L’abduction, une troisième forme de raisonnement

Le scientifique et philosophe américain Charles Sanders Peirce (1839-1914) distingue trois grandes formes de raisonnement : la déduction, l’induction et l’abduction – donnant à ce dernier terme, d’origine médicale, un sens inédit que nous allons exposer dans un instant. Nous avons eu récemment l’occasion de nous prononcer sur l’abduction, soit directement, en proposant d’en faire une forme de raisonnement par analogie [1], soit, indirectement, en traitant de la sérendipité [2]. Cette note complète et corrige le bref exposé de L’art de penser. Elle permettra aussi de se pencher sur un processus de pensée qui, après avoir occupé son « découvreur » pendant toute sa vie intellectuelle [3], retient de plus en plus l’attention des chercheurs depuis 2005 [4].

Après avoir brièvement présenté ce qu’est l’abduction (1), nous l’exposerons de manière comparative et systématique (2) et en montrerons quelques applications fécondes (3).

1) Exposé

a) Énoncé

Connu pour être, avec William James, l’un des fondateurs du pragmatisme, Pierce est l’inventeur de la notion d’abduction. De son temps, il était habituel de distinguer deux espèces d’argumentation, déduction et induction, la première allant de l’universel au singulier (ou au particulier), la seconde procédant à l’inverse des singuliers à l’universel. Il propose de substituer à cette distinction bipartite une tripartition, ajoutant aux deux types précédents de raisonnement, la susdite abduction :

 

« Une abduction est une méthode pour former une prédiction générale sans assurance positive qu’elle réussira dans un cas particulier ou d’ordinaire, sa justification étant qu’elle est le seul espoir possible de régler rationnellement notre conduite future, et que l’induction fondée sur l’expérience passée nous encourage fort à espérer qu’à l’avenir, elle réussira [5] ».

b) Exposé plus déductif

Cette répartition est, pour Peirce, l’application de sa fameuse théorie des catégories. On le sait, Aristote a exposé une répartition des dix grands genres de l’être ou catégories et, à sa suite, Kant une table de douze catégories. Ayant lu ces philosophes (ainsi que Hegel), Peirce s’est essayé à une nouvelle liste, limitée à trois catégories universelles. Il la présenta pour la première fois à l’Académie américaine des arts et des sciences, alors qu’il était âgé de 27 ans, dans une communication intitulée : « Une nouvelle liste des catégories » [6]. Il les qualifie de phanéroscopiques car il s’agit des manières dont l’homme voit ou appréhende les phénomènes. Par la suite, Peirce s’en est constamment inspiré, en particulier pour élaborer la philosophie pragmatique. C’est ainsi que l’écrit fondateur de ce courant, How To Make Our Ideas Clear, fonde la distinction des trois niveaux de clarté sur ces trois catégories [7]. Il en est de même pour les trois types d’argumentation. L’article de 1868 étant ardu et dense, résumons ses acquis en un tableau synoptique [8] :

 

Nom

Caractérisation

Expérience

Quantification

Définition technique

Valence ou logique

Raisonnement

« Priméité » (Firstness)

Qualité du ressenti

Idées, chance, possibilité

Floue

« Quelques »

Référence à un motif [9]

Essentiellement monadique

Déduction

« Secondéité » (Secondness)

Réaction, résistance, relation (dyadique)

Faits bruts, réalité (ou actualité)

Singularité, discontinuité

« Ceci »

Référence à un corrélat (par son rapport).

Essentiellement dyadique (le rapport et le corrélat).

Induction

« Tiercéité » ou « Troisièmeté » (Thirdness)

Représentation, médiation

Habitudes, lois, nécessité

Généralité, continuité

« Tout ».

Référence à un interprète

Essentiellement triadique (signe, objet, interprétant)

Abduction

c) Exposé plus descriptif

Avouons-le, cette répartition demeure générale et assez abstraite. Il est plus pédagogique d’exposer l’abduction à partir des faits [10] et, puisque Peirce convoque l’abduction pour en faire l’origine des grandes découvertes scientifiques [11], empruntons un exemple à l’histoire de celles-ci. Le prochain paragraphe ajoutera d’autres critères de classification.

L’astronome Kepler a appris de ses prédécesseurs, à commencer par Ptolémée, que les orbites des planètes sont circulaires. Or, observant l’orbite de Mars, il constate qu’elle passe par deux points qui ne peuvent être ceux d’un cercle. Comme cette figure géométrique a un centre et l’ellipse, deux, il passe de ce cas singulier à une loi générale qui n’a encore que statut d’hypothèse : l’orbite d’une planète est ellipsoïdale (et non pas circulaire). Or, ce raisonnement n’est ni une induction, puisqu’il ne généralise pas des observations singulières, ni une déduction, puisque, à l’inverse, il ne résulte pas d’une loi universelle. L’argumentation de Kepler est donc originale. Comme le nom est signe du concept, la nouveauté de ce raisonnement requiert la nouveauté de sa dénomination. Par comparaison avec les autres noms d’argumentation et non sans lorgner du côté d’Aristote, Pierce parle d’abduction.

