« C’est l’attention ou […] une intention vivante qui anime l’œil lorsque, s’élançant au-devant des objets, au lieu d’attendre leur impression, il va les pointer, les chercher au loin, et les éclairer, pour ainsi dire, d’une lumière propre, qu’il semble communiquer plutôt que recevoir [1] ».
Günther Anders a rédigé un bref texte intitulé « Sur l’œil » dont la date de composition est inconnue [2]. Très original, cet écrit met en valeur deux observations d’importance qui intéressent une philosophie de l’amour. Ces deux faits, observe notre philosophe, n’ont jamais été pris en compte par « la psychologie de la perception » – et cette inattention le stupéfie presque plus que les faits eux-mêmes.
1) Deux faits inaperçus de la psychologie de la perception
a) Premier fait [3]
Anders énonce ce fait de plusieurs manières. Comparative : « L’œil ne se contente pas, comme l’oreille, de percevoir, mais il montre aussi ». Absolue : « L’œil ne se contente pas de voir [sehen] », « il ‘paraît’ [aussieht] ». Dit autrement, et cette formulation est éminemment suggestive, l’œil est un organe non seulement « récepteur », mais émetteur ». Mais le concept que préfère notre auteur, nous le verrons plus loin, est « jeter » : l’œil est doué d’une « force de projection », il « dispose » d’une « énergie », d’un « pouvoir ».
Le fait selon lequel le regard peut être lancé semble si patent à Anders qu’il se contente d’avance quelques signes : les Italiens parlent des « jettatori », c’est-à-dire des jeteurs de sort. De fait, ajoutons que, pour les penseurs médiévaux (saint Thomas s’en fait l’écho), les sorcières avaient le mauvais œil et pouvaient ainsi jeter un sort par leur regard. Anders note aussi deux autres faits : « la jeune fille de quatorze ans qui a été fixée par un passant » ; « le crapaud fasciné par un serpent ». Voire une série d’actions : un œil peut « capturer », « prendre, « retenir », « ‘établir’, « flatter », « punir ».
L’on pourrait objecter que cette négligence est négligeable. Anders répond par une comparaison. La réception de l’œil est à son émission ce que l’écoute est à la parole. Or, nul psychologue n’a jamais délaissé cette dernière. On répondra que ces deux actes, l’écoute et la parole, renvoient à deux organes différents, la bouche et l’oreille, alors que les deux opérations du regard concernent un seul organe. Anders rétorque que « ce que nous comparons, ce ne sont pas nos organes, mais leurs performances ». Or, « de la même manière qu’à celui qui écoute correspond celui qui voit, à celui qui parle correspond celui qui apparaît, qui lance des regards ». La ressemblance montre combien est criante la carence de la psychologie dans ce domaine.
b) Deuxième fait [4]
Anders continue sur sa lancée, le deuxième fait négligé s’inscrivant dans le sillage du premier : les personnes se regardent dans les yeux. En effet, « l’œil ne se contente pas de voir », il « regarde ». Or, par regarder, notre auteur ne se limite pas seulement à l’attention (regarder, c’est voir attentivement, comme écouter ajoute à entendre l’attention), mais considère « le véritable commercium [échange] dans lequel l’œil entre avec un autre œil ». Autrement dit, « nous ne voyons pas les yeux de nos semblables comme nous voyons des boutons », c’est-à-dire comme des choses.
Pour l’établir, Anders part d’une expression courante, d’autant plus parlante qu’elle existe aussi en français : « nous ne faisons pas que voir des yeux, nous pouvons aussi regarder ‘dans’ les yeux ». Or, « regarder dans les yeux » semble d’abord être une « métaphore ». Mais, spontanément, l’on a tendance à « écarter » celle-ci au nom de « la rigueur scientifique ». Mais ce « serait de la pure et simple paresse ». En effet, « les métaphores doivent être prises au sérieux », car ce sont « les indicateurs de vrais problèmes ». Ensuite, si l’on écarte le préjugé scientifique, cette expression apparaît comme un énoncé non pas figuratif (une métaphore), mais descriptif d’un fait original. En effet, nous considérons comme un fait originaire d’entrer dans une maison. Or, c’est un fait tout aussi originaire de regarder quelqu’un dans les yeux. Seulement, le terme « dans » n’a plus le sens spatial qu’il a dans la première expression : « ‘Se regarder dans les yeux’, cela ne veut pas dire qu’un œil A entre dans un œil B comme un humain A entre dans une maison B ». De plus, « il est indéniable que la désignation poétique des yeux comme ‘fenêtre’ recèle plus de vérité que la plupart des résultats de la psychologie de la perception » (que vise toujours Anders, non sans acrimonie !). Or, par la fenêtre, nous sommes introduits dans un paysage.
