même le prolongement économique de l’amour trinitaire, de l’amour dont les Personnes divines s’aiment mutuellement ; par conséquent, notre charité est une communication de l’amour intra-trinitaire ; et puisque la charité informe toute la vie morale, celle-ci est communion avec Dieu et avec le prochain ; elle est une « généreuse communion [4] ». Laissons-lui la parole :
« l’amour est une puissance de communion aux autres, tendant à constituer une société spirituelle, à l’imitation de la société trinitaire et cette invitation de l’amour s’est approfondie jusqu’à l’infini, quand la charité est venue mettre dans notre amour l’intimité inouïe de la vie même de Dieu, non plus seulement participée par la créature, mais directement communiquée [5] ».
Il reste à notre auteur de montrer comment toute la vie morale spéciale est informée et transformée par la charité. Tel est l’objet de la troisième partie.
Par cet ouvrage décisif, le père Gérard Gilleman montre que la théologie morale se structure en son entier à partir de la dynamique ternaire du don : réception (don 1), appropriation (don 2) et donation (don 3). En effet, non seulement il montre, ce qui est classique, que nous sommes appelés au don total de nous-même dans la charité et que cette charité est l’âme de tout acte vertueux (don 3). Mais il enracine cette générosité dans la communication divine : « tout le surnaturel ne signifie autre chose qu’une communication plus intense de ‘l’Être vivant’ lui-même » et « la grâce sanctifiante […] nous donne d’aimer [6] » (don 2). La conséquence en est le respect du don 2 :
« [la charité] nous communique la force de pousser ce dégagement de tout égoïsme jusqu’à une générosité héroïque où l’abnégation la plus complète mène à une communion totale ; non pas perte du vrai moi, mais son ouverture et sa libération presque parfaite [7] ».
Pascal Ide
[1] Gérard Gilleman, Le primat de la charité en théologie morale. Essai méthodologique, coll. « Museum Lessinaum-Section théologique » n° 50, Paris-Bruxelles-Bruges, DDB, 21954.
[2] Cf., par exemple, Vincent Leclercq, « Le primat de la charité de Gilleman et la Conscience de Carpentier : le renouveau théologal de la vie morale », Studia Moralia, 44 (2006) n° 2, p. 353-375.
[3] Gérard Gilleman, Le primat de la charité en théologie morale, p. 72.
[4] Ibid., p. 199.
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 162.
[7] Ibid., p. 165. C’est moi qui souligne.