Pour mieux montrer le ressort de l’abduction, empruntons un exemple à la vie quotidienne [12] et mettons-le sous forme de raisonnement :

 

« S’il pleut alors je prends mon parapluie.

Or, j’ai pris mon parapluie ».

 

Que peut-on tirer de ces deux prémisses ? Du point de vue des lois de la déduction (dont nous allons reparler), rien (en l’occurrence, je ne peux conclure de manière rigoureuse et assurée : « Il pleurt ». En effet, je peux prendre mon parapluie même s’il fait beau ou encore beau. En revanche, un esprit observateur pourra considérer cet événement comme signifiant, voire être particulièrement attentif à ce décalage entre le beau temps et le parapluie, ou bien, s’il n’a aucune connaissance du temps, y lire un signe, ce qui le conduit, par abduction, à la conclusion hypothétique : « Il pleut ». Dès lors, celle-ci peut se formaliser dans le langage naturel : « Étant donné un fait (ou une affirmation) B et la connaissance que A implique B, alors A est une hypothèse d’explication de B ».

L’essentiel provient donc de la proposition universelle, de la loi : « A implique B ». Une coïncidence jusqu’ici insignifiante surgit soudain, émerge comme une possibilité douée d’une signification, porteuse d’une détermination qu’elle ne possédait pas avant.

2) Reprise systématique

Tel étant le fait, à savoir le raisonnement abductif, comment en rendre compte de manière systématique ?

a) Refus de réduire l’abduction à une intuition

Par l’abduction, Pierce cherche à rendre raison du raisonnement sous-tendant l’invention. Or, celle-ci surgit à l’improviste comme un flash, qui sont autant de caractéristiques de l’intuition. Donc, l’abduction est une forme d’intuition.

Nous répondrons qu’il faut distinguer l’origine et l’achèvement. [13] l’intuition s’oppose au raisonnement. Si donc nous réduisons l’abduction à l’intuition, nous nions le propos du philosophe américain qui en fait une forme d’argumentation. Dans le langage naturel ou courant : « si on sait A et si on sait que de B découle A, alors on infère B ». Formalisons le raisonnement :

 

A

B => A

Donc B

 

Voilà pourquoi certains parlent d’inférence abductive [14] ou d’inférence de la meilleure explication [15]. Avec l’humour qui le caractérise, Umberto Eco l’appelle « méthode du détective » [16]. De fait, si le sémioticien italien l’applique à Sherlock Holmes, un autre chercheur en fait l’approche de Maigret [17]. Autant d’expressions attestant que l’abduction met en forme systématique ce que la seule intuition créatrice dit et vit de manière ramassée, condensée.

b) Refus de réduire l’abduction au syllogisme

Il pourrait sembler que l’abduction soit une forme d’enthymème qui est lui-même un syllogisme amputé ou fondé sur un signe. D’ailleurs, hapagôgè que Tricot traduit par « abduction » est, pour Aristote, « une connaissance simplement approchée [18] ». En fait, même si le signifiant est le même, les signifiés sont clairement différents.

Nous avions aussi émis l’hypothèse que l’abduction soit une forme de raisonnement par analogie, qui est lui-même la concaténation de deux syllogismes. En fait, nous allons voir que la similitude est l’une des voies explicatives de l’abduction, mais n’est pas la seule.

Enfin, l’abduction n’est pas la déduction. En effet, la déduction raisonne ainsi en logique mathématique :

 

B implique A (B => A)

Or, j’observe ou j’affirme B

Donc, je conclus A

 

Mais, nous venons de voir que l’abduction procède à l’inverse. Par conséquent, les règles même de la déduction ne permettent pas de reconnaître l’abduction comme étant valide.

Ajoutons que la déduction n’est pas le syllogisme. La première relève de la simple application d’une loi universelle (« Tous les hommes sont mortels ») à une énonciation singulière (« Socrate est un homme »), alors que le second manifeste la raison unissant le sujet et le prédicat d’une problématique. Dès lors, double est la différence : quant à l’extension, puisque le syllogisme se meut dans le même ordre d’universalité ; et surtout quant à la compréhension, puisque la déduction n’éclaire pas la cause du lien entre les termes de la conclusion. Mais, quoi qu’il en soit de cette clarification, le raisonnement par lequel l’esprit humain émet une hypothèse n’épouse pas la forme du syllogisme.