Ayant écarté ce sens spatial, comment décrire le contenu signifié par cette étonnante expression et, plus encore, que se passe-t-il lorsque deux personnes se regardent dans les yeux ? Tout d’abord, il y a réciprocité. En effet, « les yeux plongent les uns dans les autres. Et ils le font en même temps ». C’est ce que montre « le regard des amants, les yeux des deux partenaires sont à la fois sujet et objet, ils sont à la fois sondants et sondés ». Ensuite, il y a intersubjectivité (pour employer un terme cher à Gabriel Marcel, mais qui n’est pas présent dans le texte). Cette « identité » est telle qu’on ne peut plus parler de relation simplement « ‘visuelle’ » ou « ‘sensoriel[le]’ », mais « ‘sensuel[le]’, au sens de l’‘intercursus’ », et une note précise qu’Anders relatinise le substantif anglais « intercourse qui désigne les rapports sexuels ». Or, le sensuel et, a fortiori, le sexuel met en jeu la personne elle-même. Ainsi, « ce que les personnes qui se regardent ainsi atteignent mutuellement, ce n’est plus ‘l’image de l’œil’ de l’autre – le plus souvent, on ne la voit même plus –, mais c’est ‘l’autre’ lui-même, que l’œil ouvert rend également ouvert et accessible ». Dit autrement, en regardant l’autre dans les yeux, je ne vois pas des yeux (c’est-à-dire des choses ou des objets), mais une personne (c’est-à-dire que, par et en eux, je pénètre dans beaucoup plus grand, un sujet).
Anders s’objecte aussitôt : « ces descriptions semblet très peu solides, sans valeur scientifique, et relever du dilettantisme ». Il répond avec profondeur : « c’est seulement parce que la réalité elle-même est très peu solide, au sens où elle ne se soucie pas des délimitations que les sciences affectionnent tant ». En effet, les mots et les choses unissent ce que les sciences séparent. Les mots, puisque « la description d’un regard se rapproche de la description d’un rapport sexuel ». Les choses, puisque « dans certaines circonstances, c’est exactement ainsi que se termine un regard ».
c) Conclusion
À travers cet exemple frappant, Anders veut d’abord décloisonner ce que la psychologie des sens a compartimenté, ici, le sens et la « sensualité ». Décidément, cette discipline « a besoin d’une toute nouvelle approche ».
Mais, plus globalement, notre philosophe aspire à « élaborer une approche anthropologique » toute nouvelle » qui établirait « les principales formes d’interaction de l’humain avec le monde ». De ce point de vue, ce projet ne fait-il pas suite, plus encore qu’à celui de l’analytique heideggérienne du Dasein, à celui de l’anthropologie philosophique, ce courant philosophique allemand qui fut fondée dans les années 1920 et 1930, autour des personnalités de Max Scheler (1874-1928), Helmuth Plessner (1892-1985) et Arnold Gehlen (1904-1976) ? Quoi qu’il en soit, cette approche serait centrée sur le thème de l’homme comme animal jacens [« animal jeteur »], c’est-à-dire comme animal émissif [5]. Dès lors, le jet du regard devient « un cas particulier du fait que l’homme est un animal jacens ». Or, cette caractéristique est proprement humaine : « l’animal ne peut se jeter sur quelque chose qu’in toto », alors que l’homme ne jette, ici que son regard, ce qui lui permet de ne pas transformer le sujet (l’autre) en objet. Donc, l’animal jacens relève bien non pas de la biologie, de la seule psychologie, mais de l’anthropologie philosophique.