Nous répondrons ensuite que l’expérience montre que celui qui procède par abduction a bien l’expérience de raisonner, c’est-à-dire de passer d’un point à un autre (troisième opération de l’esprit), et non pas seulement d’en rester à un jugement (deuxième opération de l’esprit) ou la saisie d’un complexe (première opération de l’esprit).

c) Différents traits caractéristiques

Différentes données permettent à la fois de mieux approcher ce qu’est l’abduction et de la différencier des deux autres raisonnements.

Le point peut-être le plus décisif est le suivant. Le raisonnement abductif permet de rendre compte du processus de pensée à l’origine du surgissement de la nouveauté. Il est important de mesurer l’originalité du propos. Le xixe siècle est le siècle du triomphe de la science. Or, ainsi que Kant l’a bien montré, la nature était considérée comme le lieu même du déterminisme : la nature est à l’homme ce que la nécessité est à la liberté. La science qui déchiffre la nature est donc régie par des lois nécessaires. En regard, de manière remarquablement lucide et novatrice, Peirce observe et affirme dès 1868, non seulement que « la nature n’est pas régulière », mais que les irrégularités sont « infiniment plus fréquentes » que les événements ordonnés et uniformes [19]. L’abduction reflète donc dans le sujet le caractère aléatoire de l’objet qu’est la nature. Elle constitue l’écho de la contingence de la nature, comme la déduction et l’induction le sont de sa nécessité.

Plus précisément, l’abduction rend compte non pas seulement du possible, mais du plausible, autrement dit opère un tri. En effet, reprenant l’homologie entre sujet connaissant et objet connu, à côté de la distinction entre possible et nécessaire précédemmement opérée, nous distinguerons le possible du plausible. Or, de même, à côté du processus seulement aléatoire, donc indéterminé, se trouve un processus signifiant qui opine vers une plus grande détermination. Le vocabulaire courant en porte la trace qui distingue hasard et chance ou hasard heureux. Et, dans notre article sur le hasard, nous avons parlé du « sursens » du hasard. Ainsi, l’abduction met en forme un début de corrélation que la chance ou le hasard heureux laisse pressentir. Disons-le autrement. Si l’intelligence humaine devait prendre en compte tous les possibles ou tous les hasards, c’est-à-dire toutes les rencontres, elle serait confrontée à un mauvais infini qui l’accablerait au risque de la rendre folle. L’abduction permet de sélectionner des possibles plausibles que, dans un second temps, la raison testera par induction et (puis, par) déduction.

Du point de vue non plus de l’objet, mais du sujet, soulignons un point. Nous avons vu plus haut que l’abduction naissait lors de la rencontre de deux faits. Précisons que cette rencontre procède de deux manières : soit de manière extrinsèque, par simple rapprochement (spatial ou temporel), autrement dit par contiguïté ou contact ; soit de manière intrinsèque, par une similitude entre les deux faits. Or, l’imagination associe selon ces deux modes : contiguïté et similitude. D’ailleurs, le rêve qui est d’abord un acte de l’imaginaire procède selon deux processus, la condensation et la symbolisation, qui sont les applications de ces deux lois, et l’inconscient, qui lui aussi est d’abord une propriété de l’imagination (et non une faculté ou une instance) et est structuré comme un langage (Lacan), joue par métonymie et métaphore. Voilà pourquoi, contrairement aux autres raisonnements, l’abduction convoque l’imagination : « L’abduction est […] un raisonnement ‘imaginatif’ faisant appel à nos connaissances [20] ».

La tripartition des raisonnements permet aussi d’inviter les sentiments apparemment si étrangers à la froide logique. Bien entendu, les auteurs le soulignent abondamment, l’abduction naît toujours de l’étonnement. Or, si saint Thomas ne fait de celui-ci qu’une espèce de peur, Descartes lui offre une place prééminente, puisqu’il ouvre tout le traité des Passions. Et quel logicien n’a pas un jour éprouvé la joie de faire jaillir la lumière médiatisant deux concepts et n’a-t-il pas été apaisé en rassemblant les faits permettant d’advenir à une proposition universelle ?

d) Tableau récapitulatif

De ce trait central découlent les autres caractéristiques de l’abduction que nous allons rassembler dans le tableau suivant.

 

 

Déduction

Induction

Abduction

Du point de vue du sujet

Facultés de l’homme

Raison

Sensation et raison

Imagination et raison

Affects

Soit neutre, soit paix de la mise en ordre, soit joie de la forme rigoureuse

Surprise

Du point de vue de l’objet

Nouveauté

N’introduisent pas de nouveauté, mais formalisent le connu

Introduit de la nouveauté

Détermination

Des processus déterminés

Un hasard qui fait sens

Logique

Forme de l’argument

Du principe au conclusion

Des faits à la loi

Des effets (signes) à l’hypothèse

Modalité de la conclusion

Certaine

Probable

Possible, voire plausible

Résonance cosmologique

Temps

Moment ou temps prolongé

Instantané ou temps très bref

Espace

Fermé par le bas

Fermé par le haut

Ouvert

Résonance anthropologique

Trois formes d’esprit

Centrée sur la cohésion

Centrée sur l’observation

Centrée sur l’invention

Gestalt et horizon d’attente [21]

En continuité

En rupture

Résonance métaphysique

Même et autre

Pôle parménidien intelligible

Pôle parménidien sensible

Pôle héraclitéen de l’autre

Beauté

Harmonie

Intégrité

Lumière (lumen)

Amour

La communion

Philia

L’initiative

Agapè

La rencontre

Érôs

Résonance théologique

« Sensibilité » ecclésiale

Herméneutique de la seule continuité et attention à la verticalité de Dieu (« conservateur »)

Herméneutique de la rupture et attention à l’horizontalité du monde (« progressiste »)

Attention à la nouveauté et l’immédiateté de l’action de l’Esprit (Renouveau)

Trinitaire

Père

Fils

Esprit-Saint

 

Certains traits, étonnants, méritent un commentaire. Habituellement, on relie l’abduction et l’esthétique à l’exclusion des deux autres raisonnement. Pour reprendre l’exemple ci-dessus, l’on affirmera que Copernic a choisi le modèle de l’ellipse aussi pour sa beauté, elle-même corrélée à la simplicité de la figure géométrique, et a refusé le modèle ptolémaïque des épicycles, toujours plus complexe, boursouflé et inélégant [22]. En fait, je crois plus précis de nouer les différents raisonnements à la beauté, pour peu que l’on se souvienne de la doctrine scolastique qui lui attribuait trois notes : intégrité, harmonie et lumière, les deux premières étant parfois regroupées sous l’unique trait qu’est la species ou figure (Gestalt). Dès lors, il est possible de proposer une corrélation biunivoque entre ces notes et les trois raisonnements : l’induction vise la complétude ou l’intégrité, la déduction (et, plus encore, le syllogisme) introduit une harmonie ou un équilibre entre les propositions, l’abduction relève de la fulguration qui excède la mesure de la species.

Je me suis aussi permis d’introduire des correspondances, qui sont autant de mises en résonance, avec la cosmologie, l’anthropologie et même… la théologie. Les trois raisonnements ne permettraient-ils pas de notifier trois formes d’intelligence, voire d’esprit, respectivement centrées sur la cohésion, l’observation et l’invention – et de pointer leur risque si, trop unilatérales, elles ne sont pas complétées par les autres ? C’est ainsi que le goût pour la déduction peut conduire à la psychorigidité, celui pour l’induction à la dissémination (liquide), celui pour l’abduction à l’anarchie.

Comment ne pas songer à la métaphysique de l’amour ? En effet, considéré systémiquement, c’est-à-dire comme interaction interpersonnelle, l’amour commence toujours par une rencontre (secrètement attisée par le désir) qui, faisant sens, se poursuit par une initiative (le beau risque d’aimer qu’est la donation) et s’accomplit dans un engagement mutuel (la communion amicale). Or, l’abduction naît de la rencontre, l’induction de l’initiative vers le principe et la déduction, mieux, le syllogisme, de l’achèvement qu’est la communion.

Pourquoi ne pas oser une analogie trinitaire ? Si l’on ne peut douter de l’appropriation de l’abduction à l’Esprit qui fait toutes choses nouvelles, qu’en est-il des appropriations des deux autres raisonnements ? Plusieurs convenances rapprochent le Père de la déduction (l’ordre à partir d’un principe) et le Fils de l’induction (comme l’obéissance ou la réponse). Mais d’autres raisons pourraient plaider différemment. Et les points de contact demeurent plus tangentiels que radiaux. Ce flottement est un signal. Comme pour les autres rapprochements et plus encore pour l’analogie trinitaire (le, il faudra se rappeler qu’il s’agit de correspondances et de convenances, appliquées de manière graduée, partiellemente déficiente.

3) Quelques conséquences

Multiples sont les conséquences de cette riche découverte qu’est l’abduction. N’en soulignons que quatre.

a) Une formalisation de l’heuristique

Il peut sembler paradoxal de structurer logiquement la découverte (que l’heuristique prend pour objet), voire contradictoire de raisonner ce qui est intuitif, de réduire l’apparition surprenante du nouveau au déjà connu. D’ailleurs ne serait-ce pas réduire l’abduction à la déduction ? Mais on comprendra qu’il ne s’agit pas de donner des règles permettant de repérer de manière déterminée et assurée les universels latents dans les événements, mais seulement d’approcher le type de raisonnement qui est replié dans l’intuition créatrice. Pour le dire autrement, notre propos concerne la forme de l’inférence abductive et non sa matière.