2) Évaluation
Comment ne pas noter qu’Anders anticipe les analyses de Merleau-Ponty sur le chiasme et l’entrelacs du toucher (les mains touchant-touchées), et les applique, ce qui est beaucoup moins courant, au regard ?
L’on pourrait discuter l’analyse que propose Anders du terme « dans ». Ne confond-il pas le réel et le mot pour le dire ? Or, autant l’expérience de « regarder quelqu’un dans les yeux » est un fait aussi originaire que celle d’entrer dans une pièce, autant la préposition utilisée étant identifique doit-elle, être, non plus univoque, mais analogue. Et, en l’occurrence, l’on est passé d’un sens propre, qui est topographique (et seulement extérieur), à un sens figuré, qui est psychologique (et requiert une intériorité). Peu importe cette analyse linguistique qui demeure secondaire, les faits observés gardent toute leur pertinence et gagneraient grandement à être développés dans une phénoménologie du regard, notamment du regard amoureux. Proposons-en pour finir une brève analyse selon le prisme de l’amour-don.
3) Reprise à la lumière du don
Vous l’avez sans doute noté en passant, Anders emploie le vocabulaire du don pour exprimer le premier fait. Plus précisément, s’il insiste sur la réception, il parle de l’action symétrique comme d’un jet, d’un lancer, d’une émission. Or, tous ces actes évoquent la donation ou la communication, ainsi que le dit Maine de Biran dans la citation en exergue.
Dans le second fait, Anders ne cesse de parler de l’amour. Distinguant le simple fait de voir du fait de regarder, entendu comme commercium, il propose une comparaison : cette différence est aussi fondamentale, dit-il, « que le fait d’‘aimer’ » et le « fait d’‘observer’ ». De même, quand il illustre la réciprocité des regards, il convoque l’exemple du « regard des amants », et nous avons vu combien il corrélait étroitement le commercium des regards avec le commerce sexuel qui devrait être une expression de l’amour. Or, la communion est échange de dons. Par conséquent, autant le premier fait valorisé par notre philosophe parle de la donation (d’ailleurs en relation avec la réception), autant le deuxième fait parle de la communion qui est l’achèvement du don. L’on pourrait même préciser que ce « dans » réciproque renvoie à ce que les mystiques appellent « inhaesio mutualis » – par exemple : « je suis dans le Père, et le Père est en moi » (Jn 14,11).
Les analyses de Günther Anders nous invitent donc à enrichir les quatre actes réciproques d’amour sponsal distingués par Xavier Lacroix (embrasser, échanger un baiser, caresser et s’unir) d’une autre opération mutuelle : le regard, entendu comme croisement des yeux ou commercium des regards. Plus encore, alors que les quatre autres convoquent le toucher, celui-ci est un acte de la vue. Or, celle-ci est le sens du lointain qui précède le rapprochement caractéristique de l’avance de l’amour. Donc, le regard d’amour dont parle Anders est le premier des cinq actes de l’amour. De fait, la littérature l’a longuement mis en scène et la réalité le confirme, l’acte liminaire et inaugural de l’amour est la rencontre des futurs aimants ; et celle-ci se notifie toujours par un regard réciproque : « Leurs yeux se rencontrèrent » [6].
Pascal Ide
[1] Pierre Maine de Biran, Essai sur les fondements de la psychologie, éd. Francis Charles Timothy Moore, dans Œuvres, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, tome 7, 2001, p. 272. Cité n. 3, p. 347 du texte cité dans la prochaine note.
[2] Günther Anders, « Sur l’œil », dans L’humain étranger au monde. Une anthropologie philosophique, trad. Annika Ellenberger, Perrine Wilhelm et Christophe David, Paris, Éd. Fario, 2023, p. 347-350. Les soulignements sont dans le texte.
[3] Ibid., p. 347-348. Je n’indiquerai pas les références de chaque citation, ce qui serait lassant.
[4] Ibid., p. 348-350. De même, je n’indiquerai pas les références par les soucis de légèreté.
[5] Cf. l’essai lui aussi non daté de Günther Anders, « Homo animal jacens », dans L’humain étranger au monde, p. 351-357.
[6] Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman, Paris, José Corti, 1981.