Une conséquence en est que l’on peut et même l’on doit élargir les champs d’application de l’abduction. En effet, il est coutumier d’en faire le raisonnement par excellence du médecin [23], du policier, donc de l’homme de l’art, voire de l’artiste, ainsi que le premier temps de la démarche scientifique inventive (l’hypothèse avant la théorie). Or, contrairement à une vision courante de la philosophie, que l’on réduit soit à sa formalisation (aujourd’hui, la philosophie analytique ou, autrefois, la philosophie néoscolastique), soit à ses descriptions, donc ses inductions (la phénoménologie), la philosophie, y compris la métaphysique, procède aussi par intuition, par invention, donc par abduction. Par exemple, souvent Paul Ricœur présente ses énoncés sous la forme d’hypothèse qu’il souhaite soumettre à la sagacité de son lecteur. Osons même étendre l’abduction à la théologie. Ici, la résistance est autre : l’intellectus fidei n’est-il pas normé par l’auditus fidei ? Mais l’intelligence, même théologique, est aussi « création de concepts ». Elle comporte donc également une part de créativité. Un exemple célèbre retenu par l’hagiographie montre saint Thomas déposer pieusement le manuscrit des questions de la Somme de théologie consacrées à l’Eucharistie sur l’autel, comme pour en recevoir une validation divine. Et l’on sait quelle admirable confirmation le Docteur eucharistique reçut du Ciel. Or, s’il avait été certain, il n’aurait pas agi ainsi. Comme nous avons vu que la plausibilité est la modalité des conclusion abductives, c’est donc que ce que nous lisons aujourd’hui comme un exposé inductif et syllogistique était, pour lui, vécu comme le fruit d’une abduction.

b) Une distinction au sein des abductions

Certains auteurs ont proposé de subdiviser l’abduction en différents sous-raisonnements. Par exemple, Umberto Eco répartit cette inférence en quatre niveaux : l’abduction sur-codée, l’abduction sous-codée, l’abduction créative et la méta-abduction [24]. Un philosophe des sciences, Paul Thagard, élabore une autre classification en quatre types d’abduction [25]. En croisant ces deux typologies, un auteur, D.A. Shum, aboutit à 4 x 4, soit 16 sortes possibles de raisonnement abductif [26].

Pour notre part, nous souhaiterions faire une proposition. Ci-dessus, nous avons osé symboliser les trois raisonnements à partir de trois types de figure spatiale. Précisément, nous avons d’abord distingué la déduction et l’induction, d’un côté, comme des figures fermées (déterminées), et l’abduction, de l’autre, comme une figure ouverte. Puis, nous avons subdivisé les figures fermées selon que cette clôture opérait vers le haut (induction) ou vers le bas (déduction). Ne faudrait-il pas aussi subdiviser les figures ouvertes, non pas tant vers le haut ou vers le bas que selon l’horizontalité et la verticalité ? En effet, nous l’avons vu, l’abduction naît de la rencontre entre deux faits (ou propositions) qui fait sens. Et nous allons dire dans la dernière application que l’abduction est proche de l’induction scalaire qui, elle aussi, introduit de la nouveauté, mais de manière plus normée, puisqu’elle incline vers l’induction. Or, du point de vue de la symbolique spatiale, la rencontre est une causalité par accident qui joint sur le même plan, donc horizontalement, alors que, ascendante ou descendante, l’induction scalaire procède verticalement.

Ajoutons que ce que nous disons de la déduction, qui est quasi-stérile, donc fermée, ne peut s’appliquer au syllogisme qui, par le moyen terme unifiant les deux termes de la problématique, introduit une véritable nouveauté : la cause éclaire d’une lumière nouvelle les deux termes auparavant séparés. Certes, comme l’induction scalaire, cette ouverture est plus contrôlée ; elle n’en demeure pas moins irréductible aux deux termes de la conclusion.

De même que nous subdivisons l’abduction, faudrait-il faire appel au terme complémentaire, lui aussi, d’origine anatomique, adduction, en se fondant sur le sens des prépositions latines qui y sont intégrées ? En l’occurrence, l’abduction (qui s’éloigne de l’origine signifiée par la préposition ab, « par ») serait plus conservatrice et l’adduction (qui tend vers un terme inassignable signifié par la préposition complémentaire ad, « vers ») plus novatrice.

Mais ce que ces distinctions quaternaires gagnent en précision, elles le perdent en résonance. Or, la richesse et la profondeur suggestives des harmoniques résumées dans le tableau synoptique tendrait à nous faire relativiser l’intérêt de ces subdivisions, plus, de la quaternité des raisonnements.

c) Limite de l’intelligence artificielle

Nous touchons ici l’une des principales limites de l’intelligence artificielle. Celle-ci ne peut que repérer des régularités sans pouvoir les trier ou les hiérarchiser. Or, l’abduction découvre du signifiant dans l’aléatoire, donc strie ce qui n’est que lisse. Si l’ordinateur peut simuler la déduction ou l’inducion – je dis bien simule, car, dénuée de capacité intentionnelle, la matière n’a jamais accès au sens –, en fait, il est impuissant à imiter l’abduction. De manière générale, les logiques réductionnistes sont parménidiennes et la logique de l’abduction héraclitéenne.

d) Une relecture de l’induction scalaire

Ce n’est pas le lieu de détailler ici l’induction scalaire [27]. Nous en avons offert une première ébauche dans un article de méthodologie plus global [28] ; nous aimerions un jour la montrer en œuvre par saint Thomas, notamment dans ses deux Sommes, quand il doit déterminer certaines propriétés divines, comme une méthode originale irréductible aux raisonnements formalisés par Aristote ou aux trois voies distinguées par le Pseudo-Denys. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une induction, puisque ce raisonnement a pour intention d’établir une proposition universelle à partir de cas singuliers. Elle est complète, puisqu’elle parcourt systématiquement les différents degrés d’étants (minéral, végétal ou vivant, animal, humain, angélique et divin), croisés avec les ordres de Pascal (qui, en l’occurrence, enrichissent l’approche rationnelle des créatures, d’une perspective surnaturelle). Enfin, elle est qualifiée de scalaire, parce qu’elle s’applique différemment à chaque degré. Autrement dit, l’énoncé de la loi ne s’applique pas univoquement (ce qui nierait la gradation hiérarchique et rendrait peu utile la coûteuse énumération), ni équivoquement (ce qui impossibiliserait la loi), mais analogiquement.

Or, la nouveauté de chaque échelon est émergente, c’est-à-dire indéductible et imprévisible. Puisque l’abduction est un raisonnement qui rend raison de l’apparition de l’inédit, elle se rapproche donc de l’induction scalaire en tant qu’elle formalise la nouveauté, par conséquent, en tant qu’elle est scalaire, mais elle s’en éloigne en ce qu’elle va d’un seul fait à une loi (hypothétique) universelle et conclut seulement de manière possible-plausible. Ainsi, l’induction scalaire est donc comme un intermédiaire (sinon un mixte) entre induction et abduction. Ce faisant, ces procédés inédits s’épaulent mutuellement pour mieux rendre compte du processus inférentiel qui les caractérise.

D’ailleurs, suite aux rapprochements opérés avec le syllogisme, l’on pourrait aussi dire que l’abduction et le syllogisme convergent en tant que ces deux inférences sont ouvertes à la nouveauté et, plus encore, en ce qu’elles sont à la recherche de la cause, mais qu’ils divergent en tant qu’elles concluent diversement (avec possibilité ou certitude) et procèdent aussi diversement (du singulier à l’universel ou de l’universel à l’universel).

Nous voyons donc que les différents types de raisonnement s’enrichissent, se complètent et se corrigent. L’abduction qui se rend sensible à l’universel sommeillant dans le singulier court le risque de la surdétermination et du biais de confirmation. Inversement, l’induction et, a fortiori la déduction, qui sont avertis de l’importance de la validation et de la vérification, pâtissent du péril de ne plus se laisser bousculer par l’exception qui remet la règle en question (déduction) ou de trop se laisser déplacer par elle et de ne jamais oser atteindre l’universel avec parrhésia (induction).

4) Conclusion

Dans notre réédition de L’art de penser, après avoir émis l’hypothèse que l’abduction puisse s’expliquer à partir du raisonnement par analogie, nous avions remis son analyse détaillé à plus tard – « son exploration requerrait d’abord que l’on cerne mieux le chemin conduisant à la découverte » – et en laissant en suspens notre jugement, émettant même l’hypothèse (sic !) que « l’abduction » soit « une espèce inédite de raisonnement ». Aujourd’hui, nous corrigeons donc notre précédent propos et affirmons avec plus de certitude que l’abduction semble être une argumentation originale dont, peut-être, Aristote eut l’intuition (re-sic !), mais dont il n’a pas su rendre compte adéquatement.

Pascal Ide

[1] Cf. Pascal Ide, L’art de penser. Guide pratique, Paris, Téqui, nouv. éd. entièrement refondue, 2023, p. 175-177.

[2] Cf. Pascal Ide, « Le jeu du hasard et de l’amour », Philippe Quentin (éd.), Hasard et création, Colloque de l’ICES, La Roche-sur-Yon, 7 et 8 mars 2022, coll. « Colloques », La Roche-sur-Yon, Presses Universitaires de l’ICES, 2023, p. 80-154, ici p. 150-151. Je n’y parle pas d’abduction, mais celle-ci est mobilisée dans le processus de découverte par sérendipité (cf. Eva Sandri, « La sérendipité sur Internet : égarement documentaire ou recherche créatrice ? », Cygne noir, 1 (2013), p. 6-21. Accessible en ligne le 7 décembre 2023 : https://www.erudit.org/en/journals/cygnenoir/2013-n1-cygnenoir07153/1090992ar.pdf).

[3] Cf. le travail de Kuni T. Fann, Peirce’s theory of abduction, The Hague, Martinus Nijhoff, 1970. Il montre que, de l’aveu même de Pierce, la question du raisonnement en général et de l’abduction en particulier fut toujours centrale dans ses réflexions et ses écrits, depuis 1859 jusqu’à sa mort en 1914. Sur d’autres interprétations récentes de l’abduction chez Peirce, cf. Katia Angué, « Rôle et place de l’abduction dans la création de connaissances et dans la méthode scientifique peircienne », Recherches qualitatives, 28 (2009) n° 2, p. 65-94 ; Chihab El Khachab, « The logical goodness of abduction in C. S. Peirce’s thought », Transactions of the Charles S. Peirce Society : A Quarterly Journal in American Philosophy of the Social Sciences, 49 (2013) n° 2, p. 157-177 ; Alain Létourneau, « Quelques contributions de Peirce à l’épistémologie des sciences sociales », Cahiers de recherche sociologique, 62 (2017), p. 21-44.

[4] « Dans Web of Science (28 juillet 2018) 1600 références ont pour mot-clé abduction, une fois retirés les articles provenant des disciplines reliées à la médecine (mouvement qui écarte une partie du corps du plan médian de celui-ci). Une analyse par date de parution montre un réel engouement à partir de l’année 2005 » (Yves Hallée & Julie M. É. Garneau, « L’abduction comme mode d’inférence et méthode de recherche : de l’origine à aujourd’hui », Recherches qualitatives, 38 (2019) n° 1, p. 124-140, ici p. 136).

[5] Charles S. Peirce, Collected Papers, Cambridge (Massachusetts), The Belknap Press of Harvard University Press, 1933-1967, 2.270 : Écrits sur le signe, trad. Gérard Deledalle, Paris, Seuil, 1978 (coll. « Points », 2017), p. 188.

[6] Charles S. Peirce, « On a New List of Categories », Proceedings of the American Academy of Arts and Sciences, 7 (1868), p. 287-298. Accessible sur le site consulté le 7 décembre 2023 : https://www.bocc.ubi.pt/pag/peirce–charles-list-categories.pdf

[7] Charles S. Peirce, « How To Make Our Ideas Clear », Popular Science Monthly, 12 (janvier 1878), p. 286-302. Accessible sur le site consulté le 7 décembre 2023 : https://courses.media.mit.edu/2004spring/mas966/Peirce%201878%20Make%20Ideas%20Clear.pdf ; trad. « Comment rendre nos idées claires ? », La revue philosophique de la France et de l’étranger, 4 (1879), tome 7, p. 15-25.

[8] Nous empruntons ce tableau à l’entrée américaine « Charles Sanders Peirce » de Wikipédia, consulté le 7 décembre 2023.

[9] C’est-à-dire une pure abstraction d’une qualité.

[10] Pour un exposé pédagogique, outre l’article de Hallée & Julie M. É. Garneau cité ci-dessus, cf. Frédéric Roudaut, « Comment on invente les hypothèses : Peirce et la théorie de l’abduction », Cahiers philosophiques, 150 (2017) n° 3, p. 45-65 ; Sylvie Catellin, « L’abduction: une pratique de la découverte scientifique et littéraire », Hermès, 39, 2004) n° 2, p. 179-185. Ces trois articles sont en libre accès sur Internet.

[11] Cf. Claudine Tiercelin, C. S. Peirce et le pragmatisme, coll. « Philosophies » n° 45, Paris, p.u.f., 1993, p. 96.

[12] Pour un autre exemple tiré de la vie quotidienne, cf. Umberto Eco, De superman au surhomme, trad. Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1993, p. 171-188, ici p. 178-183.

[13] « La suggestion abductive nous arrive comme un éclair. C’est un acte de vue [insight], bien que d’une vue extrêmement faillible. Il est vrai que les différents éléments de l’hypothèse étaient déjà dans notre esprit ; mais c’est l’idée de mettre ensemble des éléments que nous n’avions jamais rêvé de mettre ensemble que la suggestion nouvelle met en un éclair devant notre contemplation » (Charles S. Peirce, Écrits sur le signe, trad. Gérard Deledalle, Paris, Seuil, 1978, p. 245).

[14] Cf. John R. Josephson & Susan G. Josephson (éds.), Abductive Inference: Computation, Philosophy, Technology, Cambridge (Royaume Uni) & New York, Cambridge University Press, 1994.

[15] « Je passe maintenant à l’abduction – ​​inférence vers la meilleure explication [I now move to abduction – inference to the best explanation] » (Elliott Sober, Core Questions in Philosophy: A Text with Readings, Boston, Pearson Education, 2013, p. 28).

[16] Cf. Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, trad. Myriem Bouzaher, coll. « Biblio essais », Paris, Grasset, 1992. Umberto Eco fait remarquer que la méthode de Sherlock Holmes procède le plus souvent de l’abduction, quoiqu’il la pare des noms plus connus et réputés de déduction et d’observation, c’est-à-dire d’induction (cf. « Cornes, sabots, chaussures trois types d’abduction », Id., Les limites de l’interprétation, trad. Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1992, p. 253-285. Cf. Nancy Harrowitz, « The Body of the Detective Model : Charles S. Peirce and Edgar Allan Poe », Umberto Eco et Thomas A. Sebeok [éds.], Dupin, Holmes, Pierce: The Sign of Three, Bloomington, Indiana University Press, 1983 : First Midland Book Ed., 1988, p. 179-197).

[17] Cf. Els Wouters, Maigret : « Je ne déduis jamais ». La méthode abductive chez Simenon, Liège, Éd. du Cefal, 1998.

[18] Jules Tricot, dans Aristote, Organon. III. Les premiers analytiques, L. II, 25, trad. Jules Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 21971, p. 316, note 5. Tout le chapitre est consacré à l’abduction. Sur la relation entre abduction et apagogè, cf. aussi Herman Parret, L’Esthétique de la communication. L’au-delà de la pragmatique, Bruxelles, Éd. Ousia, 1999, p. 93.

[19] Christiane Chauviré, « Aux sources de la théorie de l’enquête. La logique de l’abduction chez Peirce », Bruno Karsenti, & Louis Quéré (éds.), La croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme, coll. « Raisons pratiques » n° 15, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 2004, p. 55-84, ici p. 68. Citant Collected papers of Charles Sanders Peirce. Vol. 5. Pragmatism and pragmaticism, p. 342.

[20] Sylvie Catellin, « L’abduction : une pratique de la découverte scientifique et littéraire », Hermès, 39 (2004) n° 2, p. 179-185, ici p. 181.

[21] Si le concept d’« horizon d’attente » est emprunté à Husserl, c’est Hans-Robert Jauss qui l’applique à l’esthétique de la réception et en fait sa notion centrale. Or, l’abduction provient de la rupture entre le système d’attente et l’expérience nouvelle. Mais cette nouveauté ne peut émerger, c’est-à-dire être perçue, que si une sorte de prescience permet de la percevoir et donc l’inclure dans l’expérience : « L’écart entre l’horizon d’attente et l’œuvre, entre ce que l’expérience esthétique antérieure offre de familier et le changement d’horizon requis par l’accueil de la nouvelle œuvre détermine, pour l’esthétique de la réception, le caractère proprement artistique d’une œuvre littéraire » (Pour une esthétique de la réception, trad. Claude Maillard, coll. « Bibliothèque des Idées », Paris, Gallimard, 1978, p. 58).

[22] « Copernic n’a pas observé les positions des planètes, comme le firent Galilée ou Kepler. Il a imaginé un monde possible dont la garantie était d’être bien structuré, gestaltiquement élégant » (Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, p. 279).

[23] Cf. Christian George, Polymorphisme du raisonnement humain. Une approche de la flexibilité de l’activité inférentielle, coll. « Psychologie et sciences de la pensée », Paris, p.u.f., 1997.

[24] Cf. Ilias Yocaris, « Relativisme cognitif et indétermination sémiotique : abduction et méta-abduction dans l’œuvre romanesque d’Umberto Eco », Cahiers de Narratologie, 20 (2011). En open edition.

[25] Cf. Pek Van Andel & Danièle Bourcier, De la sérendipité dans la science, la technique, l’art et le droit. Leçons de l’inattendu, Paris, Hermann, 2013, p. 83.

[26] Ibid., p. 84.

[27] Nous la qualifions naguère analogique. Or, l’analogie s’oppose à la catalogie comme l’ascendant au descendant. Mais l’induction est une échelle que l’on peut parcourir autant du haut en bas que du bas en haut. Voilà pourquoi nous préférons désormais qualifier cette induction de scalaire.

[28] Cf. Pascal Ide, « Une lecture polysémique de la nature. Trois propositions pour un discours des méthodes », Lateranum, 81 (2015) n° 3, p. 625-652 ; 82 (2016) n° 1, p. 77-119.

18.12.2023
 

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